259. DE D'ALEMBERT.
Paris, 9 août 1782.
Sire,
Je viens d'apprendre par les nouvelles publiques la mort de la reine douairière de Suède,260-a sœur de V. M. Votre attachement pour elle a dû vous rendre cette perte fort sensible, et je supplie V. M. d'être persuadée de toute la part que je prends à sa juste douleur. Cette respectable princesse m'avait même anciennement honoré de ses bontés, en me faisant membre d'une académie qu'elle avait rassemblée dans son palais, et que les troubles de ce malheureux royaume ont empêchée de subsister. Ainsi, par reconnaissance pour sa mémoire, par mon attachement, Sire, pour votre auguste maison, et surtout par mon tendre et respectueux intérêt pour tout ce qui peut toucher V. M., je dois à la perte de la reine de Suède les justes regrets que je mets aux pieds de mon bienfaiteur.
Après m'être acquitté de ce devoir, ou plutôt après cet épanchement sincère de mon cœur, je dois, Sire, une réponse détaillée à l'excellente lettre philosophique dont V. M. m'a honoré sur les maux que j'endure. Que de vérité et de sagesse dans tout ce qu'elle dit sur cette philosophie des stoïciens, plus grande que nature, et si peu propre, avec ses grands mots et ses principes exagérés, à soulager ceux qui souffrent! Heureusement je commence à avoir moins besoin de cette étrange pharmacopée. Mes douleurs sont beaucoup moindres, et presque cessées entièrement, grâce à la maladie du Nord, qui, en me valant un gros rhume et un violent rhumatisme, a transporté sur ma poitrine et sur mes membres ce que je souffrais à la vessie. Dieu veuille que ce ne soit pas une simple trêve, et que, après la fin de mon rhume, l'ennemi ne vienne reprendre son premier camp, où je le trouvais si mal placé!
C'est entretenir trop longtemps V. M. de mes misères; j'aime bien mieux lui dire que sa bonne santé me console de la faiblesse de la mienne; que cette bonne santé, comme l'assurent tous ceux <234>qui vous voient, Sire, vous promet et promet à l'Europe encore plusieurs années d'une vie qui ne sera jamais trop longue pour le bien de vos peuples, pour le repos de l'Allemagne, pour l'honneur et le soutien de la philosophie, et surtout pour moi, le dernier des philosophes, mais le premier et le plus zélé de vos admirateurs.
Cette philosophie, Sire, a plus besoin que jamais de protecteurs et de modèles tels que vous. On la joue actuellement d'une manière aussi plate qu'indécente sur le Théâtre français;262-a et cette sottise, qui n'avilit que ses auteurs, a l'honneur d'avoir des protecteurs importants, qui soupçonnent au fond de leur âme le profond mépris que la philosophie a pour eux, quoiqu'elle ne s'en vante pas. Mais, à force d'esprit, ils s'en doutent, et essayent, pour s'en venger, des moyens aussi dignes d'eux par leur nature que par leur succès.
V. M. a bien raison sur le parti qu'a pris le César Joseph d'épargner les mendiants, ces vampires de l'État et du peuple. Il fallait détruire également et les fainéants opulents, et les fainéants qui mendient. Nous ignorons en France, où nous ne nous intéressons qu'aux spectacles de la foire, quels sont les progrès de la suppression impériale ordonnée contre l'engeance monastique. On a répandu que des évêques et des moines avaient formé contre l'Empereur une conspiration qui avait été découverte à temps. Je crois néanmoins que toute cette engeance est bien moins à craindre qu'elle ne paraît pour un prince qui a trois cent mille hommes et une volonté ferme; qu'on fait à l'Église bien de l'honneur de la craindre, et qu'elle ne peut jamais faire de mal qu'à ceux qui ont la faiblesse de la redouter. Je suis bien sûr que si V. M. la mettait à la raison pour quelque sottise qu'elle voudrait faire, elle pourrait se promener sans armes au milieu d'une procession, et sans avoir rien à redouter. La procession de la Ligue n'aurait pas eu beau jeu sous un autre monarque que Henri III, et sous un prince tel que Frédéric.
On nous a dit que l'abbé Raynal avait été sérieusement ma<235>lade. Je souhaite qu'il vive assez pour finir son utile ouvrage sur la révocation de l'édit de Nantes. Hélas! Sire, V. M. a bien raison; cet ouvrage viendra trop tard pour le bonheur de la France; mais peutêtre au moins servira-t-il d'instruction et d'exemple aux malheureux princes qui, dans la suite des siècles, voudraient hasarder de pareilles sottises. Peut-être nous éclairera-t-il sur l'absurdité actuelle de nos lois au sujet des protestants que l'amour de la patrie fait rester encore en France, avec la crainte de voir leurs malheureux enfants déclarés illégitimes et privés des droits de citoyen. Quelle honte pour notre siècle qu'il faille croire en France à la transsubstantiation (voilà un terrible mol à prononcer et à écrire) pour avoir le droit de recueillir l'héritage de ses pères!
Nos princes sont allés à Gibraltar. J'aimerais mieux, pour les Espagnols et pour nous, y voir V. M.; je serais plus sûr du succès de ce siége, qui aura duré, si même il réussit, presque aussi longtemps que celui de Troie, quoique les Espagnols ne soient pas Grecs. On assure que, le 28 de ce mois, neuf cent quatre-vingt-dix bouches à feu tâcheront d'écraser ce rocher. Dieu le veuille, et surtout Dieu accorde bientôt la paix à ceux qui en ont si grand besoin, et qui savent si peu faire la guerre!
Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.
260-a Elle était morte le 16 juillet.
262-a La comédie des Philosophes, par Palissot, avait fait beaucoup de bruit en 1760 (voyez t. XIX, p. 203). Nous ne saurions dire si c'est à cette pièce ou à quelque autre que d'Alembert fait allusion.