191. AU MÊME.
Le 5 octobre 1777.
Je suis persuadé que l'air de la campagne vous aura été salutaire, surtout le changement de lieu et la dissipation, qui chasse les idées qui attristent, et donne à ce qui pense en nous la force de reprendre son assiette naturelle. Le colonel Grimm a passé ici; je l'ai chargé d'un autre griffonnage plus sérieux que mon Rêve, que je soumets à la censure de la philosophie, qui seule est en droit de juger si les hommes raisonnent bien ou mal. Vous <88>me trouverez peut-être un grand barbouilleur de papier. Vous vous en étonnerez moins, si vous voulez vous rappeler que ma méthode est de méditer par écrit pour me corriger moi-même. Je m'en trouve bien, parce qu'on peut oublier ses réflexions, et qu'on retrouve ce qu'on a couché sur le papier.
Mon ami, de la bonne humeur; c'est le seul lénitif qui fasse supporter le fardeau de la vie. Je ne dis pas qu'on soit toujours maître de se procurer cette disposition d'esprit; cependant, en glissant sur la superficie des maux, et en imitant Démocrite, on peut s'amuser de ce qui paraîtrait insipide à un misanthrope. Par exemple, Voltaire peut conserver toute sa bonne humeur, sans avoir vu le comte de Falkenstein. Combien de sages ont mis au nombre de leurs bonheurs de n'avoir pas vu des souverains! La visite d'un empereur peut flatter la vanité d'un homme ordinaire; Voltaire doit se mettre au-dessus de ces petitesses.
Vous me parlez d'une question à proposer à l'Académie. Hélas! nous avons perdu encore récemment le pauvre Lambert, un de nos meilleurs sujets.98-a Je ne sais qui pourra traiter la question : S'il est permis de tromper les hommes?98-b Je crois que Béguelin serait le seul capable de traiter philosophiquement cette question. Je verrai comment cela pourra s'arranger. Si nous consultons la secte acataleptique,98-c nous conviendrons que la plupart des vérités sont impénétrables pour la vue des hommes, que nous sommes comme dans un épais brouillard d'erreurs, qui nous dérobe à jamais la lumière. Comment donc un homme, excepté quelques vérités géométriques, peut-il être sûr, étant trompé lui-même, de ne pas tromper ses pareils? Tout homme qui veut en imposer au public de propos délibéré, pour son intérêt ou pour quelque vue particulière, est sans doute coupable; mais n'est-il pas permis de tromper les hommes lorsqu'on le fait pour leur bien? par exemple, de déguiser une médecine à laquelle le malade répugne, pour la lui faire avaler, parce que c'est le seul moyen de le gué<89>rir? ou bien de diminuer la perte d'une grande bataille, pour ne pas décourager une nation entière? ou enfin de dissimuler un malheur ou un danger auquel un homme serait trop sensible, si on le lui annonçait crûment, afin d'avoir le temps de l'y préparer? S'il s'agit de religion, il paraît, par tout ce qui nous est parvenu de l'antiquité, que l'ambition s'en est servie pour s'élever. Mahomet et tant d'autres chefs de sectes attestent cette vérité. Ils ont été sans doute coupables; mais, d'autre part, considérez qu'il est peu d'hommes qui ne soient timides et crédules, et que si on ne leur avait annoncé une religion, eux-mêmes ils s'en seraient fait une. Voilà pourquoi on a vu et trouvé des cultes établis presque sur la surface de tout notre globe. Sitôt que ces religions ont pris racine, le peuple fanatique veut qu'on les respecte; et malheur à ceux qui voudraient l'en détromper, parce que très-peu d'hommes ont l'esprit assez juste pour raisonner conséquemment. Cela n'empêche pas que tout philosophe ne doive combattre le fanatisme, parce que ce délire produit des horreurs, des crimes, et les actions les plus abominables.
J'en viens au remède99-a que vous me demandez. Vous receviez ci-joint toutes les explications que vous désirez, et même une petite dose de cette préparation; la chose est certaine, l'inventeur a opéré des cures merveilleuses, dont il y a des milliers de témoins. Il faudrait en faire prendre au parlement d'Angleterre, car il semble que quelque chien enragé l'a mordu. Ces gens se conduisent comme des insensés. Vous aurez sûrement la guerre avec ces goddam; les colonies deviendront indépendantes, et la France regagnera le Canada, qu'on lui a enlevé. Je souhaiterais que cet oracle fût plus certain que ceux de Calchas.100-a
Vous me laissez toujours ce qui était au fond de la boîte de Pandore, l'espérance de vous voir; mais vous savez le proverbe : On désespère quand on espère toujours.100-b Si je ne puis vous voir dans ce monde-ci, je vous appointerai aux champs Élysées, <90>où vous serez entre Archimède, Cassini, Anaxagoras et Newton. Cependant ne vous hâtez pas de faire ce voyage; je m'intéresse trop à votre conservation pour le désirer. Sur ce, etc.
100-a Voyez t. XXIV, p. 32.
100-b Belle Philis, on désespère
Alors qu'on espère toujours.
Le Misanthrope
, acte I, scène II.98-a Jean-Henri Lambert, mort à Berlin le 25 septembre 1777. Voyez t. XXIV, p. 431, 509, 511, 512, 514, 517 et 518.
98-b Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 244 et 245, et le quatrième Appendice, à la fin de cette correspondance.
98-c Voyez t. XXIV, p. 711.
99-a Contre la morsure des chiens enragés.