27. AU COMTE DE MANTEUFFEL.
Moitié à Ruppin, moitié à Rheinsberg, ou sur mon départ de l'un
pour aller à l'autre, 21 août 1736.
Mon cher Quinze-Vingt,
J'ai reçu avec bien du plaisir celle que vous venez de m'écrire sous la date du 19. Je vous demande pardon d'avoir manqué à la date de ma lettre; mais je souhaiterais que ce fût la moindre des bévues qui m'échappent. Vous voyez que je me corrige, car j'ai bien circonstancié celle d'aujourd'hui.
Pour ce qui regarde Pöllnitz, je reconnais toute la sagesse du conseil que vous me donnez, et je puis vous assurer qu'en partie je l'ai déjà pratiqué depuis longtemps, et que je n'ai jamais fait remarquer à Pöllnitz ni dédain ni mépris. J'ai badiné avec lui sur son humeur caustique; je l'ai averti que l'on disait en ville qu'il se moquait du Roi et qu'il le contrefaisait, et je l'ai prié d'être sur ses gardes, afin que pareilles choses ne lui attirassent du chagrin. Vous savez sans doute l'histoire; ainsi vous voyez que je ne lui ai dit que des choses qui pouvaient lui être salutaires; mais puisqu'il les prend si mal, je ne lui dirai plus rien. Il prend même toutes les louanges que je lui donne pour des ironies, et tout ce que je lui puis dire, d'ailleurs, lui semble équivoque ou double.
<478>Je réserve pour Rheinsberg la lecture de la lettre de Jordan, et je me repose si fort sur vos décisions, que je ne doute pas qu'elle ne soit des plus agréables et des plus instructives.
Je viens à Gresset, le charmant auteur du Vert-vert. J'ai fait toutes les réflexions que vous me faites faire sur son arrivée; mais je vous avoue que l'idée de sa compagnie m'a fait affronter tous les obstacles. Je comprends de quelles personnes vous voulez parler, et l'épithète de stupide malignité les désigne si bien, que je les montrerais au doigt.
Je crains de n'avoir pas le plaisir de vous voir sitôt; c'est pourquoi je vous prie de me particulariser un peu, sous mots couverts, ce qui peut être transpiré jusqu'à vous de ces personnes. Je vous assure que vous n'avez rien à craindre de mon caquet, et, si vous le voulez, je vous renverrai la lettre que vous m'écrirez là-dessus, afin que vous puissiez la brûler vous-même. L'occasion de l'arrivée de Jordan serait assez sûre pour lui confier un tel dépôt; deux mots peuvent contenir tout ce de quoi il s'agit.
Si quelqu'un y perd que vous ne soyez pas de la coterie de Rheinsberg, c'est moi, sans contredit; je souhaiterais que le temps de ces éternelles circonstances pût une fois finir. Si jamais j'ai voulu du mal à la prudence, je lui en veux en cette occasion, vu qu'elle me prive de votre compagnie.
A l'égard de vos vers, il me semble que
Tu te sers, il est vrai, dans tes vers, de mes rimes;
Mais, changeant finement le tour, l'expression,
Tu me fais avouer, à ma confusion,
Que, si je les ai faits, c'est toi qui les relimes.
Je m'en vais partir à présent pour me rendre à Rheinsberg. Je suis charmé de ce que vous avez approuvé la distribution de mon temps; je tâche de l'employer aussi utilement et aussi agréablement que je le puis. Me préparant à recevoir le Gast royal qui me viendra un de ces jours,528-a je tâche, afin qu'il ne se repente pas d'avoir fait le voyage, de porter toutes mes attentions à ce qui lui peut faire plaisir, et j'espère que l'effet répondra à mes soins.
<479>Ce joug que l'on nomme devoir
M'apprend comme il faut recevoir
Celui que trois fois je révère,
Comme souverain, maître et père;
Et ces forêts où le repos
Se humait jadis à grands flots
Seront, par un abus profane,
Voués à l'usage de Diane;
Ce lac dont les poissons en paix
Ne redoutaient point les filets
Verra sur ses ondes tranquilles
Des troupes de pêcheurs habiles;
L'endroit où résonnait le son
De la flûte et du violon,
Ce lieu charmant qu'à l'harmonie
A consacré la symphonie,
Désormais, au lieu de concerts.
Aura table, buffet, desserts.
Ainsi, par des métamorphoses,
Les dieux changeaient l'ordre des choses.
Le Duval529-a d'Ulysse en pourceau,529-b
Une triste nymphe en écho.
Voilà une bonne tirade, au risque de vous ennuyer pour quelques moments. Je vous dirai en tout cas une chose qui pourra vous en consoler : c'est que je me suis dix fois plus ennuyé en faisant ces rimes que vous ne vous ennuierez en les lisant. Adieu, mon cher Quinze-Vingt; je suis charmé que le sieur Wolff fournisse de nouvelles matières à notre correspondance; elle ne manquera jamais de mon côté; j'ai un si grand fonds d'estime pour vous, que je n'épuiserai de ma vie ce chapitre. Je me contenterai cependant de vous dire pour cette fois, le plus brièvement qu'il me sera possible, que je suis avec toute la considération imaginable, etc.
528-a Frédéric-Guillaume Ier se rendit pour la première fois à Rheinsberg le 4 septembre 1736. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 148 et 154. Le Roi n'y retourna qu'une seule fois.
529-a Cuisinier de Frédéric, mentionné plusieurs fois dans le Journal secret du baron de Seckendorff, par exemple, p. 71 et 159. Voyez aussi notre t. XVI, p. 289.
529-b Allusion aux compagnons d'Ulysse métamorphosés par Circé en pourceaux. Voyez l'Odyssée, chant X. v. 210 et suivants.