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159. A D'ALEMBERT.

Le 5 août 1775.

On vous avait alarmé mal à propos, mon cher Anaxagoras; je n'ai eu que quelques accès de fièvre et un rhume de poitrine, dont le voyage de Prusse m'a entièrement guéri. Croyez-moi, il n'y a point de santé sans exercice. Un voyage est un remède plus efficace que Tipécacuana et le quinquina. Si vous veniez chez nous, vous regagneriez vos forces. Un vieillard, assez gai pour son âge, vous communiquerait sa bonne humeur, et vous retourneriez à Paris rajeuni de dix ans. Un mylord au nom baroque, à l'esprit aimable, m'a rendu une lettre de votre part.23-a Pour moi, d'abord : Eh! comment se porte le prince des philosophes? est-il gai? travaille-t-il? l'avez-vous vu souvent? - Moi? point; je viens de Londres. - Mais d'Alembert est à Paris .... - Mais il m'a envoyé sa lettre pour vous la rendre. Ainsi, d'explication en explication, j'ai débrouillé qu'il a été précédemment à Paris, et que, ayant fait votre connaissance, il avait d'abord imaginé que pour être bien reçu il lui fallait un passe-port d'Anaxagoras. Il ne s'est pas trompé, et je conviens que c'est un des Anglais les plus aimables que j'aie v us; je n'en excepte que le nom, que je ne retiendrai jamais, et dont il devrait se faire débaptiser pour prendre celui de Stair, qui lui convient également.

A présent, grâce à l'inconstance, on ne parle plus ni de pigeon céleste, ni de sainte ampoule, ni de sacre, ni de toutes ces pauvretés qui rappellent le souvenir des siècles d'ignorance et de barbarie. On dit beaucoup de bien de votre nouveau roi.24-a J'en suis charmé, pourvu qu'il persévère, et qu'il ne se laisse pas entraîner aux manigances de ses courtisans et de cette tourbe qui environne les rois, et réunit ses complots pour leur faire commettre des sottises. On vaille fort le choix de ses ministres. Pour moi, qui ne suis ni comme les singes qui imitent, ni comme les perroquets qui répètent, j'attends qu'ils aient été certain temps <22>en activité pour juger d'eux par leurs actions. Je ne connais ni Turgot ni Malesherbes, mais bien un M. de Malézieu, homme très-instruit et aimable, qui passait sa vie auprès de madame du Maine, à Sceaux. Vos financiers et vos robins ne sont connus que de ceux auxquels les uns donnent des billets payables au porteur, ou de ceux qui gagnent les procès par leur habileté; leur réputation ne passe pas le Rhin, à moins qu'il ne paraisse quelque factum bien fait sur quelque cause célèbre. On aime dans l'étranger ceux qui font plaisir, non ceux qui ennuient. L'auteur d'une bonne tragédie aura un nom plus généralement connu que le premier président aux enquêtes, et que le chancelier même. Et puis, tous ces ministres passent; ils sont sur un piédestal si mobile, que le moindre choc les renverse, et on regrette d'en avoir fait la connaissance. J'ai vu, moi qui n'ai que soixante-trois ans, plus de quatre-vingts ministres en France. Ces productions de la faveur ou de l'intrigue n'intéressent guère, à moins qu'il ne se trouve dans leur nombre quelque homme bien supérieur. Je m'en tiens à un Voltaire, à un Anaxagoras; leur espèce n'a pas besoin de décorations étrangères, elle vaut par elle-même. Je leur donne la préférence sur les la Vrillière, les Amelot, les Laverdie, les Terray, les Rouillé, et toute leur séquelle; non pas qu'un ministre habile et honnête ne soit estimable, mais il doit se contenter de l'approbation du peuple auquel il fait du bien; au lieu que les gens de lettres instruisent, plaisent, et amusent toute l'Europe; ils doivent donc de justice en recueillir les suffrages.

Je laisse à messieurs vos évêques la faculté de faire de leurs tours. Ce sont des moules à sottises; on ne peut attendre autre chose d'eux. Je les abandonne aux anathèmes encyclopédiques, et les dévoue, eux et leur séquelle, aux dieux infernaux, s'il y en a, mais non les bons pères jésuites, pour lesquels je conserve un chien de tendre, non comme moines, mais comme instituteurs de la jeunesse, comme gens de lettres, dont l'établissement est utile à la société. J'ai vu jouer Le Kain,25-a et j'ai admiré son art. Cet homme serait le Roscius de son siècle, s'il était un peu moins outré. J'aime à voir représenter nos passions avec vérité, telles <23>qu'elles sont; ce spectacle remue le cœur et les entrailles; mais je me refroidis aussitôt que l'art étouffe la nature. Je parie que vous pensez : Voilà les Allemands; ils n'ont que des passions esquissées; ils répugnent aux expressions fortes, qu'ils ne sentent jamais. Cela se peut; je n'entreprendrai pas de faire le panégyrique de mes concitoyens. Il est vrai qu'ils ne ruinent les moulins ni ne gâtent les semailles en se plaignant de la cherté des blés; ils n'ont point fait jusqu'ici de Saint-Barthélémy, ni de guerres de la Fronde; mais comme le monde s'éclaire de proche en proche, nos beaux esprits espèrent que tout cela viendra avec le temps, surtout si les Velches veulent bien nous honorer de la friction de leurs esprits. Parmi ces Velches, j'excepte toujours les Voltaire et les d'Alembert, desquels je serai l'admirateur jusqu'au moment où la nature me fera rentier dans la masse dont elle m'a tiré pour me produire.25-b Sur ce, etc.


23-a Lord Dalrymple eut une audience du Roi le 3 août 1775.

24-a Voyez t. XXIII, p. 387, 388, 426 et 430.

25-a Voyez t. XXIII, p. 378, 379, 380 et 394

25-b Voyez t. VI, p. 243; t. X, p. 235; et t. XXIV, p. 491.