211. A D'ALEMBERT.
Le 3 décembre 1779.
J'étais dans quelque inquiétude sur le sort de mes lettres et du paquet qui les accompagnait; je soupçonnais les postes d'infidélité; je poussais même le soupçon jusqu'à croire qu'on ne vous avait rendu ni ma lettre, ni les exemplaires, parce qu'on y avait <134>trouvé des assertions choquant les oreilles pieuses et sentant l'hérésie. Je craignais même que ces niaiseries, dénoncées à M. l'archevêque de Paris, n'attirassent l'excommunication majeure sur un pauvre hérétique, auteur de cette œuvre pieuse. Enfin, votre lettre arrive, et mes inquiétudes disparaissent. Vous portez un jugement trop favorable de ces faibles productions. Que peut-il sortir de bon de la cervelle d'un vieillard ignorant, et qui a servi de jouet toute sa vie aux caprices de la fortune, auquel l'action enlève le temps qu'il pourrait employer à méditer, qui perd chaque jour de ses sens et de sa mémoire, et qui ira joindre dans peu mylord Marischal, Voltaire, Algarotti? C'est dans l'âge où l'homme a toute sa force que l'âme a le plus d'énergie; c'est alors qu'il peut produire de bons ouvrages, supposé qu'il ait les connaissances, les talents et le génie nécessaires. Mais l'âge détruit tout; l'âme s'affaisse avec le corps, ce dernier perd sa force, et le premier sa vigueur. Mon intention était bonne en composant ces rapsodies; il fallait une main plus habile et un style plus académique pour l'exécuter.
Vous vous étonnez de ce que les Lettres de Philopatros parlent des encyclopédistes. J'ai lu dans leurs ouvrages que l'amour de la patrie était un préjugé que les gouvernements avaient tâché d'accréditer, mais qu'en un siècle éclairé comme le nôtre il était temps de se désabuser de ces anciennes chimères. Cela doit se trouver dans un de ces ouvrages qui ont paru avant ou peu après le Système de la nature. Ces sortes d'assertions doivent être réfutées pour le bien de la société. Enfin, pour me justifier pleinement, je dois ajouter qu'ici, en Allemagne, on met tous les ouvrages que des songe-creux produisent en France sur le compte des encyclopédistes; je parlais au public, j'ai donc dû me servir de son langage; car j'espère que NOUS aurez assez bonne opinion de moi pour croire que je ne confonds pas les d'Alembert avec les Diderot, avec les Jean-Jacques, et avec les soi-disant philosophes qui sont la honte de la littérature. J'accepte avec plaisir l'espérance que vous me donnez de revoir Anaxagoras avant de mourir; mais je vous avertis qu'il n'y a pas de temps à perdre. Ma mémoire se perd, mes cheveux blanchissent, et mon feu s'éteint; et bientôt il ne restera plus rien du soi-disant Philo<135>sophe de Sans-Souci.150-a Vous n'en serez pas reçu avec moins d'empressement, charmé de pouvoir vous marquer mon estime.
Sur ce, etc.
150-a Voyez t. XVIII, p. 166 et 176; t. XIX, p. 105 et 425; et t. XXIII, p. 155, 289, 298, 331, 407 et 453.