94. AU MÊME.
(Nieder-Kunzendorf) 24 mai 1761.
Mon cher frère,
Je ne puis rien vous apprendre de nos hautes prouesses, car nous n'en avons point fait; nous sommes à nous examiner de loin, et à peine y a-t-il tous les huit jours un cheval de hussard de blessé. J'ai eu beaucoup à trotter pour mettre mes différents campements en règle; à présent tout est bien établi, et nous n'avons pas grand' chose à faire. Schwerin257-a est fort en colère contre la reine de Hongrie et contre Daun; il dit qu'ils se sont moqués de lui avec leur cartel. Il s'en est aperçu un peu tard, le pauvre garçon; il dit qu'il trouve le monde plus méchant qu'il ne l'avait cru. Il me semble qu'on n'a pas besoin d'avoir quarante-cinq ans pour s'en apercevoir, et que cette réflexion doit se présenter à tous ceux qui entrent dans le monde un an après qu'ils sortent du collége. Schwerin doit se consoler par le proverbe qui dit que les fruits tardifs sont les meilleurs. Je crois que quand Seydlitz pourra gagner le dessus sur son hypocondrie, il se portera aussi bien qu'autrefois; mais une femme et beau<225>coup de bien, pour quiconque a passé sa vie sans opulence, changent la façon de penser des hommes, et j'en ai vu trop d'exemples pour n'en être point convaincu.
Je ne sais, mais je ferais presque un pari que les Français feront leur paix à la fin de juin ou au commencement de juillet, et que vers l'automne, nous et toutes les parties belligérantes, chacun s'en ira chez soi planter ses choux et cultiver son jardin.258-a Ne pensez pas cependant, mon cher frère, que j'aie exalté mon âme; j'ai fait ce que j'ai pu pour y réussir, mais je n'ai pas été assez heureux d'atteindre à ce comble d'enthousiasme.
Zastrow a de nouveaux prophètes; l'un pronostique la paix, l'autre une bataille avec les Russes, un troisième une bataille avec les Autrichiens. Vous n'avez que le choix des choses possibles avec eux, car il faut bien que de tant de choses si différentes il y en ait une qui arrive. J'ai demandé à Zastrow si ses diseurs de bonne aventure ne lui avaient point pronostiqué quelle serait l'issue de son mariage? Il a été, pour le coup, assez sage pour ne les point interroger sur des matières si délicates. Il a une maison à Schweidnitz, grande comme votre chambre de Schlettau, où il veut établir tout son ménage; un vieux corps de garde délabré lui sert de cuisine, et il prétend que les soubrettes de madame campent à côté de la maison. Je lui ai fait quelques remontrances sur ce beau projet, qui entraînerait la plus grande dépravation de mœurs après soi, exposant la vertu de ses chambrières au rapt, au viol et à toutes les entreprises d'une luxure effrénée contre la pudeur. Je ne sais à quel point mes remontrances l'affecteront; mais, quoi qu'il arrive, j'en ai la conscience nette, et ce sera à lui à penser au reste.
Il y a à Sehweidnitz le fils d'un major autrichien, Italien de naissance, qui, à l'âge de onze ans, passe pour un prodige. Il a une grande barbe; on dit que Priape n'est rien en comparaison de lui, et qu'il a toute la force et la vigueur d'un homme fait. Cette réputation étonnante a attiré à Schweidnitz le pèlerinage de toutes les femmes des environs, qui sont venues pour voir ce prodige, et qui peut-être auraient volontiers passé à l'expérience, <226>si la tutelle du père et de la mère de cet enfant ne s'y était opposée. Du reste les prodigalités de la nature ne se sont bornées qu'aux seules parties mâles du jeune homme, et ceux qui le connaissent disent que sa tête est aussi mal partagée que sa virilité l'est avantageusement.
Voilà, mon cher frère, toutes les nouvelles de ce canton; j'aimerais bien n'en avoir pas d'autres à vous donner que des bagatelles, mais dans six semaines d'ici je crains bien qu'il n'en soit pas de même; je vous prie cependant de me croire, etc.
257-a Voyez t. XIV, p. X, XI, 138 et 139; t. XV, p. XXIII, 217 et 218.
258-a Voyez t. XXIII, p. 109, et t. XX, p. 187 et 318.