15. DU BARON DE GRIMM.
Le 24 janvier 1784.
Sire,
Tandis que je m'apprête à célébrer un des jours les plus augustes et les plus solennels de mon calendrier et de celui de la gloire, je crains que V. M. n'ait déjà quitté sa capitale pour retourner dans cette retraite sur laquelle les yeux de l'Europe sont fixés depuis plus de quarante ans. C'est donc là que je vais porter aux pieds d'un monarque plus courbé sous le fardeau des lauriers de toute espèce que sous le poids des années mon hommage, mes vœux et mon encens; c'est là aussi que je vais déposer ma reconnaissance de la lettre dont ce monarque comblé de gloire m'a honoré le 16 du mois dernier.
Les soins que je me suis donnés, Sire, par soumission et par obéissance, pour me priver, ainsi que mon siècle, du trésor que d'Alembert possédait, sont un crime de lèse-société que mon respect pour les ordres de V. M. m'a forcé de commettre. Il est impossible que cette correspondance soit soustraite à l'empressement de la postérité, et qu'elle ne jouisse de ce trésor avec toute la publicité possible. N'ai-je donc pas fait un beau chef-d'œuvre de me la soustraire, à moi et à mes contemporains, c'est-à-dire, à tout ce qui m'intéresse, pour la conserver soigneusement à une postérité à laquelle je ne m'intéresse en aucune façon? Aussi j'avoue à mon honneur et gloire que, tout en obéissant, j'ai formé et je forme encore le vœu secret qu'il plaise à la divine providence de rendre toutes mes démarches inutiles, et de gratifier le monde de ce que j'ai travaillé à lui dérober.
Je doute bien fort que je fatigue jamais les yeux de V. M. avec ce que la littérature française produit d'intéressant. Depuis la mort de Voltaire, un vaste silence règne dans ces contrées, et nous rappelle à chaque instant nos pertes et notre pauvreté. Il a paru un petit roman de M. de Montesquieu,a que son fils s'est enfin déterminé à publier trente ans après sa mort. Le plan de ce petit ouvrage n'est pas un chef-d'œuvre de sagesse; mais la
a Arsace et Isménie, histoire orientale. Paris, 1788.