57. DE D'ALEMBERT.

Paris, 16 juin 1769.



Sire,

Votre Majesté me rassure beaucoup par la dernière lettre dont elle a bien voulu m'honorer, en m'assurant que les coups de poing que se donnent les Russes et les Turcs ne s'étendront pas jusqu'à vos États, ni jusqu'à la France. Je ne sais d'ailleurs ce que V. M. pense de cette savante et glorieuse guerre; il me paraît qu'elle ressemble jusqu'ici à la joute d'Arlequin et de Scapin, qui se menacent avec grand bruit, se donnent quelques coups de bâton, et s'enfuient chacun de leur côté. Ce qu'il y a dans tout <453>cela de plus plaisant, c'est de voir l'imbécile et sublime Porte protectrice du papisme des Sarmates. Cette sottise ne serait que plaisante, si elle ne faisait pas répandre tant de sang. On dit, à propos de pape, que le cordelier Ganganelli ne promet pas poires molles à la société de Jésus, et que saint François d'Assise pourrait bien tuer saint Ignace. Il me semble que le saint-père, tout cordelier qu'il est, fera une grande sottise de casser ainsi son régiment des gardes par complaisance pour les princes catholiques; il me semble que ce traité ressemblera à celui des loups avec les brebis, dont la première condition fut que celles-ci livrassent leurs chiens; on sait comment elles s'en trouvèrent. Quoi qu'il en soit, il sera singulier, Sire, que tandis que Leurs Majestés Très-Chrétiennes, Très-Catholiques, Très-Apostoliques et Très-Fidèles détruiront les grenadiers du saint-siége, Votre Très-Hérétique Majesté soit la seule qui les conserve. Il est vrai qu'après avoir résisté à cent mille Autrichiens, cent mille Russes, et cent mille Français, il faudrait qu'elle fût devenue bien timide pour avoir peur d'une centaine de robes noires. J'avoue qu'elles sont ici plus à craindre.

Voltaire, qui voudrait mieux que la destruction des jésuites, comme V. M. le sait bien, s'est trouvé si bien de sa communion pascale de l'année dernière, qu'il a voulu cette année-ci reprendre, comme on dit, du poil de la bête. Il a pourtant affaire à un évêque de Genève, ci-devant maçon, à ce qu'il prétend, et depuis porte-Dieu, qui voudrait le faire brûler. Il m'assure qu'il n'a point du tout de vocation pour le martyre, et qu'il ne veut point être exposé au sort du chevalier de La Barre; je lui réponds, pour ranimer sa foi, que, selon saint Augustin, dans son homélie sur la décollation de saint Jean, on devient plus propre à entrer dans le royaume des cieux quand on a la tête coupée, parce que l'Évangile dit que pour entrer dans ce royaume, il faut se faire petit,502-a opération que la décollation produit nécessairement.

Je prie V. M. d'être persuadée que je ne l'aurais point importunée de mes plaintes au sujet des calomnies imprimées contre moi dans ses États, si ces calomnies n'avaient regardé l'honnêteté des mœurs, et si je ne savais qu'elles avaient fait quelque im<454>pression à Berlin même. Les princes, Sire, et surtout les princes tels que vous, ont raison de mépriser les calomnies de toute espèce, parce que leurs actions, exposées aux yeux de tout le monde, donnent par elles-mêmes le démenti à la calomnie; mais un particulier obscur n'a pas cette ressource.

J'allai voir il y a deux jours, chez le sculpteur Coustou, le Mars et la Vénus qu'on y fait pour V. M.; ces deux statues sont très-belles; la Vénus est entièrement achevée, et le Mars le sera incessamment.

J'ai eu l'honneur d'écrire il y a quelques jours à V. M., en lui adressant un ouvrage sur les synonymes,502-b qu'elle n'aura peut-être pas encore reçu, et que l'auteur m'a chargé de lui offrir.

On me mande que M. de la Grange a été malade. V. M. devrait lui ordonner de se ménager sur le travail. C'est un homme d'un rare mérite, dont la conservation importe à l'Académie, et qui est bien digne, Sire, des bontés de V. M., par ses talents, par sa modestie, et par la sagesse de sa conduite. Je sais par expérience ce que produit à la longue une forte application; c'est d'éprouver la caducité avant le temps. Puisse la santé de V. M. n'être pas plus caduque que sa gloire! Je suis, etc.


502-a Saint Matthieu, chap. XVIII, v. 4.

502-b Synonymes français, leurs différentes significations, etc., par M. l'abbé Girard; nouvelle édition, considérablement augmentée, etc., par M. Beauzée. A Paris, 1769, deux volumes.