6. DU MÊME.
Le 29 juin 1781.
Sire,
Si je n'ai pas répondu plus tôt à la lettre dont il vous a plu de m'honorer le 1er avril, c'est que je n'ai pas osé troubler les travaux ou les amusements militaires de V. M. Du temps d'Hercule, on appelait cela des travaux, mais du temps de Frédéric on appelle cela ses amusements; car ses travaux, tels qu'ils sont inscrits dans le temple de la Gloire, ont été un objet plus sérieux. On se plaint dans ce temple que V. M. s'est emparée de tous les quatre murs, et n'a laissé aucune place à ses contemporains, qui voudraient aussi occuper un petit pan de ce temple par leurs faits et gestes; mais cela ne me regarde pas, et je ne me mêle pas des affaires des grands. Je n'ose me mêler davantage des intérêts de ma nation auprès de V. M. Elle m'a repoussé trop jeune de son sein pour que je sois capable de tirer parti de tous ses avantages, et il lui faut un avocat plus instruit et surtout plus éloquent. Si le grand Quintus376-a existait encore, je la recommanderais à son zèle. Quant à moi, Sire, je me rappellerai toujours bien vivement avec quelle verve V. M. me déclama un jour tout le commencement der Asiatischen Banise.376-b Si ce beau morceau a pu se conserver intact à côté des plus belles tirades de Racine, de Voltaire, du poëme de la Guerre376-c et du poëme à l'honneur des confédérés de Pologne,376-d je conviens qu'aujourd'hui on n'écrit plus rien en Allemagne dans ce goût-là, et que la langue allemande a absolument changé de ton et d'allure. V. M. a la bonté de me renvoyer aux débris du beau siècle de Louis XIV, pour en faire mes choux gras en Fiance. Je crains que ces choux ne restent très-maigres, car depuis que le grand Voltaire nous a été enlevé, un vaste et effrayant silence a succédé aux chants harmonieux <340>des rossignols, et n'est interrompu de temps en temps que par le croassement sinistre de quelques oiseaux de mauvais augure.
On m'a calomnié, Sire, en me faisant conducteur d'un jeune seigneur russe. On a bien de la peine à se conduire soi-même dans ce bas monde, et il faut être bien présomptueux pour vouloir conduire les autres. J'ai fait ce métier une fois dans ma vie, mais c'était pour un court temps, et à la prière d'une princesse à laquelle je n'avais rien à refuser.377-a D'ailleurs, on fait pour un prince du saint-empire romain ce qu'on ne fait pas pour un gentilhomme russe. C'est dommage que l'Impératrice m'ait fait colonel si tard, ce qui me prive même de l'espérance de conduire un jour un régiment vert, à travers les périls, à la victoire.
Je me propose, Sire, de faire un petit tour à Spa, pour faire ma cour à monseigneur le prince Henri. J'ai presque formé un vœu impie dans cette circonstance; j'ai désiré que la santé de V. M. fût assez mauvaise pour avoir besoin de ces eaux; j'aurais eu le bonheur inestimable de voir encore une fois celui qui a fixé les regards de son siècle, et qui fixera ceux de la postérité. Il n'y a point de chemin que je trouvasse assez long pour jouir de ce bonheur. Partout où je serai, Sire, V. M. aura un serviteur bien fidèle, mais malheureusement bien inutile; mon uniforme russe m'y oblige, et mon cœur encore davantage. Je recevrai partout les ordres de V. M. avec le plus profond respect, dont je dépose l'hommage à ses pieds, et avec lequel je suis, etc.
376-a Le colonel Quintus Icilius était mort à Potsdam le 13 mai 1775, âgé de cinquante et un ans. Voyez t. V, p. 13; t. XIX, p. 430; et t. XXIV, p. 19 et 20.
376-b Voyez t. XIV, p. 380.
376-c Voyez t. X, p. 259-318.
376-d Voyez t. XIV, p. 211-271.
377-a Voyez t. XXIV, p. 666.