32. DE D'ALEMBERT.
Paris, 12 septembre 1766.
Sire,
M. de la Grange est arrivé ici le 2 de ce mois, suivant la permission que V. M. lui a donnée de passer par Paris; je l'ai vu tous les jours, et je l'ai trouvé plein de reconnaissance des bontés de V. M., et bien empressé de répondre aux justes idées qu'elle a conçues de lui. Votre Académie, Sire, acquiert en lui non seulement un très-grand géomètre, égal pour le moins à ce que l'Europe possède aujourd'hui de meilleur en ce genre, mais un vrai philosophe, dans tous les sens possibles de ce mot, supé<409>rieur aux préjugés et aux superstitions des hommes, sans ambition, sans intrigue, n'aimant que le travail et la paix, du caractère le plus doux et le plus sociable. Il m'a prié, Sire, de demander à V. M. une grâce qu'il lui sera sûrement facile d'obtenir. M. Euler était directeur de la classe de mathématiques; il paraîtrait assez naturel que M. de la Grange succédât à cette place, puisque V. M. l'appelle pour remplacer M. Euler, qu'il est certainement bien en état de remplacer. Cependant, si V. M. a d'autres vues par rapport à cette place de directeur, M. de la Grange, très-content des quinze cents écus que V. M. veut bien lui donner, n'insistera point sur cet objet; il prie seulement V. M. de vouloir bien nommer le directeur avant son arrivée, afin que la cour de Turin, qui n'a pas voulu le retenir, et qui est pourtant fâchée de l'avoir perdu, ne s'imagine pas que M. de la Grange, en arrivant à Berlin, ait commencé par essuyer un dégoût apparent. Il importe, Sire, à l'avantage des sciences et des lettres, que V. M. protége, de ne pas laisser le plus petit sujet de triomphe contre elles à ceux qui les négligent, et qui voudraient bien qu'elles ne trouvassent pas dans les États d'un grand roi l'honneur et l'asile qu'elles méritent.
Je compte, Sire, que M. de la Grange sera à Berlin vers le 15 d'octobre; son arrivée ne sera point retardée par un voyage très-court que des raisons d'amitié vraiment respectables l'obligent à faire à Londres, parce que M. de la Grange prendra le temps de ce voyage sur celui qu'il me destinait, et que V. M. lui avait permis de me donner, et parce que, d'ailleurs, le trajet de Londres à Berlin par mer sera beaucoup plus court, moins embarrassant et moins dispendieux que le voyage par terre de Paris à Berlin, que la difficulté des chemins, l'incommodité des voitures et l'ignorance de la langue auraient rendu long et difficile.
M. de la Grange m'a parlé, Sire, d'un autre excellent sujet dont il croit que V. M. pourrait faire aisément l'acquisition pour son service militaire, et même, comme par surcroît, pour son Académie. Il se nomme M. le chevalier Daviet de Foncenex, homme de condition et de beaucoup de mérite, surtout dans la partie de l'artillerie et du génie; M. de la Grange est persuadé qu'il serait propre à former en ce genre une excellente école. Il <410>est actuellement sur mer, employé dans la marine du roi de Sardaigne, où il est peu satisfait de son traitement; il sera de retour au mois de novembre. V. M. pourrait s'informer de cet officier par quelqu'un des officiers piémontais qui sont à son service; car M. de la Grange ne voudrait pas lui écrire directement pour cet objet, par des raisons que V. M. comprendra facilement; mais il me paraît persuadé que V. M. ferait en M. de Foncenex une excellente acquisition.
Permettez-moi, Sire, de me féliciter d'avoir enfin pu donner à V. M. des marques de mon attachement et de mon zèle, en procurant à son Académie un sujet qui y sera bien plus utile que moi, et qui est destiné à lui faire le plus grand honneur par ses travaux et ses talents. Mon peu de santé a presque éteint le peu d'ardeur et de génie que la nature m'avait donnés, et il faut que je songe à faire retraite; mais ce qui ne s'éteindra jamais en moi, ce sont les sentiments de reconnaissance, d'admiration, d'attachement inviolable et de profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc.