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186. AU MÊME.

Le 23 juin 1777.

Je suis fâché d'apprendre que votre santé ne se remet point : il faut espérer que le temps et le régime lui rendront sa première vigueur. Je vois qu'on devine mal. J'avais imaginé le discours que vous feriez devant l'Empereur. La façon dont vous vous y êtes pris est encore plus fine et plus flatteuse. Je vous suis très-obligé de ce que nous avez dit à ce prince. Je ne suis pas surpris qu'il ait trouvé tant d'approbation à Paris; il a beaucoup d'esprit, il est affable, et désire de s'instruire; il s'est trouvé dans un pays où il y a infiniment de choses à admirer, et ses applaudissements ont été la suite de son jugement, et non ceux d'une ignorance étonnée de voir des objets nouveaux. Les Français sont accoutumés à voir souvent chez eux des Tudesques à peine sortis de l'école, qui fréquentent communément à Paris assez mauvaise compagnie; leur surprise aura été d'autant plus grande de voir le premier prince de cette nation mieux élevé qu'ils ne croient que des souverains peuvent l'être; si madame sa mère s'en va dans le pays dont on ne revient jamais, il ne tardera pas à faire parler de lui. M. de Jaucourt,86-a parent de l'encyclopédiste, est venu à Magdebourg voir les troupes; c'est un des aimables Français que j'aie vus de longtemps. Nous avons beaucoup parlé de vous; il a des connaissances. Je me suis informé de son parent, qui par goût a étudié la médecine chez Boerhaave; une de ses parentes a élevé ma sœur de Suède et une de mes sœurs qui est morte. Il a été avec moi jusqu'en Poméranie; il part pour Vienne voir les troupes autrichiennes; l'Empereur lui a permis de s'y trouver. Pour moi, j'ai poussé jusqu'à la patrie de Copernic;87-a ce n'est plus à présent <78>celle des philosophes; mais si le sol n'en est pas changé, j'espère qu'elle en produira de nouveaux. Il paraît un discours plein de dures vérités contre le gouvernement;87-b mais ce sont des paroles qui ont pénétré les oreilles sans affecter le cœur. On continuera donc de faire la guerre à ces pauvres Américains.87-c A propos, Grimm repassera chez nous pour se rendre en France, d'où il retournera dans peu en Russie. S'il n'apprend pas à connaître le monde, personne ne le connaîtra; il ne lui manque que d'avoir vu la Suède et la Groënlande pour avoir été partout. J'aime mieux m'instruire dans mon cabinet que de tant courir le monde. Les hommes dans les différents pays se ressemblent tous; ils ont les mêmes passions. Les uns les ont plus vives, les autres moins; cela revient à peu près à la même chose, et la différence des mœurs et des usages peut s'apprendre en lisant aussi bien qu'envoyant; il n'y a que les Anaxagoras qui vaillent la peine qu'on les cherche. Adieu, mon cher d'Alembert; bonne santé et bon courage; avec ces deux assistants, je ne désespère pas de vous revoir. Sur ce, etc.


86-a Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, de Graudenz, 8 juin 1777 : « J'ai eu en Poméranie un M. de Jaucourt, que M. de Maurepas m'a envoyé pour relier amitié, et pour nous entendre sur tout ce qui regarde les projets ambitieux de la cour de Vienne. Il m'a fait des ouvertures dont j'ai été très-satisfait. » Voyez t. VI, p. 148 et 149.

87-a Voyez t. XXI, p. 219, et t. XXIII, p. 254, 282 et 283.

87-b Lord Chatham parla plusieurs fois, dès 1774, contre la taxe qu'on voulait introduire aux colonies, et proposa, en 1775, un bill pour rappeler les troupes envoyées à Boston, et pour arranger à l'amiable les différends qui s'étaient élevés entre l'Angleterre et les Américains. Malgré le peu de succès de sa motion, il la renouvela, mais tout aussi vainement, le 30 mai 1777, et dit entre autres : « Now was the crisis, before France was a party to the treaty. This was the; only moment left, before the fat e of this country was decided. The French court was too wise to lose the opportunity of effectually separating America from the dominions of this kingdom. » (The Parliamentary History of England, from the earliest period to the year 1803. London. 1814, t. XIX, p. 319.) Voyez notre t. XXIV, p. 32.

87-c On voit, par la correspondance de Frédéric avec le prince Henri, que M. Lee, envoyé des colonies américaines, était alors à Berlin pour proposer un traité d'amitié et de commerce avec la Prusse, traité dont la conclusion, différée par le Roi, n'eut lieu que le 10 septembre 1785, à la Haye.