7. DU MÊME.

Le 8 septembre 1781.



Sire,

Il ne manquait au succès éclatant de mon voyage de Spa qu'un seul genre de gloire, et je le dois aux bontés de V. M. J'ai été <341>comblé de mille bontés par monseigneur le prince Henri; j'ai reçu coup sur coup trois lettres charmantes de mon auguste souveraine; j'ai vu au moins trois fois, et pour plus d'un quart d'heure, Joseph II assis entre Henri et moi; je l'ai entendu parler de V. M.; j'ai été témoin de l'extrême considération qu'il a marquée au prince, pour lequel il ne cachait point qu'il était venu principalement à Spa; je l'ai entendu parler de madame la princesse d'Orange, dont l'apparition à Spa n'est pas une des moindres satisfactions de mon voyage; j'ai recueilli tout ce que Joseph m'a dit de mon autocratrice, pour laquelle il ne laisse pas d'avoir un fonds de bonté considérable. Que manquait-il donc à tant de sujets de bonheur? Celui de recevoir une lettre de V. M., et cette lettre est venue à point nommé. Mais j'ai surtout délicieusement joui des hommages que toutes les nations rassemblées dans ce café général de l'Europe se sont empressées à rendre à un prince qui a si souvent partagé les travaux glorieux de V. M., et dont les éminentes qualités, la conversation pleine d'intérêt, de raison et de lumière, la politesse et la bonté sans égale ont fait pendant plus de six semaines l'entretien de tous les jours et l'étonnement de tous ceux que la saison avait attirés. Il s'est surtout établi une lutte entre les deux nations rivales, l'anglaise et la française, laquelle lui marquerait le mieux ses respects; mais j'aime à croire que la nation française a eu l'avantage de ce combat. Je vois du moins combien ses impressions ont été vives par tout ce qui a été mandé à Paris du séjour de S. A. R., par tout ce qu'en disent ceux qui reviennent successivement de Spa; et j'aurai, après avoir fait la plus agréable campagne d'été, la satisfaction inexprimable de ne pouvoir faire cet hiver un pas dans mes quartiers, à Paris, sans entendre parler du héros à la suite duquel j'ai fait la campagne.

V. M. me dira qu'à force de forger on devient forgeron, et qu'à force d'être colonel on donne à toutes ses tournures un air militaire. Il faut bien, Sire, que je me regarde comme un homme célèbre, puisque V. M. ne dédaigne pas de faire l'énumération de tous les alambics par où il a plu à la divine providence de me faire passer. J'ose cependant représenter à mon auguste historio<342>graphe que je n'ai nul droit à me qualifier colonel de Preobrashenskii, et que si je suis colonel de la plus grande des impératrices, c'est peut-être dans un régiment d'invalides, et c'est encore bien de l'honneur pour moi. Je suis aussi revêtu de quelques dignités qui ont échappé à V. M. Par exemple, j'ai depuis près de huit ans un brevet de souffre-douleur de l'impératrice de toutes les Russies, que S. M. a la bonté de me confirmer journellement. Je pourrais même, d'après votre dernière lettre, Sire, me qualifier de plastron du grand Frédéric; mais il faut être en garde contre la vanité. Les traits de V. M. ne sont pas mortels comme ceux d'Apollon votre patron; votre bonté daigne en émousser la pointe avant de les lâcher, et l'on est un pauvre plastron quand on ne reçoit que des traits émoussés. Le plus sûr est donc de me tenir enveloppé dans mon manteau de Waldstorchel,379-a et de me contenter d'une demi-douzaine de titres, sans aspirer à de nouvelles dignités.

V. M. a pensé me causer une révolution, en me parlant de la perte de l'abbé Coyer,379-b que j'ignorais. Je n'ai pu éclaircir depuis mon retour si ce malheur est avéré; j'aime à me flatter, et à en douter encore. J'aime surtout à me flatter que ce chiffon trouvera V. M. heureusement de retour de la Silésie, et dans le sein du repos. Tout colonel russe que je suis, je ne regarderai jamais Berlin comme une auberge de passage pour Pétersbourg; mais si jamais le Seigneur me ramène dans le sanctuaire de Potsdam ou de Sans-Souci, j'entonnerai aux pieds de V. M. le cantique de Siméon l'archimandrite : Nunc dimittis servum tuum, etc.

Je suis avec le plus profond respect, etc.


379-a Voyez t. XVIII, p. 100, et t. XXIV, p. 575.

379-b Voyez t. XXIV, p. 665.