199. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 28 février 1777.



Sire,

Votre Majesté connaît les Obotrites et les Grecs tout autrement que moi, qui ne les connais guère. Elle a illustré la mémoire des uns, et effacé la gloire des autres. C'est donc à vous, Sire, de <293>prononcer sur ce qu'ils valaient, et ce serait à moi de régler mon opinion sur la vôtre. Mais souffrez que je mette une partie de cette opinion sur le compte de votre modestie. J'ai bien de la peine à me persuader que l'enfance du genre humain ait mieux valu que sa puberté, que les Grecs aient été plus heureusement organisés que nous ne le sommes, que, excepté une teinte d'originalité, naturelle à des gens qui travaillaient sans modèle, et surtout excepté leur sculpture et leur éloquence, tout le reste valût nos arts, nos sciences, notre politique et notre guerre. J'y vois bien des grands hommes opérer de belles choses, mais dans un cercle bien étroit, n'ayant que peu d'obstacles à surmonter, ne connaissant point la multiplicité ni la complication de nos intérêts modernes, voyant toute leur petite république ramassée sous leurs yeux dans un coin de l'Europe, et bien éloignée d'embrasser dans un même point de vue les événements des quatre parties du monde, qu'ils ignoraient, de prévoir l'effet qu'un coup de canon tiré dans une anse de la mer du Sud produira, peut-être longtemps après, au fond de la Russie, ou de tenir cette balance à cent bassins où tout intérêt, grand ou petit, est sans cesse pesé par vous autres arbitres du monde politique.

Vous ne sauriez vous figurer, Sire, le plaisir que j'ai senti en vous voyant si zélé défenseur de l'ancienne musique, pour laquelle je romps tous les jours des lances. Il est vrai que je suis toujours battue à plate couture dans le combat, parce que j'ai affaire à des gens qui, n'étant pas nés dans le temps de la bonne musique, n'ont l'oreille accoutumée qu'au nouveau charivari, qui leur paraît beau parce qu'il fait beaucoup de bruit; et il en arrive en ceci comme en bien des choses, que ce qui étourdit surprend l'esprit, et l'empêche de sentir ce qui est essentiellement bon. J'ai chanté à mon clavecin avec un plaisir nouveau le premier air que j'ai chanté dans ma vie; c'est le premier air de Cléofide, de Hasse, Che legge spietata,326-a et j'ai, à cette occasion, renouvelé de cœur et d'âme mon serment de fidélité à l'ancienne musique. Comme elle vous a pour protecteur, Sire, je ne doute <294>point qu'elle ne triomphe à la fin en Allemagne comme en France, où l'on tâche déjà de l'imiter.

Je finis une lettre qui n'est déjà que trop longue, par les vœux que je ne cesse de faire pour la conservation de votre précieuse santé, et par l'hommage de l'admiration sans bornes et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.


326-a Cet air, dont nous transcrivons fidèlement le titre, ne se trouve dans aucune des partitions de l'opéra de Cléofide conservées en manuscrit, soit à Dresde, soit à Berlin.