264. A D'ALEMBERT.
Le 30 décembre 1782.
Vous me faites un grand plaisir de m'apprendre vous-même la nouvelle de votre convalescence. C'est le plus fâcheux don que la nature ait pu faire aux hommes que de former une carrière dans leurs intestins. De tous les maux que nous sommes condamnés à souffrir, ceux de la pierre sont les plus violents, et exigent le plus de compassion, surtout quand des gens de mérite comme Anaxagoras en sont affligés. Pour moi, je m'attends dans peu à quelque cadeau de la part de madame la goutte, qui n'est pas non plus une aimable commère. O mon cher d'Alembert! autrefois nos lettres ne parlaient ni d'infirmités, ni des progrès de la caducité; à présent, chaque jour nous arrache quelque chose de notre existence. Cela me fait souvenir de ce mot célèbre d'une Spartiate à laquelle on apprit que son fils avait été tué à la bataille de Leuctres : « Je ne l'avais pas mis au monde pour être immortel. »275-a
Si vos amiraux et les Espagnols font la guerre, c'est en veillant à la conservation de leur monde, et ils font fort bien, parce que la paix va se conclure. L'idée des batteries flottantes était <247>assurément très-hétérodoxe, et ne pouvait réussir. Les hommes les plus déterminés peuvent entreprendre des choses difficiles; mais les impossibles, ils les abandonnent aux fous. On menace sans doute; l'Orient d'une nouvelle guerre. On veut placer le derrière du marmot Constantin276-a sur le sopha de Mustapha, et l'on dit que le César Joseph veut partager les dépouilles; les houris du sérail seront bien pour lui.276-b Voilà au moins ce qu'annoncent les bulletins de Vienne.
L'abbé Raynal écrit sur la révocation de l'édit de Nantes, et quand l'ouvrage sera imprimé, il l'enverra à Louis XIV par le premier courrier qui partira pour les champs Élysées. Pour moi, je me suis prescrit la règle d'imiter toutes bonnes actions anciennes et modernes, et de n'imiter jamais les mauvaises. Je laisse chacun adorer Dieu comme il le juge à propos, et je crois que chacun a le droit de prendre le chemin qu'il préfère pour aller dans le pays inconnu du paradis ou de l'enfer; je me contente de la liberté de suivre de même l'impulsion de la raison et de ma façon de penser, et pourvu que, par de justes entraves, on empêche les moines de troubler la société, il faut les tolérer, parce que le peuple les veut.
Ce M. de Villars, qui n'est pas le maréchal de Villars, peut faire imprimer ce qu'il lui plaît à Neufchâtel, pourvu qu'il ménage les puissants, et ne choque point les grands de la terre, gens chatouilleux sur les prérogatives de leur infaillibilité et sur leurs dignités. Vous savez que les prêtres les appellent les images de Dieu sur la terre;276-c ces fous le croient de bonne foi, et les fol<248>liculaires sont dans la nécessité de les respecter, en ménageant leur délicatesse infinie avec la plus scrupuleuse attention. Si l'image de Dieu de Versailles défend la publication des œuvres de Voltaire, les libraires suisses, hollandais et allemands gagneront à l'impression ce que des libraires français auraient pu profiter, et vos prêtres, quoi qu'ils fassent, ne ressusciteront pas à la fin du dix-huitième siècle la bienheureuse stupidité des siècles dix et onzième. Les gens qui pensent et qui combinent des idées sont très-désabusés de fables. La Sorbonne défend les brèches faites au corps de la place de la stupidité, et elle se contente que la masse imbécile du peuple la suppose invulnérable. Je vous souhaite la bonne année; surtout n'ayez plus de colique néphrétique, et suspendez votre voyage jusqu'à mon départ. Sur ce, etc.
275-a Dans une lettre au général Fouqué (t. XX, p. 152), Frédéric attribue les mêmes paroles à une Lacédémonienne qui les aurait prononcées après la bataille de Marathon. Peut-être a-t-il confondu quelques traits semblables, réminiscences de ses lectures. Élien, par exemple, dit que le philosophe Anaxagoras, ayant reçu la nouvelle de la mort de ses deux fils, répondit : « Je savais que je les avais engendrés mortels; » et Stobée fait dire à Gorgone, femme de Léonidas, donnant à son fils son bouclier : « Avec ou dessus. »
276-a Constantin Paulowitsch, né le 8 mai 1779.
276-b On en veut furieusement au sopha de Mustapha, que l'on croit qui siérait bien à l'Empereur, qui semble vouloir en partager les dépouilles, sans excepter les houris. (Variante de l'édition Bastien, t. XVIII, p. 393.)
276-c Voyez les Anekdoten von König Friedrich II, publiées par Frédéric Nicolaï, cahier II, p. 139 et 141, et Johann George Sulzer's Lebensbeschreibung, von ihm selbst aufgesetzt, aus der Handschrift abgedruckt, mit Anmerkungen von J. B. Merian und Fr. Nicolai. Berlin, 1809, p. 65. Voltaire dit dans sa lettre à Frédéric, du 8 mars 1738 (t. XXI, p. 198 de notre édition) : « Je dirai, dans mon cœur, de votre personne, ce que les flatteurs disent des rois, qu'ils sont les images de la Divinité. » Voyez aussi les lettres du même à Frédéric, du mois de juin 1740, du mois d'avril 1742, et du 15 avril 1760, t. XXII, p. 10 et 99, et t. XXIII, p. 85. Dans son Examen critique du Système de la nature (t. IX, p. 188), Frédéric explique le vrai sens des mots qui nous occupent; et dans sa lettre à d'Alembert, du 18 octobre 1770 (t. XXIV, p. 560), il appelle Louis XIV une des images de Dieu sur terre.