<192>se fracasse lui-même. Quelle abominable erreur, quel égarement de raison peut faire goûter à Machiavel des maximes aussi contraires à l'humanité qu'elles sont détestables et dépravées?
Borgia établit le cruel d'Orco gouverneur de la Romagne, pour réprimer les désordres, les vols et les assassinats qui s'y commettaient. Quelle pitoyable contradiction! Borgia devait rougir de punir en d'autres les vices qu'il tolérait en lui-même. Le plus violent des usurpateurs, le plus faux des parjures, le plus cruel des assassins et des empoisonneurs pouvait-il condamner à mort des filous et des scélérats qui copiaient le caractère de leur nouveau maître en miniature et selon leur petite capacité?
Ce roi de Pologne dont la mort vient de causer tant de troubles en Europe agissait bien plus conséquemment et plus noblement envers ses sujets saxons. Les lois de Saxe condamnaient tout paillard à avoir la tête tranchée. Je n'approfondis point l'origine de cette loi barbare, qui paraît plus convenable à la jalousie italienne qu'à la patience allemande. Un malheureux transgresseur de cette loi, à qui l'amour avait fait affronter l'usage et le supplice, ce qui n'est pas peu, passa condamnation. Auguste devait signer l'arrêt de mort; mais Auguste était sensible à l'amour et à l'humanité : il donna sa grâce au criminel, et il abrogea une loi qui le condamnait tacitement lui-même toutes les fois qu'il avait de ces sortes d'arrêts à signer. Depuis ce temps, la galanterie obtint privilége d'impunité en Saxe.
La conduite de ce roi était d'un homme sensible et humain; celle de César Borgia était d'un scélérat et d'un tyran. L'un, en père de ses peuples, avait de l'indulgence pour ces faiblesses qu'il savait être inséparables de l'humanité; l'autre, toujours rigoureux, toujours féroce, persécutait ceux de ses sujets dont il appréhendait que les vices ne fussent semblables aux siens propres; l'un pouvait soutenir la vue de ses faiblesses, et l'autre n'osait voir ses crimes. Borgia fait mettre en pièces le cruel d'Orco, qui avait si parfaitement rempli ses intentions, afin de se rendre agréable au peuple en punissant l'organe de sa barbarie et de sa cruauté. Le poids de la tyrannie ne s'appesantit jamais davantage que lorsque le tyran veut revêtir les dehors de l'innocence, et que l'oppression se fait à l'ombre des lois. Le tyran ne veut pas même