RÉFUTATION DU PRINCE DE MACHIAVEL.
AVANT-PROPOS.
Le Prince de Machiavel est en fait de morale ce qu'est l'ouvrage de Benoît Spinoza en matière de foi : Spinoza sapa les fondements de la foi, et ne tendait pas moins qu'à renverser toute la religion; Machiavel corrompit la politique, et entreprenait de détruire les préceptes de la saine morale. Les erreurs de l'un n'étaient que des erreurs de spéculation; celles de l'autre regardaient la pratique. Cependant il s'est trouvé que les théologiens ont sonné le tocsin et crié l'alarme contre Spinoza, qu'on a réfuté son ouvrage en forme, et qu'on a constaté la Divinité contre les attaques de cet impie, tandis que Machiavel n'a été que harcelé par quelques moralistes, et qu'il s'est soutenu, malgré eux et malgré sa pernicieuse morale, sur la chaire de la politique jusqu'à nos jours.
J'ose prendre la défense de l'humanité contre un monstre qui veut la détruire; et j'ai hasardé mes ré<164>flexions sur cet ouvrage à la suite de chaque chapitre, afin que l'antidote se trouvât d'abord auprès du poison.
J'ai toujours regardé le Prince de Machiavel comme un des ouvrages les plus dangereux qui se soient répandus dans le monde : c'est un livre qui doit tomber naturellement entre les mains des princes et de ceux qui se sentent du goût pour la politique; et comme il est très-facile qu'un jeune homme ambitieux, et dont le cœur et le jugement n'est pas assez formé pour distinguer le bon du mauvais, soit corrompu par des maximes qui flattent ses passions impétueuses, on doit regarder tout livre qui peut y contribuer comme absolument pernicieux et contraire au bien des hommes.
S'il est mauvais de séduire l'innocence d'un particulier, qui n'influe que légèrement sur les affaires du monde, il l'est d'autant plus de pervertir des princes qui doivent gouverner des peuples, administrer la justice et en donner l'exemple à leurs sujets, être, par leur bonté, par leur magnanimité et leur miséricorde, l'image vivante de la Divinité, et qui doivent moins être rois par leur grandeur et par leur puissance que par leurs qualités personnelles et par leurs vertus.
Les inondations des fleuves qui ravagent des contrées, le feu du tonnerre qui réduit des villes en cendres, le poison mortel et contagieux de la peste qui désole des provinces, ne sont pas aussi funestes au monde que la mauvaise morale et les passions effrénées des rois; car, comme, lorsqu'ils ont la volonté de faire du bien, ils en ont le pouvoir, ainsi, lorsqu'ils veulent le mal, il ne dépend que d'eux de l'exécuter. Et quelle situation <165>déplorable que celle des peuples, lorsqu'ils doivent tout craindre de l'abus du pouvoir souverain, lorsque leurs biens sont en proie à l'avarice de leur prince, leur liberté à ses caprices, leur repos à son ambition, leur sûreté à sa perfidie, et leur vie à ses cruautés! C'est là le tableau d'un empire où régnerait un monstre politique tel que Machiavel prétend le former.
Mais quand même le venin de l'auteur ne se glisserait pas jusqu'au trône, je soutiens qu'un seul disciple de Machiavel et de César Borgia suffirait pour faire abhorrer un livre aussi abominable. Il y a eu des personnes du sentiment que Machiavel écrivait plutôt ce que les princes font que ce qu'ils doivent faire. Cette pensée a plu à cause qu'elle a quelque apparence de vérité; on s'est contenté d'une fausseté brillante, et on l'a répétée, puisqu'on l'avait dite une fois.
Qu'on me permette de prendre la cause des princes contre ceux qui veulent les calomnier, et que je sauve de l'accusation la plus affreuse ceux dont l'unique emploi doit être de travailler au bonheur des hommes.
