132. DU MÊME.
Paris, 27 septembre 1773.
Sire,
Je ne crains point d'abuser des bontés dont Votre Majesté m'honore, en prenant la liberté de les lui demander quelquefois pour des personnes dignes de la voir et de l'entendre. De ce nombre est M. le comte de Crillon, colonel au service de France, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M. L'admiration et le respect dont il est pénétré pour les grands hommes, et le prix qu'il sait mettre au bonheur de les approcher, lui fait désirer de rendre à Frédéric le Grand son respectueux hommage, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour vous écouter et s'instruire, et pour puiser des lumières à cette même source où toute l'Europe vient s'éclairer. Le beau nom qu'il porte, Sire, nom si cher à toutes les âmes nobles et honnêtes, serait déjà sans doute une recommandation suffisante auprès du héros dont il espère les bontés. Mais à ce titre estimable M. le comte de Crillon en <608>joint d'autres qui lui sont personnels, et plus faits encore pour toucher un monarque philosophe : des connaissances peu communes à son âge, l'amour le plus vif pour les sciences, pour les lettres et pour l'étude, un mépris profond de toutes les frivolités qui occupent et dégradent si fort la plus grande partie de la noblesse française, une honnêteté de caractère et une simplicité de mœurs dont ses pareils ne lui offrent guère l'exemple, enfin la candeur et la vertu mêmes, jointes à un esprit juste, sage et cultivé. Tel est, Sire, M. le comte de Crillon; et je ne doute pas que s'il obtient de vous le bonheur qu'il en attend, celui de vous faire sa cour pendant son séjour dans vos États, il ne justifie tout ce que j'ai l'honneur de vous dire de lui. V. M. le trouvera digne de ses illustres ancêtres, et destiné à marcher sur leurs traces; si Henri IV donnait à l'un d'eux le nom de brave Crillon, qui est devenu comme son nom propre, j'espère que V. M., quand elle aura connu celui que j'ai l'honneur de lui présenter, l'appellera le sage et vertueux Crillon; ce nom, Sire, en vaudra bien un autre, surtout s'il lui est donné par vous.
M. le comte de Crillon oserait peut-être offrir encore à V. M. d'autres titres pris dans sa propre maison, où les actions de courage et de vertu sont héréditaires. C'était M. le duc de Crillon son père qui commandait au pont de Weissenfels dix-sept compagnies de grenadiers français dont la bravoure mérita les éloges de V. M. Mais M. le duc de Crillon mérita lui-même personnellement dans cette circonstance, par une action digne de ses aïeux, la reconnaissance de tous ceux qui s'intéressent à la conservation des grands hommes. Il avait placé dans une petite île deux officiers qui observaient votre armée lorsqu'on brûlait le pont. Un des deux vint dire à M. le duc de Crillon, qui leur avait recommandé de se tenir cachés, que, s'il le voulait, ils tueraient un général qu'ils jugeaient être le roi de Prusse par le respect que les officiers lui témoignaient. M. le duc de Crillon le leur défendit;676-a il ne savait pas, Sire, en ce moment, qu'il préparait à son fils l'honneur qu'il espère, de voir le plus grand roi de l'Europe, et peut-être le bonheur d'en recevoir un accueil favorable.
<609>M. de Guibert, pénétré d'admiration de tout ce que vous lui avez permis de voir, et surtout de ce qu'il a vu dans V. M., m'écrit qu'il conservera toute sa vie la plus vive reconnaissance de la bonté avec laquelle vous avez daigné le recevoir, et des grâces signalées que vous avez bien voulu lui accorder. M. le comte de Crillon ose se flatter, Sire, d'obtenir de V. M. les mêmes grâces; après avoir admiré le digne chef des troupes prussiennes, il désire ardemment de voir et d'admirer aussi ces troupes si célèbres, qui doivent à V. M. ce qu'elles sont, et qui, sous vos ordres, ont acquis une gloire immortelle. J'ose demander pour lui cette grâce à V. M., comme j'ai pris la liberté de la lui demander pour M. de Guibert, et je lui réponds de la même reconnaissance. Mais, Sire, ce qui me touche encore davantage, c'est que, à leur retour, M. de Guibert et M. le comte de Crillon m'apprennent des nouvelles de V. M., telles que je les attends et les espère. Ces nouvelles satisferont le tendre et profond intérêt que je prends à votre conservation, à votre bonheur et à votre gloire; elles consoleront et encourageront la philosophie, qui, dans toutes ses traverses, a plus besoin de V. M. que jamais, et dont vous êtes par vos écrits et par vos lumières le chef, le soutien et le modèle. Je suis avec le plus profond respect, etc.
676-a Voyez les Mémoires militaires de Louis de Berton des Balbes de Quiers, duc de Crillon. A Paris, 1791, p. 164 et suivantes.