<274>Un prince d'esprit peut juger sans peine du génie et de la capacité de ceux qui le servent; mais il lui est presque impossible de bien juger de leur désintéressement et de leur fidélité, puisque ordinairement la politique des ministres est de cacher surtout leurs pratiques et leurs mauvaises menées à celui qui est en droit de les en punir, s'il en était instruit.
On a vu souvent que des hommes paraissent vertueux, faute d'occasions pour se démentir, mais qu'ils ont renoncé à l'honnêteté dès que leur vertu a été mise à l'épreuve. On ne parla point mal à Rome des Tibère, des Néron, des Caligula, avant qu'ils parvinssent au trône; peut-être que leur scélératesse serait restée brute, si elle n'avait été mise en œuvre par l'occasion qui, pour ainsi dire, développait le germe de leur méchanceté.
Il se trouve des hommes qui joignent à beaucoup d'esprit, de souplesse et de talents l'âme la plus noire et la plus ingrate; il s'en trouve d'autres qui possèdent toutes les qualités du cœur sans cet instinct vif et brillant qui caractérise le génie.
Les princes prudents ont ordinairement donné la préférence à ceux chez qui les qualités du cœur prévalaient, pour les employer dans l'intérieur de leur pays. Ils leur ont préféré, au contraire, ceux qui avaient plus de vivacité et de feu, pour s'en servir dans des négociations. Leurs raisons ont été sans doute que, puisqu'il ne s'agit que de maintenir l'ordre et la justice dans leurs États, il suffit de l'honnêteté, et que, comme il est question de séduire les voisins par des arguments spécieux, d'employer la voie de l'intrigue et souvent de la corruption dans les missions étrangères, l'on sent bien que la probité n'y est pas tant requise que l'adresse et l'esprit.
Il me semble qu'un prince ne saurait assez récompenser la fidélité de ceux qui le servent avec zèle; il y a un certain sentiment de justice en nous, qui nous pousse à la reconnaissance, et qu'il faut suivre. Mais, d'ailleurs, les intérêts des grands demandent absolument qu'ils récompensent avec autant de générosité qu'ils punissent avec clémence; car les ministres qui s'aperçoivent que leur vertu est l'instrument de leur fortune n'auront point assurément recours au crime, et ils préféreront naturellement les bienfaits de leur maître aux corruptions étrangères.