<85>ces batteries, et le canon la repoussa malgré sa valeur. L'infanterie fut, en avançant, foudroyée par le feu qui sortait de ces redoutes; cela ne l'empêcha pas d'emporter les deux premières; mais les Russes, qui l'attaquèrent en même temps de front, en flanc, et de tous côtés, la repoussèrent à différentes reprises, et l'obligèrent à la fin à céder le terrain. La confusion se mit insensiblement parmi les Suédois; la blessure du Roi l'empêcha de remédier à ce désordre; ses meilleurs généraux avaient été pris au commencement de l'action; il n'y eut donc personne pour rallier assez promptement les troupes, et dans peu la déroute devint générale. La négligence que l'on avait eue de ne point former d'établissement pour assurer les derrières de l'armée, fut cause que cette troupe, n'ayant point de retraite, après avoir fui jusqu'aux bords du Borysthène, fut obligée de se rendre à la discrétion du vainqueur.

Un auteura qui a beaucoup d'esprit, mais qui a fait son cours militaire dans Homère et dans Virgile, semble accuser le roi de Suède de ce qu'il ne se mit pas à la tête de ces fuyards que Lewenhaupt avait menés au Borysthène; il en attribue la cause à la fièvre de suppuration dont le Roi se ressentait alors, et qui, à ce qu'il prétend, énerve le courage. Mais j'ose lui répondre qu'une pareille résolution pouvait convenir aux temps où l'on se battait avec des armes blanches; maintenant, après une action, l'infanterie manque presque toujours de poudre; les munitions des Suédois étaient demeurées au bagage, et ce bagage avait été pris par l'ennemi. Si donc Charles avait eu la démence de s'opiniâtrer à la tête de ces fuyards qui manquaient de poudre et de vivres, raisons, soit dit par parenthèse, pour lesquelles les places fortes se sont rendues, le Czar aurait eu bientôt la consolation de voir arriver le frère Charles qu'il attendait avec tant d'impatience. Le Roi n'eût pu rien faire de plus sage, même en pleine santé, vu l'état désespéré de ses affaires, que de chercher un asile chez les Turcs. Les souverains doivent sans doute mépriser les dangers; mais leur caractère les oblige en même temps d'éviter soigneusement d'être faits prisonniers, non pour leur personnel, mais pour les conséquences funestes qui en résulteraient pour leurs États.


a Voltaire, Histoire de Charles XII, livre IV.