Ceux qui ont prononcé cet arrêt contre les princes ont été séduits sans doute par les exemples de quelques mauvais princes que cite Machiavel, par l'histoire des petits princes d'Italie, ses contemporains, et par la vie de quelques tyrans qui ont pratiqué ces dangereux préceptes de politique. Je réponds à cela qu'en tout pays il y a d'honnêtes et de malhonnêtes gens, comme en toutes les familles on trouve des personnes bien faites, des bossus, des aveugles, ou des boiteux; qu'ainsi il y a eu et il y aura toujours des monstres parmi les princes, <166>indignes de porter ce nom sacré. Je pourrais encore ajouter que comme la séduction du trône est très-puissante, il faut plus qu'une vertu commune pour y résister, et qu'ainsi il n'est point étonnant de trouver si peu de bons princes. Cependant ceux qui jugent si légèrement doivent se souvenir que, parmi les Caligulas et les Tibères, on compte des Titus, des Trajans et des Antonins; ainsi, qu'il y a une injustice criante, de leur côté, d'attribuer à tout un ordre ce qui ne convient qu'à quelques-uns de ses membres.
On ne devrait conserver dans l'histoire que les noms des bons princes, et laisser mourir ceux des autres, avec leur indolence ou avec leurs injustices. Les livres d'histoire se verraient à la vérité diminués de beaucoup, mais l'humanité y profiterait, et l'honneur de vivre dans la mémoire ne serait que la récompense de la vertu. Le livre de Machiavel n'infecterait plus les écoles de politique, on apprendrait à mépriser la contradiction pitoyable dans laquelle il est toujours avec lui-même, et l'on verrait que la véritable politique des rois, fondée uniquement sur la justice et la bonté, est bien différente du système décousu, rempli d'horreurs et de trahisons, que Machiavel a eu l'impudence de présenter au public.
<167>CHAPITRE Ier.
Lorsqu'on veut raisonner juste, dans le monde, il faut commencer par approfondir la nature du sujet dont on veut parler, il faut remonter jusqu'à l'origine des choses pour en connaître, autant que l'on peut, les premiers principes; il est facile alors d'en déduire les progrès et toutes les conséquences qui peuvent s'ensuivre. Au lieu de marquer la différence des États qui ont des souverains, Machiavel aurait, ce me semble, mieux fait d'examiner l'origine des princes, d'où leur vient le pouvoir qu'ils ont, et de discuter les raisons qui ont pu engager des hommes libres à se donner des maîtres.
Peut-être qu'il n'aurait pas convenu, dans un livre où l'on se proposait de dogmatiser le crime et la tyrannie, de faire mention de ce qui devrait la détruire à jamais; il y aurait eu mauvaise grâce à Machiavel de dire que les peuples, ayant trouvé nécessaire, pour leur repos et leur conservation, d'avoir des juges pour régler leurs différends, des protecteurs pour les maintenir contre leurs ennemis dans la possession de leurs biens, des souverains pour réunir tous leurs différents intérêts en un seul intérêt commun, avaient choisi, d'entre eux, ceux qu'ils avaient crus les plus sages, les plus équitables, les plus désintéressés, les plus humains, les plus vaillants, pour les gouverner et pour prendre sur soi le fardeau pénible de toutes leurs affaires.
C'est donc la justice, aurait-on dit, qui doit faire le principal objet d'un souverain; c'est donc le bien des peuples qu'il gou<168>verne qu'il doit préférer à tout autre intérêt; c'est donc leur bonheur et leur félicité qu'il doit augmenter, ou le leur procurer, s'ils ne l'ont pas. Que deviennent alors ces idées d'intérêt, de grandeur, d'ambition, de despotisme? Il se trouve que le souverain, bien loin d'être le maître absolu des peuples qui sont sous sa domination, n'en est lui-même que le premier domestique,190-a et qu'il doit être l'instrument de leur félicité, comme ces peuples le sont de sa gloire. Machiavel sentait bien qu'un détail semblable l'aurait couvert de honte, et que cette recherche n'aurait fait que grossir le nombre de contradictions pitoyables qui se trouvent dans sa politique.
