ARTICLE Ier. DES TROUPES PRUSSIENNES, DE LEURS DÉFAUTS ET DE LEURS AVANTAGES.
L'institution de nos troupes exige de ceux qui les commandent une application infinie; elles veulent être entretenues dans une discipline continuelle, elles veulent être conservées avec un soin extrême, et elles veulent être mieux nourries que peut-être toutes les autres troupes de l'Europe.
Nos régiments sont composés la moitié de citoyens, et l'autre moitié de mercenaires;5-a ces derniers, n'étant attachés à l'État par aucun lien, deviennent transfuges à la première occasion, et voilà d'abord un objet important que celui d'empêcher la désertion. Quelques-uns de nos généraux croient qu'un homme <5>n'est qu'un homme, et que la perte d'un individu n'influe point sur la totalité. Mais ce qui peut se dire d'autres armées n'est point applicable à la nôtre : qu'un homme maladroit déserte, et qu'il soit remplacé par un lourdaud, c'est la même chose; mais qu'un soldat qu'on a dressé deux ans de suite pour lui donner le degré d'adresse nécessaire sorte du corps, et qu'il soit mal ou point du tout remplacé, cela tire à conséquence à la longue; et ne voit-on pas que la négligence des officiers du petit détail a abîmé des régiments entiers? J'en ai vu fondre par la désertion à un point étonnant. Des pertes pareilles diminuent l'armée, où le nombre fait toujours beaucoup. Vous perdez donc, si vous n'y tenez pas la main, vos meilleures forces, et vous n'êtes pas en état de les réparer; car, quoiqu'il y ait des hommes dans mes États, y en a-t-il beaucoup de la taille dont sont nos soldats? Et quand même ils y seraient, seront-ils d'abord dressés comme les autres?
C'est donc un devoir essentiel de tout général qui commande une armée ou un corps séparé de mes troupes de prévenir la désertion.
On l'empêche : 1o en évitant de se camper proche de grands bois, si la raison de guerre ne vous y oblige; 2o en faisant souvent visiter les soldats dans leurs tentes; 3o en faisant faire des patrouilles de hussards tout à l'entour du camp; 4o en postant de nuit des chasseurs dans les grains, et en doublant les vedettes de cavalerie le soir, pour que la chaîne soit plus serrée; 5o en ne souffrant point que le soldat se débande, mais en obligeant les officiers de les mener en rang et file à la paille ou à l'eau; 6o en punissant sévèrement la maraude, qui est la source des plus grands désordres; 7o en ne retirant les gardes des villages, les jours de marche, que lorsque l'armée est déjà en bataille; 8o en ne marchant de nuit que lorsqu'une raison importante l'exige; 9o en faisant des défenses rigoureuses pour que, les jours de marche, aucun soldat ne quitte son peloton; 10o en faisant faire des patrouilles de hussards à côté de l'infanterie lorsqu'elle passe les bois; 11o en plaçant des officiers à l'entrée et à la sortie des défilés, pour reformer les troupes; 12o en cachant soigneusement aux troupes les mouvements que l'on est obligé de faire en ar<6>rière, et en les couvrant de prétextes qui leur fassent plaisir; 13o en étant toujours attentif à ce que les troupes ne manquent de rien, soit pain, viande, paille, eau-de-vie, etc.; 14o en examinant les raisons de la désertion, lorsqu'elle se met ou dans un régiment, ou dans une compagnie, pour savoir si le soldat a reçu régulièrement son prêt et toutes les douceurs qui lui sont assignées, ou si son capitaine est coupable de malversation.
L'entretien de la discipline n'exige pas moins de soins. On dira peut-être : Les colonels y tiendront la main; mais cela ne suffit pas. Il faut que tout soit monté au plus parfait dans une armée, et que l'on voie que ce qui se fait est l'ouvrage d'un seul homme. La plus grande partie d'une armée est composée de gens indolents; si le général n'est sans cesse à leurs trousses, toute cette machine si ingénieuse et si parfaite se détraquera bien vite, et le général n'aura plus qu'en idée une armée bien disciplinée. Il faut donc s'accoutumer à travailler sans cesse, et ceux qui le feront verront par leur expérience que cela était nécessaire, et qu'il se trouve tous les jours des abus à réprimer que ceux-là seuls ne voient pas, qui ne se donnent pas la peine d'y regarder.
Quoique cette application pénible et continuelle paraisse dure, pourvu qu'un général l'ait, il ne s'en voit que trop récompensé; et quels avantages des troupes si lestes, si braves et si bien disciplinées ne lui donnent-elles pas sur ses ennemis! Un général audacieux chez les autres peuples n'est que dans les règles chez nous; il peut oser et entreprendre tout ce qu'il est possible à des hommes d'exécuter.
Que n'entreprendrait-on pas avec des troupes si bien disciplinées! L'ordre est devenu habituel à toute l'armée; l'exactitude de l'officier et du soldat est poussée au point que tout est prêt une demi-heure avant l'heure marquée, que, depuis l'officier jusqu'au dernier fantassin, personne ne raisonne, mais tout le monde exécute, que la volonté du général est promptement obéie, et que, pourvu qu'il sache bien commander, il peut être sûr de l'exécution. Nos troupes sont si lestes et si agiles, qu'elles se forment en bataille en moins de rien; on ne peut presque jamais être surpris, à cause de la rapidité de leurs mouvements. <7>Voulez-vous vous servir des fusils, quelles troupes font un feu pareil aux nôtres? Les ennemis disent que c'est être exposé à la gueule de l'enfer que de se trouver vis-à-vis de notre infanterie. Voulez-vous que l'infanterie n'attaque qu'avec la baïonnette, quelle infanterie marchera mieux à l'ennemi sans flotter et avec un grand pas? où verra-t-on plus de contenance dans les plus grands dangers? Faudra-t-il faire un quart de conversion pour tomber sur le flanc de l'ennemi, dans un moment ce mouvement s'exécute, et cela même sans la moindre peine.
Dans un pays où le premier état est le militaire, où la fleur de la noblesse sert dans l'armée, où tous les officiers sont gens de naissance, où des citoyens même sont soldats, c'est-à-dire des fils de bourgeois et de paysans, on doit bien se persuader qu'il doit y avoir de l'honneur dans des troupes ainsi composées. Aussi y en a-t-il beaucoup, car j'ai vu des officiers périr plutôt que de reculer; qu'eux et jusqu'au commun soldat ne souffrent point dans leur corps des gens qui ont témoigné des faiblesses qu'on ne relèverait assurément pas en d'autres aimées; j'ai vu des officiers et des soldats fortement blessés, qui n'ont point voulu abandonner leur poste, ni se retirer pour se faire panser. Avec de pareilles troupes on dompterait l'univers entier, si les victoires ne leur étaient pas aussi fatales qu'à leurs ennemis; car vous pouvez tout entreprendre avec elles, pourvu que vous ayez des vivres. Marchez, vous gagnerez de vitesse sur les ennemis; attaquez des bois, vous y forcerez les troupes; gravissez contre des montagnes, vous déposterez ceux qui les défendent; servez-vous des armes à feu, ce sera un massacre; faites agir votre cavalerie, ce sera une boucherie affreuse et la destruction des ennemis.
Mais, comme la bonté des troupes ne suffit pas, et qu'un général, à force d'être malhabile, pourrait détruire d'aussi grands avantages, je vais traiter de la partie du général et prescrire des règles que j'ai apprises à mes dépens, ou que de grands généraux nous ont laissées.
5-a Voyez t. VI, p. 103, et t. IX, p. 215.