125. A D'ALEMBERT.
28 janvier 1772.658-a
J'implore, moi, au lieu des dieux auxquels s'adressait Démosthène, les lois du mouvement, ces principes vivifiants de toute la nature, dont vous avez si savamment calculé les effets, pour qu'ils prolongent en vous, autant qu'il est possible, leur <593>activité, afin que vous éclairiez encore pendant longues années vos contemporains, et nous autres ignorants qui n'avons pas l'honneur d'être géomètres. Je souhaite en même temps que la fortune, déesse à laquelle vous ne sacrifiez guère, répande ses heureuses influences sur vos jours prolongés; car sans le bonheur, la vie n'est qu'un fardeau, et un fardeau souvent insupportable. Si vous me demandez ce que j'entends par la fortune, ce sera tout ce que vous voudrez, le destin, le fatum, la nécessité, en un mot, ce qui rend heureux. Et voilà, non pas pour la nouvelle année, mais pour un grand nombre de suivantes.
J'ai été flatté de l'approbation que vous donnez à ma façon de penser au sujet du Patriarche de Ferney. La postérité éclairée enviera aux Français ce phénomène de la littérature, et les blâmera de n'en avoir pas assez connu le prix. De pareils génies ne naissent que de loin en loin. L'antiquité grecque nous fournit un Homère, c'était le père de la poésie épique; un Aristote, qui avait, quoique mêlées d'obscurités, des connaissances universelles; un Épicure, auquel il a fallu un commentateur comme Newton pour qu'on lui rendît justice. Les Latins nous fournissent un Cicéron, aussi éloquent que Démosthène, et qui embrassait beaucoup d'érudition dans la sphère de sa capacité; un Virgile, que je regarde comme le plus grand des poëtes. Il se trouve ensuite une très-grande lacune jusqu'aux Bayle, aux Leibniz, aux Newton, aux Voltaire; car une infinité de beaux esprits et de gens à talents ne peuvent se ranger dans cette première classe. Peut-être faut-il que la nature fasse des efforts pour accoucher de ces génies sublimes; peut-être y en a-t-il beaucoup d'étouffés par les hasards de la naissance et par des jeux de la fortune qui les détournent de leur destination; peut-être y a-t-il des années stériles pour la production des esprits, comme il y en a pour les semences et pour les vignes. La France, comme vous le dites, se sent de cette stérilité. On y voit des talents, mais peu de génies. Quoique cette stérilité s'aperçoive chez les voisins, ces voisins mêmes n'en sont pas mieux pourvus. L'Angleterre et l'Italie sont languissantes; un Hume, un Metastasio, ne peuvent entrer en parallèle ni avec le lord Bolingbroke, ni même avec l'Arioste. Pour nos Tudesques, ils ont vingt idiomes, et n'ont <594>aucune langue fixée; cet instrument essentiel qui manque nuit à la culture des belles-lettres. Le goût de la saine critique ne leur est pas encore assez familier. J'essaye de rectifier les écoles sur cette partie si essentielle des humanités; mais peut-être suis-je un borgne qui veut enseigner le chemin à des aveugles. Quant aux sciences, nous ne manquons ni de physiciens ni de mécaniciens; mais le goût de la géométrie ne prend pas encore. J'ai beau dire à mes concitoyens qu'il faut des successeurs à Leibniz, il ne s'en trouve point. Quand des génies naîtront, tout cela se trouvera. Je crois cette chance supérieure à votre calcul. Il faut attendre que la nature, libre dans ses opérations, agisse; nous autres pauvres créatures, nous ne pouvons ni réclamer ses efforts, ni prévenir les mouvements qu'elle s'est proposés pour opérer ces productions tant désirables. Il y a encore des érudits; cependant croiriez-vous bien que je suis obligé d'encourager l'étude de la langue grecque, qui, sans les soins que je prends, se perdrait tout à fait?
Vous jugerez vous-même, par cet exposé véridique, que votre patrie ne doit pas craindre encore que les autres nations la surpassent. Pour moi, je bénis le ciel d'être venu au monde au bon temps. J'ai vu les restes de ce siècle à jamais mémorable pour l'esprit humain; tout dépérit à présent, mais la génération suivante sera plus mal que la nôtre. Il paraît que cela n'ira qu'en empirant, jusqu'au temps où quelque génie supérieur s'élèvera pour réveiller le monde de son engourdissement, et lui rendre ce stimulus qui le porte à l'amour de ce qui est estimable et utile à toute l'espèce humaine. En attendant, jouissons du présent, sans nous embarrasser du passé ni de l'avenir. Voyez avec des yeux stoïques tout ce qui peut vous faire de la peine, et saisissez avec empressement ce qui peut vous être agréable; après bien des réflexions, il en faut venir là. Je souhaite de tout mon cœur que les objets du plaisir l'emportent chez vous sur les désagréables, ou que vous vous fassiez illusion à vous-même; car, quoi qu'on en dise, il vaut mieux être heureux par l'erreur que malheureux par la vérité. Sur ce, etc.
658-a Le 20 janvier 1773. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes.)