123. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
16 janvier 1770.
Madame ma sœur,
Rien de plus flatteur pour moi que d'apprendre par la lettre de V. A. R. même qu'elle se ressouvient encore avec bonté du court séjour qu'elle a fait dans cette contrée. Vous êtes, madame, comme les dieux, qui, selon l'ancienne mythologie, se contentent de la bonne volonté des hommes; vous êtes satisfaite des faibles hommages qu'on a rendus à vos grands talents, et, fixant vos regards sur l'intention des cœurs, vous n'y avez trouvé qu'un entier dévouement, une admiration infinie, et un désir immense de vous plaire et de vous servir. Voilà les seuls mérites que je puis m'attribuer. J'ai une âme capable de sentir, et c'est toujours quelque chose que de respecter le mérite éminent dans les personnes où le ciel s'est complu de le prodiguer.
Avec cette façon de penser, V. A. R. jugera facilement comment a pu être reçu quelqu'un chargé d'une lettre de sa part; aussi M. Keith a-t-il pensé être embrassé en arrivant. Nous ne nous sommes presque entretenus que de V. A. R.; ce sujet intarissable nous aurait menés si loin, que des jours, des mois et des années n'auraient pas suffi pour l'épuiser. J'ai beaucoup connu le père de ce M. Keith; c'était un des plus honnêtes hommes qu'il y ait, et pourvu d'une mémoire étonnante; je lui ai eu même des obligations personnelles. Que de raisons pour bien recevoir le fils!
Pour ce jeune baron auquel V. A. R. veut bien s'intéresser, il est depuis huit jours au lit, accablé de fluxions et de rhumatismes; il se prépare, madame, à vous renvoyer cet ouvrage merveilleux d'Arachné dont Minerve même aurait été jalouse, et dans lequel on ne saurait s'empêcher d'admirer votre goût, la finesse et l'élégance d'un ouvrage achevé.
V. A. R. s'intéresse avec tant de bonté à la convalescence de ma nièce de Hollande, que je ne saurais assez lui en marquer ma reconnaissance. Je vous avoue, madame, que j'ai été inquiet, et <190>d'autant plus alarmé, que tout le monde m'avait assuré qu'elle avait déjà essuyé la cruelle maladie dont elle a été atteinte. Pour ma nièce de Prusse, je la crois enceinte, madame, par vos ordres; c'est votre présence qui a répandu la fécondité sur une maison prête à s'éteindre; vous avez, madame, présidé à un baptême, et vos bénédictions ont, d'un autre côté, fait concevoir. Ne vous étonnez pas si désormais nous vous invoquons comme Lucine, comme la mère de l'abondance et de la réparation du genre humain.
J'ai lu avec plaisir l'ouvrage du pauvre Gellert, que V. A. R. a eu la bonté de m'envoyer. Heureux les philosophes qui peuvent donner de telles leçons aux souverains, et plus heureux les princes qui savent en profiter! Je ne sais, madame, si j'ose vous envoyer un ouvrage sur un sujet à peu près approchant, qui regarde les mœurs,210-a lu ici, dans notre Académie. Comme il contient quelques idées qui, je crois, n'ont pas encore été développées dans ce sens, je crois peut-être, madame, qu'il pourra vous occuper un moment.
Mais qu'il est triste, après avoir eu le bonheur de vous voir et de vous entendre, de ne pouvoir parler à V. A. R. que par lettres! Je me regarde comme un exilé de votre cour, et j'envie souvent le destin d'une bonne vieille gouvernante et d'une demoiselle de Bünau, qui ont le bonheur de vous approcher. Nous sommes réduits à imiter les Juifs établis hors de la Palestine, qui, ne pouvant aller à Jérusalem, se tournaient vers l'orient, où était leur temple, pour y faire leurs prières. Nous nous tournons vers Dresde, et nous disons du fond de notre cœur : Que bénie soit à jamais cette incomparable électrice! Je ne rapporte à V. A. R. que l'abrégé de notre rituel; elle peut s'en rapporter à des cœurs qui lui sont bien fidèlement dévoués, car je me flatte au moins, madame, pour ce qui me regarde, que vous êtes persuadée de la haute considération et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.
210-a Essai sur l'amour-propre envisagé comme principe de morale. Voyez t. IX. p. VI et VII, et p. 99-114.