<59>ce qui se passe autour de moi me touche, ou du moins m'occupe; je tâche même de le faire croire aux autres par la part apparente que j'y prends. Mes amis me croient quelquefois soulagé et presque consolé; mais quand je ne les ai plus autour de moi, quand, après les avoir quittés, je me trouve seul dans l'univers, privé pour jamais d'un premier objet d'attachement et de préférence, mon âme affaissée retombe douloureusement sur elle-même, et ne voit plus que le vide qui l'environne et qui la flétrit; je suis comme les aveugles, profondément tristes quand ils sont seuls, mais que la société croit gais, parce que le moment où ils conversent avec les hommes est le seul supportable pour eux. J'ai beau suivre le conseil que V. M. veut bien me donner, et dont elle m'apprend qu'elle fait usage pour elle-même dans ses moments d'affliction; j'ai beau lire les philosophes et chercher à me consoler avec eux : j'éprouve, comme le dit si bien V. M., que les maladies de l'âme n'ont point d'autres remèdes que des palliatifs, et je finis par me répéter tristement ce que m'ont dit ces philosophes, que le vrai soulagement à nos peines, c'est l'espoir de les voir finir bientôt avec la fin de la vie. Cela n'est pas fort consolant, mais, comme le dit encore V. M., c'est un moyen que la nature nous donne de nous détacher de cette vie, que nous sommes obligés de quitter. Cela me rappelle le mot du solitaire qui disait aux personnes dont il recevait quelquefois la visite : « Vous voyez un homme presque aussi heureux que s'il était mort. » Je suis comme cette vieille femme qui voulait à toute force devenir dévote, et qui n'y pouvait parvenir. « Je m'excède, disait-elle, de livres de dévotion, je m'en bourre, et rien ne passe. » J'éprouve dans un sens bien plus profond que le sens ordinaire combien le malheur est un grand maître, combien une perte irréparable fait naître de réflexions, cruelles à la vérité, mais que sans elle on n'aurait jamais eues; combien une douleur pénétrante étend et agrandit l'âme, et combien une pensée est vaste quand on n'en a qu'une. J'ai été touché jusqu'aux larmes, Sire, par ces mots de votre dernière lettre, si pleins de bonté et d'intérêt : « Je vous avais écrit avant-hier, et je ne sais comment je m'étais permis quelque badinage; je me le suis reproché en lisant votre lettre. » Ne vous reprochez rien, Sire,