134. A D'ALEMBERT.
16 décembre 1773.
M. de Crillon m'a rendu votre Crillonnade,682-a qui m'a mis au fait de l'histoire de tous les Crillons du comtat d'Avignon. Il ne s'arrête point ici, et poursuivra son voyage en Russie, de sorte que, sur votre parole, je le crois et le prends pour le plus sage des Crillons, persuadé que vous avez toisé et calculé toutes ses courbes, ainsi que ses angles d'incidence. Il trouvera Diderot et Grimm en Russie, tout occupés de l'accueil favorable que l'Impératrice leur a fait, et des choses dignes d'admiration qu'ils y ont vues. On dit que Grimm pourrait bien se fixer dans ce pays, qui deviendra l'asile des Chaumeix682-b et des encyclopédistes.
Il paraît ici un Dialogue des morts dont les interlocuteurs sont la Vierge et la Pompadour.682-c On l'attribue à différents auteurs; je vous l'enverrai, si vous ne l'avez pas. Cependant la crainte de scandaliser vos visiteurs de lettres ou vos illustres commis des postes m'empêche de hasarder le paquet.
M. de Guibert a passé par Ferney, où l'on assure que Voltaire l'a converti, c'est-à-dire, l'a fait renoncer aux erreurs de l'ambition, lui faisant abjurer le métier affreux de bourreau mercenaire, pour le rendre ou capucin, ou philosophe; de sorte qu'il aura déjà publié une déclaration comme Gresset, avertissant le public que, ayant eu le malheur d'écrire un ouvrage de tactique, il s'en repentait du fond de son cœur, en y joignant l'assurance que de sa vie il ne donnerait des règles de meurtres, d'assassinats, de ruses, de stratagèmes et de pareilles abominations. Pour moi, dont la conversion n'est pas avancée, je vous prie de me donner les détails de celle de Guibert, pour amollir mon cœur et pénétrer mes entrailles.
Nous avons ici la landgrave de Darmstadt, qui revient de <615>Pétersbourg, où elle a marié sa fille; elle ne tarit point sur les louanges de l'Impératrice, ni sur toutes les belles fondations que cette princesse a faites dans ce pays. Voilà ce que c'est que de voyager. Pour nous, qui vivons comme des rats de cave, les nouvelles ne nous viennent que de bouche en bouche, et le sens de l'ouïe ne vaut pas celui des yeux. Je fais, en attendant, des vœux pour le sage Anaxagoras, et je dis à Uranie : C'est à toi de soutenir ton premier apôtre, pour maintenir une lumière sans laquelle un grand royaume tomberait dans les ténèbres; et je dis au grand Démiourgos : Conserve toujours le bon d'Alembert dans ta sainte et digne garde.
682-a Le 3 décembre.
682-b Abraham-Joseph de Chaumeix dénonça l'Encyclopédie aux magistrats, et en signala les auteurs comme des impies. Il se retira à Moscou, où il mourut maître d'école.
682-c Voyez t. XIV, p. 1, et t. XXIII, p. 313.