Les maximes de Machiavel sont aussi contraires à la bonne morale que le système de Des Cartes l'est à celui de Newton. L'intérêt fait tout chez Machiavel, comme les tourbillons font tout chez Des Cartes. La morale du politique est aussi dépravée que les idées du philosophe sont frivoles. Rien ne peut égaler l'effronterie avec laquelle ce politique abominable enseigne les crimes les plus affreux. Selon sa façon de penser, les actions les plus injustes et les plus atroces deviennent légitimes lorsqu'elles ont l'intérêt ou l'ambition pour but. Les sujets sont des esclaves dont la vie et la mort dépend sans restriction de la volonté du prince, à peu près comme les agneaux d'une bergerie, dont le lait et la laine est pour l'utilité de leur maître, qui les fait même égorger lorsqu'il le trouve à propos.
Comme je me suis proposé de réfuter ces principes erronés et pernicieux en détail, je me réserve d'en parler en son lieu et à mesure que la matière de chaque chapitre m'en fournira l'occasion.
Je dois cependant dire, en général, que ce que j'ai rapporté de l'origine des souverains rend l'action des usurpateurs plus atroce qu'elle ne le serait en ne considérant simplement que leur violence, puisqu'ils contreviennent entièrement à l'intention des peuples, qui se sont donné des souverains pour qu'ils les protégent, et qui ne se sont soumis qu'à cette condition; au lieu qu'en obéissant à l'usurpateur, ils se sacrifient, eux et tous leurs biens, pour assouvir l'avarice et tous les caprices d'un tyran souvent <169>très-cruel et toujours détesté. Il n'y a donc que trois manières légitimes pour devenir maître d'un pays : ou par succession, ou par l'élection des peuples qui en ont le pouvoir, ou lorsque, par une guerre justement entreprise, on fait la conquête de quelques provinces sur l'ennemi.
Je prie le lecteur de ne point oublier ces remarques sur le premier chapitre de Machiavel, puisqu'elles sont comme un pivot sur lequel rouleront toutes mes réflexions suivantes.
<170>CHAPITRE III.192-a
Le quinzième siècle était comme l'enfance des arts; Laurent de Médicis les fit renaître en Italie par la protection qu'il leur accorda; mais ces arts et ces sciences étaient encore faibles, du temps de Machiavel, et comme relevés d'une longue maladie; la philosophie et l'esprit géométrique avaient peu ou point fait de progrès, et l'on ne raisonnait pas aussi conséquemment que l'on fait de nos jours. Les savants même étaient séduits par les brillants dehors et par tout ce qui avait de l'éclat. Alors, on préférait la funeste gloire des conquérants, et ces actions grandes et frappantes qui imposent un certain respect par leur grandeur, à la douceur, à l'équité, à la clémence et à toutes les vertus; à présent, on préfère l'humanité à toutes les qualités d'un conquérant, et l'on n'a plus la démence d'encourager par des louanges des passions furieuses et cruelles qui causent le bouleversement du monde, et qui font périr un nombre innombrable d'hommes; on soumet tout à la justice, et l'on abhorre la valeur et la capacité militaire des conquérants, toutes les fois qu'elle est fatale au genre humain. Machiavel pouvait donc dire, de son temps, qu'il est naturel à l'homme de souhaiter de faire des conquêtes, et qu'un conquérant ne saurait manquer d'acquérir de la gloire : nous lui répondons aujourd'hui qu'il est naturel à l'homme de souhaiter la conservation de son bien et de l'agrandir par des voies légitimes, mais <171>que l'envie n'est naturelle qu'à des âmes très-mal nées, et que le désir de s'agrandir des dépouilles d'un autre ne se présentera pas si facilement dans l'idée d'un honnête homme, ni à ceux qui veulent être estimés dans le monde.
