81. DU MÊME.
Paris, 2 août 1770.
Sire,
Quoique l'état de faiblesse où ma tête est toujours ne me permette pas les discussions abstraites auxquelles V. M. se livre avec autant de facilité que de profondeur, je ne puis cependant différer plus longtemps à la remercier très-humblement de l'écrit qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer sur le Système de la nature, et à lui faire part des observations que cet excellent écrit m'a fait naître, observations que je soumets au jugement de V. M., et qui sont bien plus destinées à confirmer ses idées qu'à les combattre.
Rien de plus sage, Sire, et, ce me semble, de plus vrai que les réflexions par lesquelles V. M. débute dans cet écrit, sur le peu de certitude des connaissances métaphysiques. La devise de Montaigne, Que sais-je?548-a me paraît la réponse qu'on doit faire à presque toutes les questions de ce genre; et je pense en particulier, par rapport à l'existence d'une intelligence suprême, que ceux qui la nient avancent bien plus qu'ils ne peuvent prouver, et qu'il n'y a dans cette matière que le scepticisme de raisonnable. On ne peut nier sans doute qu'il n'y ait dans l'univers, et en particulier dans la structure des animaux et des plantes, des combinaisons de parties qui semblent déceler une intelligence; elles prouvent l'existence de cette intelligence, comme une montre prouve l'existence d'un horloger; cela paraît incontestable. Mais quand on veut aller plus loin, et qu'on se demande : Quelle est cette intelligence? a-t-elle créé la matière, ou n'a-t-elle fait simplement que l'arranger? La création est-elle possible? et si elle ne l'est pas, la matière est donc éternelle? Et si la matière est éternelle, et qu'elle n'ait eu besoin d'une intelligence que pour être arrangée, cette intelligence est-elle unie à la matière, ou en est-elle distinguée? Si elle y est unie, la matière est proprement Dieu, et Dieu la matière; et si elle en est distinguée, comment conçoit-on qu'un être qui n'est pas matière agisse sur la <495>matière? D'ailleurs, si cette intelligence est infiniment sage et infiniment puissante, comment ce malheureux monde, qui est son ouvrage, est-il si plein d'imperfections physiques et d'horreurs morales? Pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas heureux et justes? V. M. assure que l'éternité du monde répond à cette question; elle y répond sans doute, mais, ce me semble, dans ce seul sens que, le monde étant éternel, et par conséquent nécessaire, tout ce qui est ne peut pas être autrement, et pour lors on rentre dans le système de la fatalité et de la nécessité, qui ne s'accorde guère avec l'idée d'un Dieu infiniment sage et infiniment puissant. Quand on se fait, Sire, toutes ces questions, on doit, ce me semble, redire cent fois : Que sais-je?; mais on doit en même temps se consoler de son ignorance, en pensant que puisque nous n'en savons pas davantage, c'est une preuve qu'il ne nous importe pas d'en savoir plus.
Quant à la liberté, rien de plus juste, Sire, et de plus philosophique que la définition que V. M. en donne; il me semble que si on voulait s'entendre, on éviterait bien des disputes à ce sujet. L'homme est libre en ce sens que, dans les actions non machinales, il se détermine de lui-même et sans contrainte; mais il ne l'est pas en ce sens que, lorsqu'il se détermine, même volontairement et par choix, il y a toujours quelque cause qui le porte à se déterminer, et qui fait pencher la balance pour le parti qu'il prend. Je conviens d'ailleurs avec V. M. qu'un philosophe qui croit à la fatalité et à la nécessité, et qui en fait la base de son ouvrage, ne doit regarder les criminels que comme des malheureux plus dignes de compassion que de haine; mais je ne crois pas que, dans le système où les hommes seraient des machines assujetties à la loi de la destinée, les châtiments, d'une part, et, de l'autre, l'étude de la morale, fussent inutiles au bien de la société; car dans l'homme-machine même, la crainte, d'une part, et, de l'autre, l'intérêt, sont les deux grands régulateurs, les deux roues principales qui font aller la machine; or, de ces deux régulateurs, le premier est mis en action par les peines exercées contre les coupables, et qui servent de frein à ceux qui voudraient leur ressembler; et l'autre est mis en jeu par l'étude de la morale bien entendue, étude qui nous persuade que notre <496>premier intérêt est d'être vertueux et justes, ainsi que V. M. l'a si bien prouvé dans son excellent écrit sur ce sujet. Sur la religion chrétienne, je serai, Sire, bien aisément d'accord avec V. M.; sa morale est sans doute excellente, et elle aurait dû s'y borner; mais ses dogmes et son intolérance font grand tort à cette morale, avec laquelle ils sont comme amalgamés. Je dis son intolérance, car elle me paraît essentielle à une religion exclusive de toutes les autres, comme la religion chrétienne, qui prétend être la seule manière d'honorer la Divinité, et qui, par une conséquence nécessaire, doit chercher à s'établir par tous les moyens possibles, même en employant la violence, quand elle a le pouvoir et la force en main. Voilà pourquoi la religion chrétienne a fait couler des flots de sang; et je ne puis m'empêcher de la regarder à cet égard comme un des plus grands fléaux de l'humanité.
Je ne dirai, Sire, qu'un mot sur les gouvernements. Je pense que la forme du gouvernement est indifférente en elle-même, pourvu que le gouvernement soit juste, que tous les citoyens aient également droit à sa protection, qu'ils soient également soumis aux lois, et également punis s'ils les violent, que les supplices ne soient pas réservés pour les petits coupables, et les honneurs pour les grands. Quant à Louis XIV, ce serait la matière d'une grande discussion de savoir s'il a fait plus de bien que de mal à son royaume; s'il n'a pas été un fléau pour l'Europe en donnant aux autres princes l'exemple de ces armées nombreuses que les plus sages sont aujourd'hui forcés d'entretenir, et qu'ils emploieraient sûrement plus volontiers aux manufactures et à la culture des terres, si une malheureuse nécessité ne leur liait pas les mains à ce sujet. Je suis bien persuadé que V. M. ne m'en désavouera pas. Je suis, etc.
548-a Voyez t. XIV, p. 20; t. XXI, p. 222; et t. XXIII, p. 191.