<77>industrieux, des troupes, et tout ce que produit un pays bien peuplé. Tout le monde convient que la force d'un État ne consiste point dans l'étendue de ses bornes, mais dans le nombre de ses habitants. Comparez la Hollande avec la Russie : vous ne voyez qu'îles marécageuses et stériles qui s'élèvent du sein de l'Océan, une petite république qui n'a que quarante-huit lieues de long sur quarante de large; mais ce petit corps est tout nerf, un peuple immense l'habite, et ce peuple industrieux est très-puissant et très-riche; il a secoué le joug de la domination espagnole, qui était alors la monarchie la plus formidable de l'Europe. Le commerce de cette république s'étend jusqu'aux extrémités du monde, elle figure immédiatement après les rois, elle peut entretenir en temps de guerre une armée de cinquante mille combattants, sans compter une flotte nombreuse et bien entretenue.
Jetez, d'un autre côté, les yeux sur la Russie : c'est un pays immense qui se présente à votre vue, c'est un monde semblable à l'univers lorsqu'il fut tiré du chaos. Ce pays est limitrophe, d'un côté, de la Grande-Tartarie et des Indes, d'un autre, de la mer Noire et de la Hongrie; ses frontières s'étendent jusqu'à la Pologne, la Lithuanie et la Courlande; la Suède le borne du côté du nord-ouest. La Russie peut avoir trois cents milles d'Allemagne de large, sur plus de cinq cents milles de longueur; le pays est fertile en blés, et fournit toutes les denrées nécessaires à la vie, principalement aux environs de Moscou et vers la Petite-Tartarie : cependant, avec tous ces avantages, il ne contient tout au plus que quinze millions d'habitants. Cette nation, qui commence à présent à figurer en Europe, n'est guère plus puissante que la Hollande en troupes de mer et de terre, et lui est beaucoup inférieure en richesses et en ressources.
La force d'un État ne consiste point dans l'étendue d'un pays, ni dans la possession d'une vaste solitude ou d'un immense désert, mais dans la richesse des habitants et dans leur nombre. L'intérêt d'un prince est donc de peupler un pays, de le rendre florissant, et non de le dévaster et de le détruire. Si la méchanceté de Machiavel fait horreur, son raisonnement fait pitié, et il aurait mieux fait d'apprendre à bien raisonner que d'enseigner sa politique monstrueuse.