257. DE D'ALEMBERT.
Paris, 21 juin 1782.
Sire,
Ce que Votre Majesté me fait l'honneur de m'écrire sur la philosophie exaltée et exagérée des stoïciens est sans comparaison plus à mon usage que cette philosophie gigantesque et imaginaire. Je ne conviendrai jamais avec ces messieurs, non plus que V. M., que la douleur ne soit point un mal; et ma triste vessie ne me dit que trop souvent, plusieurs fois par jour, qu'ils en ont menti. Je dirais volontiers, comme le roi Alphonse disait du monde,255-a que si Dieu m'eût appelé à son conseil quand il fabriqua la vessie humaine, je lui aurais donné de bons avis. Je ne suis pourtant pas plus mal de la mienne que je ne l'étais il y a deux mois; mais je crains toujours, et avec raison, que mon état n'empire avec l'âge. D'un autre rôle, je me dis, pour me tranquilliser, ce vers de Racine :
Je ne veux point prévoir les malheurs de si loin,256-a<229>En voilà trop sur cet ennuyeux objet, dont je n'ai parlé que pour répondre à la bonté avec laquelle V. M. s'y intéresse. Vivez, Sire, portez-vous bien, n'ayez point de douleur, et qu'il arrive de moi ce qu'il plaira à la destinée et à la nature. Je serai content, ou du moins consolé.
Le saint-père me paraît avoir fait, comme on dit, bonne mine à mauvais jeu. Il a donné beaucoup de louanges à la piété de Sa Majesté Impériale; il lui a donné la communion le jeudi saint, à ce que disent les gazettes : grand bien leur fasse à tous deux! Reste à savoir ce que deviendront les moines supprimés. Quelques lettres d'Allemagne, et surtout de Flandre, paraissent donner des doutes sur l'entier accomplissement de son projet impérial et antimonastique. On prétend que, depuis son entrevue avec le pape, la destruction des couvents supprimés traîne en longueur. Ce serait tant pis pour lui; il vaudrait mieux n'avoir rien fait du tout que de faire à moitié ce qu'il a annoncé. Mais, Sire, ce qui m'intéresserait beaucoup davantage, ce serait que nous eussions en France le courage d'imiter cette réforme. Hélas! comme le dit très-bien V. M., nous n'en ferons rien, et, tout en méprisant les prêtres et les moines, nous leur ferons l'honneur de les craindre et de les épargner. Nous avons écrit là-dessus, et depuis longtemps, les plus belles choses du monde; mais nous écrivons, et nous ne faisons pas. Les autres font, et n'écrivent point. Nous sommes sur ce point comme pour la guerre et pour la musique; nous barbouillons des livres, et nous nous en tenons là. A propos de guerre, que pense V. M. de notre déconfiture aux Antilles? Cette affaire du 12 avril257-a est, ce me semble, le chef-d'œuvre de l'ignorance et de la bravoure française. Dieu nous donne la paix dont nous avons si grand besoin, ainsi que nos ennemis, qui. de leur côté, n'ont guère moins fait de sottises que nous! Cette paix serait peutêtre bientôt faite, s'il ne plaisait pas au grand protecteur de l'inquisition de s'opiniâtrer à ce beau siége de Gibraltar, où la nation espagnole et son roi acquièrent depuis quatre ans une gloire si brillante.
V. M. me paraît avoir très-bien jugé l'abbé Raynal. Il est <230>trop sûr de son fait dans tout ce qu'il avance, et soutiendrait presque à chaque souverain et à chaque État de l'Europe qu'il sait mieux que lui-même ses forces et ses revenus. Mais d'ailleurs son ouvrage est utile, et lui a valu chez les étrangers, et dans sa patrie même, une célébrité qui le dédommage de la persécution excitée contre lui par les fanatiques. On me mande qu'il est enchanté de V. M., et je n'ai pas de peine à le croire. Je sais par expérience qu'elle renvoie avec cette disposition tous ceux qui ont eu le bonheur de l'approcher.
Nous avons eu ici pendant un mois M. le comte et madame la comtesse du Nord.257-b Ils sont partis il y a deux jours pour Brest, et paraissent fort contents de leur séjour à Paris et de l'accueil que tous les états se sont empressés de leur faire. Ils ont, de leur côté, très-bien réussi par la politesse dont ils ont été pour tout le monde. M. le comte du Nord m'a fait l'honneur de venir chez moi, avant même que j'eusse pris la liberté de me présenter chez lui. Il m'a dit les choses les plus honnêtes sur le désir qu'on avait eu de me posséder à Pétersbourg,257-c ce sont les termes dont il s'est servi, et sur les regrets qu'il avait eus en particulier de ne m'y point voir.258-a Je suis très-touché de ses regrets, mais je ne me repens point du tout, et peutêtre moins que jamais, de n'avoir pas accepté ce qu'on m'offrait, et je n'oublierai de ma vie la conversation, très-intéressante pour moi, que j'eus à ce sujet avec V. M., à Clèves, en 1763.
Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire l'hommage le plus sincère de la tendre vénération avec laquelle je serai toute ma vie, etc.
P. S. J'ignore si V. M. a reçu l'ouvrage que j'ai eu l'honneur de lui envoyer de la part du collége Louis le Grand et de l'uni<231>versité de Paris, non pour être lu, mais comme un hommage de leur profond respect et de leur vive reconnaissance.
255-a Voyez t. XXIV, p. 603.
256-a Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
Andromaque
, acte I, scène II.257-a La bataille de la Guadeloupe, où l'amiral de Grasse fut fait prisonnier par l'amiral Rodney.
257-b Le grand-duc de Russie et la grande-duchesse sa femme.
257-c D'Alembert dit dans son Mémoire sur lui-même : « A la fin de 1762, l'impératrice de Russie, Catherine II, lui proposa de se charger de l'éducation du grand-duc de Russie son fils, et lui fit offrir pour cet objet jusqu'à cent mille livres de rente par le ministre qu'elle avait alors à Paris, M. de Soltykoff. M. d'Alembert refusa de s'en charger. » Voyez Œuvres posthumes de d'Alembert. Paris, 1799, t. I, p. 4 et 5. Voyez aussi nos t. XIX, p. 428, et XXIV, p. 438.
258-a Voyez t. XXIV, p. XII.