La politique de Machiavel ne peut être applicable qu'à un seul homme, à la déprédation de tout le genre humain; car quelle confusion dans le monde, si beaucoup d'ambitieux voulaient s'ériger en conquérants, s'ils voulaient mutuellement s'emparer de leurs biens, si, envieux de tout ce qu'ils n'ont pas, ils ne pensaient qu'à tout envahir, à tout détruire, et à dépouiller un chacun de ce qu'il possède! On ne verrait à la fin qu'un maître dans le monde, qui aurait recueilli la succession de tous les autres, et qui ne la conserverait qu'autant que l'ambition d'un nouveau venu voudrait le lui permettre.
Je demande ce qui peut porter un homme à s'agrandir, et en vertu de quoi il peut former le dessein d'élever sa puissance sur la misère et sur la destruction d'autres hommes, et comment il peut croire qu'il se rendra illustre en ne faisant que des malheureux. Les nouvelles conquêtes d'un souverain ne rendent pas les États qu'il possédait déjà plus opulents ni plus riches, ses peuples n'en profitent point, et il s'abuse s'il s'imagine qu'il en deviendra plus heureux. Son ambition ne se bornera pas à cette seule conquête, il en sera insatiable, et par conséquent toujours peu satisfait de lui-même. Combien de grands princes ne font point, par leurs généraux, conquérir des provinces qu'ils ne voient jamais! Ce sont alors des conquêtes imaginaires, et qui n'ont que peu de réalité pour les princes qui les ont fait faire; c'est rendre bien des gens malheureux pour contenter la fantaisie d'un seul homme qui souvent ne mériterait pas seulement d'être connu de l'univers.
Mais supposons que ce conquérant soumette tout le monde à sa domination. Ce monde bien soumis, pourrait-il le gouverner? Quelque grand prince qu'il soit, il n'est qu'un être très-borné, un atome, un misérable individu, qu'on ne saurait presque point apercevoir ramper sur ce globe. A peine pourra-t-il retenir le nom de ses provinces, et sa grandeur ne servira qu'à mettre en évidence sa véritable petitesse.
D'ailleurs, ce n'est point la grandeur du pays que le prince <172>gouverne qui lui donne de la gloire, ce ne seront pas quelques lieues de plus de terrain qui le rendront illustre, sans quoi ceux qui possèdent le plus d'arpents de terre devraient être les plus estimés.
La valeur d'un conquérant, sa capacité, son expérience, et l'art de conduire les esprits, sont des qualités qu'on admirera séparément en lui; mais il ne sera jamais qu'un ambitieux et un très-méchant homme, s'il s'en sert injustement. Il ne peut acquérir de la gloire que lorsqu'il emploie ses talents pour soutenir l'équité, et lorsqu'il devient conquérant par nécessité et non pas par tempérament. Il en est des héros comme des chirurgiens, qu'on estime lorsque, par leurs opérations barbares, ils sauvent les hommes d'un présent danger, mais qu'on déteste, si, par un exécrable abus de leur métier, ils font des opérations sans nécessité et simplement pour faire admirer leur adresse.
Les hommes ne doivent jamais penser à leur seul intérêt. Si tout le monde pensait de même, il n'y aurait plus de société; car, au lieu d'abandonner des avantages particuliers pour le bien commun, on sacrifierait le bien commun aux avantages personnels. Pourquoi ne point contribuer à cette harmonie charmante qui fait la douceur de la vie et le bonheur de la société, et n'être grand qu'à force d'obliger les autres et de les combler de biens? On devrait toujours se souvenir de ne point faire aux autres ce qu'on ne voudrait pas qu'ils nous fissent; ce serait le moyen de ne nous point emparer des richesses des autres, et de nous contenter de notre état.
