<206>crois qu'entendre une fourmi qui fait le panégyrique d'une autre fourmi, c'est l'équivalent des louanges que nous nous donnons. Notre devoir est d'être justes et bienfaisants; on peut nous approuver, mais louer de misérables vers de terre qui n'existent qu'un instant, et disparaissent ensuite pour toujours, non, c'en est trop. Ayons le courage de nous borner à notre destinée, et ne souffrons pas qu'une imagination ardente, boursouflée d'hyperboles, nous élève au-dessus de notre être.
Je m'oublie en ce moment, et je ne fais pas attention que j'écris à un philosophe qui pourrait me donner des leçons de modestie et de sagesse, s'il en était besoin. Je vois que vous pensez vous promener incessamment sur les ruines de la superstition, et je ne crois pas sa destruction aussi prochaine. Si Joseph l'apostolique humilie la prostituée de Babylone, selon le style élégant de Jurieu,a ne pensez pas que la philosophie y soit pour quelque chose; mais envisagez cette démarche comme un acheminement pour dépouiller le saint-père de Ferrare. On soustrait le clergé à la dépendance de Rome, pour que ce clergé ne sonne pas le tocsin contre le César qui dépouille le saint-père. L'évêque de Vienne sera obligé de chanter un Te Deum pendant qu'on expulsera de Ferrare son chef spirituel. L'ambition et la politique des monarques abaisseront le saint-siége dans tout ce qui est contraire à leurs intérêts; mais la bêtise, la crédulité, la superstition des peuples soutiendra pendant bien des siècles encore l'extravagance des fables accréditées. Souvenez-vous combien de siècles a duré le paganisme, et concluez de là que le nombre des philosophes ne l'emportera jamais sur celui des imbéciles, et que, en tous siècles, à peine trouvera-t-on un philosophe sur cent mille habitants de ce globe. Ajoutez, s'il vous plaît, à ces raisons l'éducation générale, qui ne s'occupe qu'à inculquer des préjugés et des erreurs dans le cerveau tendre d'une jeunesse qui, les ayant sucés avec le lait, en conserve une profonde impression pour le reste de ses jours. Mais il est possible et vraisemblable qu'on diminuera de beaucoup le nombre des cénobites, les organes et les trompettes du fanatisme, et que, en mettant les évêques sur le
a Ministre protestant à Rotterdam, persécuteur de Bayle en 1693. Voyez t. X, p. 72, et t. XXI, p. 72.