34. AU MÊME.
Camp de Prossnitz, 25 juin 1758.
J'ai reçu une très-triste et fâcheuse nouvelle de Berlin, la mort de mon frère, à laquelle je ne m'attendais aucunement. J'en suis d'autant plus affligé, que je l'ai toujours tendrement aimé, et que j'ai pris tous les chagrins qu'il m'a donnés comme une suite de sa faiblesse à suivre de mauvais conseils, et comme un effet de son tempérament colère, dont il n'était pas toujours le maître; et, faisant réflexion à son bon cœur et à ses autres bonnes qua<173>lités, j'ai supporté avec douceur beaucoup de choses, dans sa conduite, qui étaient très-irrégulières, et par lesquelles il a manqué à ce qu'il me devait. Je sais la tendresse que vous avez eue pour lui; j'espère que, après avoir donné à l'amitié et à la nature les premiers mouvements de votre douleur, vous ferez tous les efforts dont une âme forte est capable, non pas pour effacer de votre souvenir un frère dont l'empreinte doit sans cesse vivre dans votre cœur et le mien, mais pour modérer l'excès d'une affliction qui pourrait vous être funeste. Pensez, je vous prie, qu'en moins d'une année je viens de perdre une mère que j'adorais et un frère que j'ai toujours tendrement aimé; dans la situation critique où je me trouve, ne me causez pas de nouvelles afflictions par le mal que le chagrin vous pourrait faire, et usez de votre raison et de la philosophie comme des seuls remèdes pour nous rendre supportables les maux pour lesquels il n'y en a point. Pensez à l'État et à notre patrie, qui serait peut-être exposée aux plus grands malheurs, si, dans le cours de cette terrible guerre, nos neveux tombaient en tutelle; pensez enfin que tous les hommes sont mortels, et que nos liaisons les plus tendres, nos attachements les plus forts, ne nous garantissent pas de la loi commune qui est imposée à notre espèce, et que, après tout, notre vie est si courte, qu'elle ne nous laisse pas même le temps de nous affliger, et que, en pleurant les autres, nous pouvons croire sans nous tromper que dans peu on nous pleurera à notre tour.198-a Enfin, mon cher frère, je ne veux ni ne puis m'étendre sur le triste sujet de cette lettre; je crains pour vous, je vous souhaite longue vie et bonne santé, et je souhaite en même temps que la multitude de vos occupations et la gloire que vous acquerrez vous servent à vous distraire d'objets qui ne peuvent que vous percer le cœur, vous affliger et vous abattre, étant avec une parfaite tendresse et estime, etc.
198-a Voyez t. X, p. 236.