L'erreur de Machiavel sur la gloire des conquérants pouvait être générale de son temps, mais sa méchanceté ne l'était pas assurément. Il n'y a rien de plus affreux que certains moyens qu'il propose pour conserver des conquêtes; à les bien examiner, il n'y en aura pas un qui soit raisonnable ou juste. « On doit, dit ce monstre, éteindre la race des princes qui régnaient avant votre conquête. » Peut-on lire de pareils préceptes sans frémir d'horreur et d'indignation? C'est fouler aux pieds tout ce qu'il y a de saint et de sacré dans le inonde; c'est renverser de toutes les lois celle que les hommes doivent le plus respecter; c'est ouvrir à l'intérêt le chemin à toutes les violences et à tous les crimes; c'est <173>approuver le meurtre, la trahison, l'assassinat, et ce qu'il y a de plus détestable dans l'univers. Comment des magistrats ont-ils pu permettre à Machiavel de publier son abominable politique? et comment a-t-on pu souffrir dans le inonde ce scélérat infâme qui renverse tout droit de possession et de sûreté, ce que les hommes ont de plus sacré, les lois de plus auguste, et l'humanité de plus inviolable? Puisqu'un ambitieux se sera emparé violemment des États d'un prince, il aura le droit de le faire assassiner, empoisonner! Mais ce même conquérant introduit, en agissant ainsi, une pratique dans le monde qui ne peut tourner qu'à sa propre confusion; un autre, plus ambitieux et plus habile que lui, le punira du talion, lui envahira ses États, et le fera périr avec la même injustice qu'il fit périr son prédécesseur. Quels débordements de crimes, quelles cruautés, quelles barbaries, qui désoleraient l'humanité! Une monarchie pareille serait comme un empire de loups, dont un tigre comme Machiavel mériterait d'être le législateur. S'il n'y avait que le crime dans le monde, il détruirait le genre humain; il n'y a point de sûreté pour les hommes sans la vertu.
« Un prince doit établir sa résidence dans ses nouvelles conquêtes. » C'est la seconde maxime de Machiavel pour fortifier le conquérant dans ses nouveaux États. Ceci n'est point cruel, et paraît même assez bon à quelques égards; mais l'on doit considérer que la plupart des États des grands princes sont situés de manière qu'ils ne peuvent pas trop bien en abandonner le centre sans que tout l'État s'en ressente-ils sont le premier principe d'activité dans ce corps, ainsi ils n'en peuvent quitter le centre sans que les extrémités ne languissent.
La troisième maxime du politique est, « Qu'il faut envoyer des colonies pour les établir dans les nouvelles conquêtes, qui serviront à en assurer la fidélité. » L'auteur s'appuie sur la pratique des Romains, et il croit triompher lorsqu'il trouve quelque part dans l'histoire des exemples d'injustices semblables à celles qu'il enseigne. Cette pratique des Romains était aussi injuste qu'ancienne. Par quel droit pouvaient-ils chasser de leurs maisons, de leurs terres et de leurs biens ceux qui les possédaient à juste titre? La raison de Machiavel est que l'on peut le faire avec <174>impunité, puisque ceux que vous dépossédez sont pauvres et incapables de se venger. Quel raisonnement! Vous êtes puissant, ceux qui vous obéissent sont faibles; ainsi vous pouvez les opprimer sans crainte. Il n'y a donc que la peur, selon Machiavel, qui puisse retenir les hommes du crime. Mais quel est donc ce droit par lequel un homme puisse s'arroger un pouvoir si absolu sur ses semblables, que de disposer de leur vie, de leurs biens, et de les rendre misérables quand bon lui semble? Le droit de conquête ne s'étend pas assurément jusque-là. Les sociétés ne sont-elles formées que pour servir de victimes à la fureur d'un infâme intéressé ou ambitieux? Et ce monde n'est-il fait que pour assouvir la folie et la rage d'un tyran dénaturé? Je ne pense pas qu'un homme raisonnable soutienne jamais une semblable cause, à moins qu'une ambition immodérée ne l'aveugle et n'obscurcisse en lui les lumières du bon sens et de l'humanité.
