191. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.
Le 4 septembre 1775.
Madame ma sœur,
Je prends la liberté de féliciter Votre Altesse Royale sur son heureux retour dans le sein de sa famille, après tous les périls inattendus qu'elle a essuyés en Bavière, et dont les vœux de tous ceux qui lui sont attachés ont partagé ses dangers et sa convalescence. C'est par une suite de ces sentiments que je professe dès longtemps, et qui sont connus à V. A. R., qu'elle daigne avoir trop d'indulgence pour moi. Mais, madame, je ne suis pas le seul qui pense ainsi; toute l'Europe est l'écho qui rend à V. A. R. les mêmes tributs d'admiration que j'ose lui présenter quelquefois. Je vois qu'elle donne à César la préférence sur les conquérants ses émules, et j'ose me déclarer entièrement du sentiment de V. A. R. Il avait un génie supérieur, et il était clément au sein de la victoire. En fait de perfections, il a été dépassé de beaucoup par Marc-Aurèle, qui peut-être, de tous les humains, a poussé la vertu au degré le plus éminent. Aucun philosophe même ne l'a égalé; et qui sait, si Socrate avait été sur le trône, s'il eût eu une âme aussi impassible que celle de ce sage empereur? Malheureusement le moule où la nature a pétri les Marc-Aurèle est perdu; ni la philosophie ni la religion ne servent de frein aux passions fougueuses qui entraînent les hommes dans toutes sortes d'égarements. Que V. A. R. ne m'accuse pas d'adopter le style mystique du prince de Würtemberg. Quoique plus âgé que lui, je suis bien loin de pousser l'austérité et le rigorisme aussi loin que lui. Mes réflexions naissent de mon attachement au bien de l'humanité; les siennes sont celles d'un cénobite.
Je sais, à propos de cénobite, combien le saint-père se trouve gêné dans les mesures qu'il voudrait prendre en faveur des jésuites; il faut respecter son embarras et s'accommoder au temps. Cependant, madame, comme il y a des accommodements avec le ciel,315-a il y en a aussi avec la cour de Rome, et l'on trouvera <284>le moyen, avec quelques modifications, de conserver une compagnie dont les catholiques de mes États ne sauraient se passer sans des inconvénients fâcheux pour leur religion. Je plains le confesseur de V. A. R. de ne pas avoir eu la consolation de voir, avant de mourir, les restes de son ordre réconciliés et réinstitués. Il viendra à présent rendre compte à saint Pierre et à saint Ignace de sa gestion de conscience, et je me représente l'étonnement de ces bons saints, qui lui diront : Comment donc! écureur d'âmes, vous n'avez eu rien à écurer? et lui qui leur répondra : Si vous connaissiez à fond ma pénitente, vous avoueriez, tout grands saints que vous êtes, que vous n'auriez eu que des bénédictions à donner. On fêtera son arrivée en paradis, et l'on boira en vin de Hongrie ou de Champagne la santé de sainte Antonia. Pour moi, je la bois ici sur terre, et je n'en dis rien. V. A. R. pourrait me ranger dans la classe de nos anciens pères, qui ne négligeaient aucune occasion pour boire; ce n'est pourtant pas par ce motif, mais bien par une suite de l'attachement et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.
315-a Voyez ci-dessus, p. 196.