262. A D'ALEMBERT.
Le 30 octobre 1782.
Il faut, mon cher d'Alembert, que nous rendions en détail à la nature ce que nous avons reçu d'elle en détail; et quoique les maux de la vessie, quoique ceux de la goutte soient fort douloureux, il vaut encore mieux les souffrir que de sentir défaillir sa mémoire, et par conséquent ses pensées. Les Muses étaient filles de la Mémoire, pour nous apprendre que sans la mémoire toutes les facultés de l'esprit sont perdues. Pour moi, je suis journellement aux prises avec ma mémoire, et je m'efforce à la rappeler, malgré elle, aux moments qu'elle s'élance pour m'échapper. Tout nous fait apercevoir de la fragilité de notre nature, du peu que nous sommes, et de l'infini où nous allons nous abîmer. Et dans une telle situation, nous avons l'effronterie de nous targuer, de nous associer presque à la Divinité, de parler de grandeurs, de dignités, de majesté, et de cent autres folies qui font soulever le cœur à ceux qui étudient la nature de l'homme, sa vanité et son néant!
Mais je laisse ces réflexions trop mornes et trop lugubres, pour nous parler d'objets moins sombres, et premièrement de M. d'Esterno, qui vient d'arriver, et qui m'a paru un fort galant homme, autant que j'en ai pu juger par un premier entretien. Nos dames ont été très-fâchées que son épouse ne l'ait point accompagné; elles espéraient qu'une dame française serait pour les Tudesques une législatrice des grâces, et un modèle accompli sur lequel elles pourraient se mouler, pour répandre le vernis du bon ton sur ce qu'elles ont encore conservé d'agreste, et qui date du temps des Obotrites. Je ne sais si c'est sentiment d'équité ou <241>faute de discernement, mais personne dans ces contrées n'attribue aux Français le malheur que les batteries flottantes des Espagnols ont essuyé à Gibraltar.269-a On croit que Sa Majesté Catholique a résolu absolument de prendre la lune avec les dents, et que des sujets fidèles ont inutilement épuisé leurs efforts pour la satisfaire. Toutefois, si Gibraltar n'est pas ravitaillé par les Anglais, la faim fera réussir ce que les batteries flottantes n'ont pu opérer.
Vous enviez la paix dont nous jouissons, sans penser qu'alternativement le sort des États est de se trouver tantôt acteurs, tantôt spectateurs sur le grand théâtre des événements. A peine descendions-nous des tréteaux, que vous y montâtes; et si la paix se fait à l'occident, la grande Catherine fera parler d'elle aux lieux où nous voyons le soleil sortir des bras d'Amphitrite. Cette phrase, toute poétique qu'elle paraît, n'est pas déplacée quand il s'agit de projets qui exaltent l'imagination, et qui font naître les plus vastes combinaisons. C'est ainsi que l'amplification et l'hyperbole sont comme des tubes qui agrandissent nos misères aux yeux de notre imagination. Ne me demandez pas si l'abbé Raynal en fera usage. Je sais qu'il assemble des matériaux, et qu'il trouve parmi les réfugiés tous les renseignements qui lui sont nécessaires pour étaler les effets qu'a produits la révocation de l'édit de Nantes. Il montrera le résultat de cette fausse opération de Louis XIV; il parlera des pertes que cause l'esprit persécuteur à la France; mais la Sorbonne lui répondra avec Bossuet : « Agiles instruments d'un prompt écrivain et d'une main diligente, hâtez-vous de mettre Louis avec les Constantin et les Théodose. Apprenez par Sozomène que, depuis que Dieu suscita des princes chrétiens, et qu'ils eurent défendu les conventicules, la loi ne permettait pas aux hérétiques d'en assembler en public, de sorte que la plus grande partie se réunissait à l'Église, et les opiniâtres mouraient sans postérité, parce qu'ils ne pouvaient plus communiquer entre eux, ni enseigner leurs dogmes. Ce que souffre un pays par la dépopulation est un mal pour les mondains; mais les cœurs divinement éclairés ne prennent pour des maux réels que ceux qui les détournent, eux <242>et leurs compatriotes, de la voie du salut. »270-a C'est à l'abbé Raynal à répondre à cette belle tirade, qui peut contenter un pénitent imbécile, et non convaincre un philosophe.
Notre Académie vient de faire l'acquisition d'un nouveau membre; il sort des tribulations que quelques phrases raisonnables et modestes lui avaient attirées à Turin; son nom est l'abbé Denina.271-a Il a été professeur à l'université de Turin; il vous sera peut-être connu par l'Histoire des révolutions de Grèce et des révolutions d'Italie. Il vient pour dire tout haut en Allemagne ce qu'il pensait tout bas en Italie. Vous me parlez de banqueroutes, comme si l'on n'en faisait qu'à Paris; au moins nous avons eu la nôtre, au commencement de cette année, assez forte; elle était de six millions de vos livres. Les proportions sont gardées; six millions pour nous sont autant que vingt millions pour la France. Gare que le prince de Guémené ne soit le précurseur d'un plus grand que lui. L'Angleterre, l'Espagne et la France se sont épuisées dans la guerre présente; il faudra bien à la fin en venir là. Tout le monde fait banqueroute : le bon chrétien aux convoitises de la chair, le malade aux voluptés, le philosophe à l'erreur, celui qui a la bourse vide à son créancier; et la mort, qu'est-elle, qu'une banqueroute qu'on fait à la vie? Près de faire ce dernier pas, je perds de vue les charmes du monde, et je n'en vois plus que les illusions. Que la goutte me vienne assaillir, ou toute autre maladie, je sais que c'est le voiturier qui me doit conduire là-bas d'où personne n'est revenu, <243>et j'attends le moment de mon départ sans crainte de l'avenir et avec une entière résignation. Pour vous, je vous dispute le pas, et comme avant vous je suis venu au monde, je prétends en sortir avant vous, vous assurant que, tant que je serai en vie, je ferai des vœux pour votre contentement. Sur ce, etc.
269-a Voyez t. XXIV, p. 395.
270-a Bossuet dit dans son oraison funèbre de Michel Le Tellier, prononcée en 1686 : « Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les annales de l'Église; agiles instruments d'un prompt écrivain et d'une main diligente, hâtez-vous de mettre Louis, etc » Le reste du passage cité par Frédéric, depuis « Ce que souffre, etc., » n'y est pas. Mais le sens de ce passage se trouve dans la seconde partie de l'oraison funèbre de Louis XIV, par Massillon : « Spécieuse raison d'État, en vain vous opposâtes à Louis les vues timides de la sagesse humaine : le corps de la monarchie affaibli par l'évasion de tant de citoyens; le cours du commerce ralenti ou par la privation de leur industrie, ou par le transport furtif de leurs richesses, etc., etc. »
271-a Voyez Denina, La Prusse littéraire, t. I, p. 408 et 409 : « C'est proprement de cette aimée 1772, dit-il, que datent les tribulations dont le grand Frédéric parle dans une de ses lettres à M. d'Alembert. ... Dans le sixième chapitre du vingt-deuxième livre des Révolutions d'Italie, j'avais fait quelques réflexions sur la multiplicité des ordres religieux, etc. »