Il est très-faux qu'un prince puisse faire le mal impunément; car, quand même ses sujets ne l'en puniraient pas d'abord, quand même les foudres du ciel ne l'écraseraient pas à point nommé, sa réputation n'en sera pas moins déchirée du public, son nom sera cité parmi ceux qui font horreur à l'humanité, et l'abomination de ses sujets sera sa punition. Quelles maximes de politique : ne point faire le mal à demi, exterminer totalement un peuple, ou du moins le réduire, après l'avoir maltraité, à la dure sujétion de ne pouvoir désormais plus vous être redoutable, étouffer jusqu'aux moindres étincelles de la liberté, pousser le despotisme jusque sur les biens, et la violence jusque sur la vie des souverains! Non, il ne se peut rien de plus affreux. Ces maximes sont aussi indignes d'un être raisonnable que; d'un homme de probité. Comme je me propose de réfuter cet article plus au long dans le cinquième chapitre, j'y renvoie le lecteur.
Examinons à présent si ces colonies pour l'établissement desquelles Machiavel fait commettre tant d'injustices à son prince, si ces colonies sont aussi utiles que l'auteur le dit. Ou vous envoyez dans le pays nouvellement conquis de puissantes colonies, ou vous y en envoyez de faibles. Si ces colonies sont fortes, vous dépeuplez votre État considérablement, et vous chassez un grand nombre de vos nouveaux sujets de vos conquêtes, ce qui affai<175>blit vos forces, puisque la plus grande puissance d'un prince consiste dans le grand nombre d'hommes qui lui obéissent. Si vous envoyez des colonies faibles dans ce pays conquis, elles vous en garantiront mal la sûreté, puisque ce petit nombre d'hommes ne peut être comparable à celui des habitants. Ainsi vous aurez rendu malheureux ceux que vous chassez de leurs biens, sans en rien profiter.
On fait donc beaucoup mieux d'envoyer des troupes dans les pays que l'on vient de se soumettre, qui, moyennant la discipline et le bon ordre, ne pourront point fouler les peuples, ni être à charge aux villes où on les met en garnison. Je dois dire cependant, pour ne point trahir la vérité, que du temps de Machiavel les troupes étaient tout autre chose que ce qu'elles sont à présent : les souverains n'entretenaient point de grandes armées; ces troupes n'étaient pour la plupart qu'un amas de bandits, qui pour l'ordinaire ne vivaient que de violences et de rapines; on ne connaissait point alors ce que c'était que des casernes et mille autres règlements qui mettent en temps de paix un frein à la licence et au dérèglement du soldat.
Dans des cas fâcheux, les moyens les plus doux, selon moi, me paraissent toujours les meilleurs.
« Un prince doit attirer à lui et protéger les petits princes ses voisins, semant la dissension parmi eux afin d'élever ou d'abaisser ceux qu'il veut. » C'est la quatrième maxime de Machiavel, et c'est la politique d'un homme qui croirait que l'univers n'est créé que pour lui. La fourberie et la scélératesse de Machiavel sont répandues dans cet ouvrage comme l'odeur empestée d'une voirie, qui se communique à l'air d'alentour. Un honnête homme serait le médiateur de ces petits princes, il terminerait leurs différends à l'amiable, et gagnerait leur confiance par sa probité, et par les marques d'une impartialité entière dans leurs démêlés et d'un désintéressement parfait pour sa personne. Sa puissance le rendrait comme le père de ses voisins au lieu de leur oppresseur, et sa grandeur les protégerait au lieu de les abîmer.
Il est vrai, d'ailleurs, que des princes qui en ont voulu élever d'autres se sont abîmés eux-mêmes; notre siècle en a fourni deux exemples. L'un est celui de Charles XII, qui éleva Stanislas sur <176>le trône de Pologne, et l'autre est plus récent.198-a Je conclus donc que l'usurpation ne méritera jamais de gloire, que les assassinats seront toujours abhorrés du genre humain, et que les princes qui commettent des injustices et des violences envers leurs nouveaux sujets s'aliéneront tous les esprits par cette conduite, au lieu de les gagner. Il n'est pas possible de justifier le crime, et tous ceux qui en voudront faire l'apologie raisonneront aussi pitoyablement que Machiavel. On mérite bien de perdre la raison et de parler en insensé lorsqu'on entreprend de faire un aussi abominable usage de l'art de raisonner que de le tourner contre le bien de l'humanité. C'est se blesser d'une épée qui ne nous est donnée que pour nous défendre.
