136. DE D'ALEMBERT.
Paris, 14 février 1774.
Sire,
Je ressemble au maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme de Molière;686-a j'ai lu, comme ce grand philosophe, le docte traité <618>que Sénèque a fait de la colère, et je conviens avec V. M., au sujet des jésuites dont elle se fait le général, que s'il n'y avait point de coupables, il n'y aurait point de clémence. On assure d'ailleurs que les jésuites de Pologne ont réparé par leur fidélité pour V. M. le tort déjà un peu vieux des jésuites de Silésie; et V. M. ne saurait mieux faire que de ressembler à Dieu, qui ne veut pas, dit-on, la mort du pécheur, surtout quand il se sauve par la contrition parfaite. Je les crois en effet bien contrits, c'est-à-dire bien fâchés, et d'autant plus fâchés, que, V. M. ayant l'honneur et le bonheur d'être hérétique, ils ne pourront, comme elle l'observe très-bien, qu'être utiles dans ses États, sans y être jamais dangereux, comme ils l'ont été plus d'une fois chez quelques princes qui allaient à la messe et à confesse.
Vous prétendez, Sire, que Diderot ne l'est pas autant. Je ne le nierai pas à V. M.; mais, s'il passe par Berlin, je désire que V. M. lui permette d'approcher d'elle; j'ose l'assurer qu'elle jugera plus favorablement de sa personne que de ses ouvrages, et qu'elle lui trouvera, avec beaucoup de fécondité, d'imagination et de connaissances, une chaleur douce et beaucoup d'aménité.
Je conviens avec V. M. qu'il y a dans l'ouvrage de M. Helvétius bien des opinions fausses et hasardées, bien des redites et des longueurs; que ce sont plutôt des matériaux qu'un ouvrage, et que ces matériaux ne doivent pas être tous employés à beaucoup près. Mais il y a, ce me semble, quelques vérités utiles et bien rendues, et l'ouvrage aurait d'ailleurs quelque prix à mes yeux, ne fût-ce que par la justice qu'il rend à V. M.
Notre siècle, j'en conviens encore avec V. M., ne vaut pas le siècle de Louis XIV pour le génie et pour le goût; mais il me semble qu'il l'emporte pour les lumières, pour l'horreur de la superstition et du fanatisme, pour l'amour des connaissances utiles; et ce mérite, ce me semble, en vaut bien un autre.
M. de Guibert, Sire, n'a point abjuré entre les mains de Voltaire le métier dont il a puisé les leçons dans les ouvrages et les États de V. M.; il espère que V. M. lui permettra de venir encore l'entendre et l'admirer, quand les circonstances le lui permettront, et recevoir ses conseils sur une tragédie faite pour être jugée par des princes tels que vous.
<619>Je suis persuadé de toutes les belles choses que Diderot et Grimm écrivent sur la Sémiramis du Nord. Il me semble pourtant que ces Russes, qui, comme j'ai eu l'honneur de le mander il y a quelque temps à V. M., se laissent manger à Spa par les chevaux, commencent à se laisser manger par les janissaires. Si V. M. ne vient à leur secours pour renvoyer les Turcs et les Russes chez eux, je crains qu'à la fin il n'y ait plus ni Russes, ni Turcs, et ce serait grand dommage. Je me souviens que, après la bataille de Zorndorf, où V. M. avait assommé trente mille Russes, un grand Danois me disait froidement : « Il n'y a pas de mal; il est si aisé à Dieu de refaire des Russes! »
J'ai grand désir de lire le Dialogue dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et dont la bienheureuse Vierge Marie est un des interlocuteurs. Ne pourrait-elle pas trouver quelque occasion de me l'envoyer, sans qu'il passât par les mains des cerbères?
M. le comte de Crillon, Sire, est digne des bontés et de l'estime de V. M. par son ardeur pour s'instruire, par ses connaissances, par ses vertus, et par son respect pour les grands hommes. C'est le sentiment que vous inspirez, et avec lequel je serai toute ma vie, ainsi qu'avec la plus vive reconnaissance, etc.
686-a Acte II, scène III.