<151>politiques n'auraient pu soupçonner qu'une paire de gants changerait le destin de l'Europe; cela arriva cependant au pied de la lettre.

La duchesse de Marlborough exerçait la charge de grande maîtresse de la reine Anne à Londres, tandis que son époux faisait dans les campagnes de Brabant une double moisson de lauriers et de richesses. Cette duchesse soutenait par sa faveur le parti du héros, et le héros soutenait le crédit de son épouse par ses victoires. Le parti des torys, qui leur était opposé, et qui souhaitait la paix, ne pouvait rien, tandis que cette duchesse était toute-puissante auprès de la Reine. Elle perdit cette faveur par une cause assez légère : la Reine avait commandé des gants, et la duchesse en avait commandé en même temps; l'impatience de les avoir lui fit presser la gantière de la servir avant la Reine. Cependant Anne voulut avoir ses gants; une dame11 qui était ennemie de mylady Marlborough, informa la Reine de tout ce qui s'était passé, et s'en prévalut avec tant de malignité, que la Reine, dès ce moment, regarda la duchesse comme une favorite dont elle ne pouvait plus supporter l'insolence. La gantière acheva d'aigrir cette princesse par l'histoire des gants, qu'elle lui conta avec toute la noirceur possible. Ce levain, quoique léger, fut suffisant pour mettre toutes les humeurs en fermentation, et pour assaisonner tout ce qui doit accompagner une disgrâce. Les torys, et le maréchal de Tallard à leur tête, se prévalurent de cette affaire, qui devint un coup de partie pour eux. La duchesse de Marlborough fut disgraciée peu de temps après, et avec elle tomba le parti des whigs et celui des alliés de l'Empereur. Tel est le jeu des choses les plus graves du monde : la Providence se rit de la sagesse et des grandeurs humaines; des causes frivoles et quelquefois ridicules changent souvent la fortune des États et des monarchies entières. Dans cette occasion, de petites misères de femmes sauvèrent Louis XIV d'un pas dont sa sagesse, ses forces et sa puissance ne l'auraient peut-être pu tirer, et obligèrent les alliés à faire la paix malgré eux.

Ces sortes d'événements arrivent; mais j'avoue que c'est rarement, et que leur autorité n'est pas suffisante pour décréditer


11 Madame Masham. [Voyez t. I, p. 140]