<108>serrant la main : « Vous êtes ma consolation. » Son état me fit tant de peine, et il avait tant de difficulté à s'exprimer, même par monosyllabes, que je n'eus pas la force de continuer à voir ce spectacle; l'image de ce grand homme mourant m'affecta si profondément, et m'est restée si vivement dans la tête, qu'elle ne s'en effacera jamais. C'était pour moi l'objet des plus tristes réflexions sur le néant de la vie et de la gloire, et sur le malheur de la condition humaine.

Il fut embaumé vingt-quatre heures après sa mort, mis dans une voiture en robe de chambre, et conduit par l'abbé Mignot et quelques autres parents à l'abbaye de Scellières,a à trente lieues de Paris, dont l'abbé Mignot est titulaire. Il y a été enterré le mardi 2 juin, en très-grande cérémonie, et avec un grand concours de tous les environs. Le prieur de l'abbaye, bon moine bénédictin, qui ne savait rien de tout ce qui s'était passé à Paris, ne fit aucune difficulté de faire cette cérémonie, sur le vu des pièces que l'abbé Mignot lui présenta. Vingt-quatre heures après, le mercredi 3, le prieur reçut une lettre de l'évêque de Troyes, dans le diocèse duquel l'abbaye de Scellières est située, et qui lui défendait de procéder à l'inhumation, si elle n'était pas faite encore. Le prieur répondit à l'évêque par une lettre très-ferme et très-respectueuse, dans laquelle il lui rendait raison de sa conduite, et se justifiait si bien, qu'on assure que ce prélat lui-même est convenu qu'il n'y avait rien à répondre. Il paraît que cet évêque, qui dans le fond est un bon homme, mais gouverné par une sœur dévote et fanatique, et poussé par l'archevêque de Paris, avait fait contre son gré la démarche d'écrire au prieur de Scellières, et avait pris ses mesures pour que la lettre arrivât après l'inhumation. Ce pauvre diable de prieur, qu'on menaçait de destituer, est accouru à Paris, a dit ses raisons, et on espère qu'il restera tranquille. On m'a assuré, ce qui pourrait bien être, que l'archevêque de Paris avait fait consulter un savant canoniste, pour lui demander si Voltaire n'était pas dans le cas de l'exhumation, et que le canoniste avait répondu qu'on s'en gar-


a Le 11 juillet 1791, les restes de Voltaire fuient transportés au Panthéon, qui a été consacré de nouveau à sainte Geneviève le 3 janvier 1853. Voyez t. XXIII, p. 110, 111 et 112.