146. A D'ALEMBERT.

15 novembre 1774.

J'ai été d'autant plus fâché de la maladie de Catt, qu'elle est d'un genre singulier. Des hémorroïdes qui ne voulaient pas fluer l'avaient mis dans l'état de Tirésias, sans qu'aucune déesse s'en fût mêlée. Les chirurgiens, qui se moquent des maux comme des déesses, prétendent le guérir par l'usage des mouches cantharides qu'on lui applique; il commence à revoir, mais la guérison n'est pas encore complète. Peut-être la Vierge l'a-t-elle puni d'avoir fait copier je ne sais quel Dialogue, et qu'ainsi je suis en partie cause de ce qui lui est arrivé. Ces sottises que je vous envoie ne sont bonnes qu'autant qu'elles amusent celui qui les compose, et qu'elles font rire ceux qui les lisent; ce sont les hochets de ma vieillesse, qui me procurent quelques moments de gaîté.

Je ne sais ce que je puis vous avoir mandé des troubles qui menacent le Sud; mais c'est à Tirésias à les prédire. Moi, pauvre reclus au fond du Nord, je ne sais pas trop ce qui se fera demain, bien moins encore dans un terme plus éloigné. Pour votre jeune roi, il se conduit sagement; ce que j'approuve surtout en lui, c'est la volonté qu'il a de bien faire; voilà tout ce qu'on peut prétendre de lui. Il a une grande tâche à remplir, et il ne pourra <639>suffire à ses devoirs qu'en se mettant bien au fait des choses, et en entrant dans un détail qui lui paraîtra étranger et nouveau, vu l'éducation qu'il a reçue. Que l'ancien parlement revienne, que le nouveau reste, c'est un spectacle qui trouvera en moi un esprit neutre et qui ne décidera qu'après qu'on aura vu la somme du bien ou du mal qui en résultera. Nous autres acataleptiques ne sommes pas gens à précipiter nos jugements; nous sommes convaincus que nos raisonnements nous trompent souvent, et qu'il n'est presque aucune matière qu'on puisse discuter jusqu'au bout. C'est par une suite de ce scepticisme que je vous prie de ne pas ajouter foi légèrement aux calomnies qu'on répand contre nos bons pères; rien de plus faux que le bruit qui a couru de l'empoisonnement du pape; il s'est fort chagriné de ce que, en annonçant aux cardinaux la restitution d'Avignon, personne ne l'en a félicité, et de ce qu'une nouvelle aussi avantageuse au saint-siége a été reçue avec autant de froideur. Une petite fille a prophétisé qu'on l'empoisonnerait tel jour; mais croyez-vous cette petite fille inspirée? Le pape n'est point mort en conséquence de cette prophétie, mais d'un desséchement total des sucs; il a été ouvert, et on n'a pas trouvé le moindre indice de poison. Mais il s'est souvent reproché la faiblesse qu'il a eue de sacrifier un ordre tel que celui des jésuites à la fantaisie de ses enfants rebelles; il a été d'une humeur chagrine et brusque les derniers temps de sa vie; ce qui, avec les débauches qu'il a faites, a contribué à raccourcir ses jours. Voilà la Société justifiée, et ce qui en reste n'aura besoin ni d'arsenal pour le coutelet, ni de pharmacie pour les potions expéditives.

Après avoir fait l'apologie de l'innocence de ces prêtres, il me sera bien permis d'y ajouter celle d'un pauvre officier que je vous ai adressé; je ne m'attends pas qu'on y fasse attention; ni plus ni moins, nous aurons fait notre devoir. Cette abominable superstition est plus enracinée encore en France que dans la plupart des autres pays de l'Europe. Vos évêques et vos prêtres n'en démordront pas si facilement; ce ne sera pas la raison qui les convertira; la nécessité, qui les forcera à ne point persécuter, est l'unique moyen qui reste pour les réduire à la tolérance. Je souhaiterais que ma lettre fût ouverte, et qu'elle tombât entre les <640>mains de votre archevêque; il bénirait Dieu de ce que sa providence ne m'a pas fait naître sur le trône des Velches, et il en aimerait d'autant plus Louis XVI.

Nous jouissons ici d'une tranquillité parfaite, et je me flatte que cette heureuse situation pourra continuer, si l'on est sage. La paix est la mère des arts; il faut que le temple de Janus soit fermé pour les cultiver. C'est le temps que votre sculpteur712-a devait prendre pour venir ici; les morceaux que j'ai vus de sa façon sont élégants et de bon goût. Il trouvera d'abord de l'ouvrage en arrivant; pourvu que sa tête soit aussi sage que ses mains sont adroites, nous nous comporterons fort bien ensemble.

S'il vous faut des vers, en voici; ce seront vos étrennes; cela est bon pour amuser un moment, et voilà tout. Je n'apprends rien de votre santé, ce qui me fait soupçonner qu'elle est bonne; conservez-la soigneusement, c'est l'unique vrai bien dont nous puissions jouir. Personne ne s'intéresse plus à la conservation de Protagoras que le Philosophe de Sans-Souci. Sur ce, etc.


712-a Jean-Pierre-Antoine Tassaert, l'auteur des statues du général de Seydlitz (1781) et du feld-maréchal Keith (1786), qu'on voit sur la place Guillaume, à Berlin, fut baptisé le 19 août 1727, à Anvers, en la paroisse de Saint-Georges, et mourut à Berlin le 21 janvier 1788.
     André Schlüter (t. I, p. 125 et 261), qui fut baptisé le 22 mai 1664, dans l'église de Saint-Michel, à Hambourg, et qui mourut en Russie en 1714, avait travaillé à l'embellissement de Berlin de 1694 à 1713. Après lui, l'art de la sculpture n'eut plus de représentant dans cette ville jusqu'à Tassaert. Avec celui-ci commence une série d'artistes qui ont continué jusqu'à présent à décorer de leurs ouvrages les places de notre capitale.