<51>Je lis et je relis tous les jours cette lettre si bien faite pour adoucir mes maux; je la lis à tous mes amis, qui en sont comme moi pénétrés de reconnaissance pour V. M. Je me dis sans cesse, en la lisant et après l'avoir lue : Ce grand prince a raison; et je continue pourtant à m'affliger. V. M. n'en sera point surprise, et ne désespérera pourtant pas de ma guérison, malgré le peu d'espérance que j'y vois encore moi-même. Des objets d'étude profonde seraient le seul moyen de l'accélérer, et V. M. me propose avec autant de raison que de bonté ce puissant remède; mais ma pauvre tête n'est plus capable d'en faire usage. C'est donc du temps seul que je dois attendre quelque soulagement à mes peines; et je crains bien que ce temps cruel ne me dévore au lieu de me guérir. La comparaison que V. M. fait de notre malheureux individu avec les rivières, qui changent sans cesse, en conservant leur nom, est aussi ingénieuse que philosophique, et explique avec autant de raison que d'esprit pourquoi le temps finit par nous consoler; mais jusqu'à présent, Sire, ma triste rivière ne sent que la peine de couler, et ne voit point encore l'espoir d'avoir enfin un cours plus heureux et plus paisible. Si j'avais vingt-cinq ans de moins, j'aurais peut-être le bonheur de former quelque autre attachement qui me ferait supporter la vie; mais, Sire, j'ai près de soixante ans, et à cet âge on ne retrouve plus d'amis pour remplacer ceux qu'on a eu le malheur de perdre. Je l'éprouve en ce moment de la manière la plus affligeante, par une perte nouvelle dont je suis encore menacé, ou plutôt que j'éprouve déjà avant qu'elle soit consommée. Une femme respectable, pleine d'esprit et de vertu, dont le nom est sûrement parvenu jusqu'à V. M., madame Geoffrin, qui depuis trente ans avait pour moi l'amitié la plus tendre, qui tout récemment encore m'avait procuré dans mon malheur toutes les consolations ou les distractions que cette amitié lui avait fait imaginer, est frappée depuis plus d'un mois d'une paralysie qui l'a presque entièrement privée du sentiment et de la parole, et qui ne me laisse aucune espérance, non seulement de la conserver, mais même de la revoir encore. Sa famille, qui ne lui ressemble guère, dévote ou feignant de l'être, mais plus sotte encore que dévote, et affichant, sans savoir pourquoi, une haine stupide des philosophes