232. A D'ALEMBERT.
Le 13 avril 1781.
La nature a voulu que la santé et l'espérance fussent nos introducteurs dans le monde, pour nous faire illusion sur les maux qui nous attendent; et, par une précaution outrée, cette même nature craignant que nous ne fussions trop attachés à cette maudite vie, elle nous envoie les maladies et les infirmités, pour que nous y renoncions avec moins de regret. Nous sommes tous les deux compris dans cette dernière classe; chaque jour nous faisons des pertes, et nous envoyons notre gros bagage prendre les devants,200-a assurés de le suivre dans peu. Cette goutte dont j'ai été incommodé, je m'en suis délivré par l'abstinence et par le régime. A présent je n'y pense plus, quoique je me prépare à <180>quelque nouvelle visite de cette hôtesse importune. Tandis que la France fait bravement la guerre sur mer aux Anglais, j'ai combattu la goutte, et je l'ai prise par famine; il serait à souhaiter que les Espagnols en fissent autant à Gibraltar.
Nous avons eu quelque petit mouvement dans l'Église pour un sujet de la plus grande importance.200-b Vous savez que les protestants croient que la Divinité aime leur chant; je ne sais quel poëte allemand a cru trouver un tas d'inepties dans ces beaux cantiques, et en a composé de nouveaux, plus dignes, à ce qu'il croit, de l'Être suprême. Cela a produit une scission dans l'Église; les uns sont pour les vieux, les autres pour les nouveaux. Le peuple criait à l'hérésie sans savoir pourquoi; les prêtres, jaloux les uns des autres, voulaient s'anathématiser; les libraires se mêlaient dans cette querelle; les uns axaient des éditions entières des nouveaux cantiques, qu'ils voulaient vendre; d'autres avaient leur boutique pleine des anciens, dont ils n auraient pu avoir le débit, si la nouvelle mode avait gagné le dessus. Dans ce conflit, chaque parti m'a porté ses plaintes, et en juge impartial j'ai décidé que chacun louerait Dieu comme il le jugerait le plus convenable, et la paix a été rétablie dans l'Église de Berlin. Mais admirez qu'un incrédule sert d'indigne instrument pour apaiser le schisme naissant de son troupeau d'élus. Platon autrefois servit à fonder la religion chrétienne; Voltaire employa toute la sagacité de son génie pour rendre les prêtres raisonnables et le faux zèle tolérant; mais cette dernière entreprise, étant trop forte, n'a pu être consommée.
Il vient d'arriver une assez plaisante aventure dans l'Empire. Un prince, grand ami de votre Beaumont, archevêque de Paris, a une épouse âgée de cinquante-trois ans, et a fait connaissance avec un prêtre fanatique, qui lui a promis que son épouse deviendrait enceinte, si on lui faisait dire une messe sur le ventre, ajoutant qu'il se fallait pourvoir d'une foi robuste pour que le charme opérât. Voilà qu'on dit des messes sur le ventre, voilà que la femme du prince se croit grosse, voilà accoucheurs, accoucheuses et témoins qui arrivent; mais le miracle manque, <181>parce que le prince n'avait pas eu assez de foi. Notez que cette farce s'est jouée dans ce siècle philosophique, dans ce dix-huitième siècle où l'on dit que la raison s'est perfectionnée. Pauvres humains que nous sommes! Il paraît que la nature ne nous a mis au monde que pour croire et que pour faire des sottises. Et nous nous enorgueillissons encore! Je voudrais qu'avec des messes dites sur le ventre on pût vous rendre la santé et la vigueur; mais comme cette charlatanerie répugne à tout philosophe, il faudra vous borner au régime, qui est plus efficace que les messes. Je souhaite de tout mon cœur d'apprendre que votre santé est meilleure, et que vous êtes en état de travailler comme autrefois.
Sur ce, etc.
200-a Voyez t. XXIII, p. 407, et t. XXIV, p. 297.
200-b Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 221 et suiv.