371. AU MÊME.
Le 3 octobre 1782.
Mon très-cher frère,
Je vous confesse, mon cher frère, que, quelque peine que je me sois donnée pour parvenir à l'impassibilité des stoïciens, jamais je n'ai pu y atteindre. J'aime ma patrie, mes parents et mes amis; quand il leur558-a arrive du mal, j'y suis sensible, je partage avec eux leur infortune; la nature m'a fait tel, et je ne saurais me changer. Je crois me corroborer par la lecture de Marc-Aurèle et d'autres philosophes; mais je ne tarde pas à m'apercevoir que le proverbe, tout trivial qu'il est, n'en est pas moins vrai : Chasse la nature par la porte, elle rentrera par la fenêtre. Ajoutez que l'âge, qui diminue les forces du corps et de l'esprit, rend les vieillards plus timides et plus circonspects, et plus sujets aux appréhensions. Tout cela peut contribuer, mon cher frère, aux pronostics que je tire de l'avenir. Ajoutez à cela qu'il n'est point donné à la prudence humaine de prévoir les différentes tournures que les événements peuvent prendre, et qu'ainsi il faut attendre que l'avenir débrouille les choses obscures, pour être sûr de son fait. Je crois bien que l'Empereur ne veut pas de la guerre dans le moment présent, où ses forteresses ne sont pas achevées, où il n'a pas encore pu amasser toutes les sommes, par ses épargnes, qu'il sait être nécessaires pour la durée de quelques campagnes, où il n'a point encore conclu d'alliance avec la Russie pour la lier définitivement à ses vastes projets, où enfin il lui faut encore quelques opérations de finance pour achever les préparatifs indispensables à l'exécution de ses desseins. Mais, mon cher frère, ces desseins n'en existent pas moins, et si l'on ne le contrecarre pas dans ses négociations, si l'on ne fait avorter à temps ses projets, si l'on ne se maintient pas dans la posture la plus respectable que possible, vous le verrez fondre à l'improviste sur nos possessions, et engager une guerre aussi ruineuse que celle de l'année 1756. L'Empereur a les mêmes vues que celles de sa mère; il travaille à former une alliance pareille en tâchant de <492>liguer les premières puissances de l'Europe contre nous. Je vois tout cela, les détails m'en viennent journellement; comment pourrais-je donc envisager avec sang-froid des manigances aussi dangereuses pour l'Etat dont la conservation est confiée à mes soins, d'autant plus que mon devoir est d'écarter, non pendant ma vie uniquement, mais encore après ma mort, par de bonnes alliances et par tous les moyens que j'ai, les calamités futures que je puis prévoir dans l'avenir. Voilà, mon cher frère, une tâche bien difficile pour mon âge, et qui pourrait fournir une source intarissable d'occupations aux têtes les plus chaudes et les plus éveillées. Si j'envisageais des objets aussi importants avec indifférence, j'agirais indolemment, et je manquerais à ce que je dois à l'État; il faut donc que je rassemble le peu de forces qui me restent, pour remplir mes devoirs selon toute leur étendue. Mon temps est fait, mon cher frère, le monde n'est plus rien pour moi; mais je ne veux avoir rien à me reprocher, et je veux éviter qu'on dise après ma mort que j'ai négligé la moindre chose.
La fin de votre lettre ne m'a point réjoui; j'avais espéré, mon cher frère, que les eaux de Spa avaient entièrement rétabli votre santé, et je n'aime point du tout ces coliques hémorroïdales. Je vous conjure de ne me point écrire quand vous avez ces incommodités, parce que vous pourriez les empirer, et que, privée de la santé, notre existence en devient encore plus insupportable.
Le prince Ferdinand, qui va voir sa sœur à Berlin,560-a passera demain ici.
Voilà ce qu'un vieil anachorète peut vous mander du fond de sa cellule;560-b d'ailleurs, j'espère, mon cher frère, que vous ne doutez point des sentiments de tendresse et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.
558-a Le mot leur manque dans l'autographe.
560-a Le prince Ferdinand de Brunswic venait voir la reine de Prusse.
560-b Voyez t. XXIII, p. 430, et t. XXV, p. 9, 10, 19, 20, 200 et 207.