Je répète ce que j'ai dit dans le premier chapitre : les princes sont nés juges des peuples, c'est de la justice qu'ils tirent leur grandeur : ils ne doivent donc jamais renier le fondement de leur puissance et l'origine de leur institution.
<177>CHAPITRE IV.
Pour bien juger du génie des nations, il n'y a qu'à les comparer les unes avec les autres. Machiavel fait dans ce chapitre un parallèle des Turcs et des Français, très-différents de coutumes, de mœurs et d'opinions; il examine les raisons qui rendent la conquête de ce premier empire difficile à faire, mais aisée à conserver; de même qu'il remarque ce qui peut contribuer à faire subjuguer la France sans peine, et ce qui, la remplissant de troubles continuels, menace sans cesse le repos du possesseur.
L'auteur n'envisage les choses que d'un point de vue : il ne s'arrête qu'à la constitution des gouvernements; il paraît croire que la puissance de l'empire turc et persan n'était fondée que sur l'esclavage général de ces nations, et sur l'élévation unique d'un seul homme qui en est le chef; il est dans l'idée qu'un despotisme sans restriction, bien établi, est le moyen le plus sûr qu'ait un prince pour régner sans trouble et pour résister vigoureusement à ses ennemis.
Du temps de Machiavel, on regardait en France les grands et les nobles comme de petits souverains qui partageaient en quelque manière la puissance du prince, ce qui donnait lieu aux divisions, ce qui fortifiait les partis, et ce qui fomentait de fréquentes révoltes. Je ne sais cependant point si le Grand Seigneur n'est pas exposé plutôt à être détrôné qu'un roi de France. La différence qu'il y a entre eux, c'est qu'un empereur turc est ordinairement étranglé par les janissaires, et que les rois de France qui ont péri ont eu coutume d'être assassinés par des moines. Mais Machiavel parle plutôt, en ce chapitre, de révolutions générales que de cas particuliers; il a deviné à la vérité quelques ressorts d'une ma<178>chine très-composée, mais il n'a parlé qu'en politique. Voyons ce qu'on pourrait y ajouter en philosophe.
La différence des climats, des aliments et de l'éducation des hommes établit une différence totale entre leur façon de vivre et de penser; de là vient qu'un sauvage d'Amérique agit d'une manière tout opposée à celle d'un Chinois lettré, que le tempérament d'un Anglais, Sénèque profond, mais hypocondre, est tout différent du courage et de l'orgueil stupide et ridicule d'un Espagnol, et qu'un Français se trouve avoir aussi peu de ressemblance avec un Hollandais que la vivacité d'un singe en a avec le flegme d'une tortue.
On a remarqué de tout temps que le génie des peuples orientaux était un esprit de constance pour leurs pratiques et leurs anciennes coutumes, dont ils ne se départent jamais. Leur religion, différente de celle des Européens, les oblige encore en quelque façon à ne point favoriser l'entreprise de ceux qu'ils appellent les infidèles, au préjudice de leurs maîtres, et d'éviter avec soin tout ce qui pourrait porter atteinte à leur religion et bouleverser leurs gouvernements. Ainsi la sensualité de leur religion et l'ignorance qui en partie les attache si inviolablement à leurs coutumes assure le trône de leurs maîtres contre l'ambition des conquérants; et leur façon de penser, plus que leur gouvernement, contribue à la perpétuité de leur puissante monarchie.
Le génie de la nation française, tout différent de celui des Musulmans, est tout à fait ou du moins en partie cause des fréquentes révolutions de cet empire : la légèreté et l'inconstance a fait de tout temps le caractère de cette aimable nation; les Français sont inquiets, libertins et très-enclins à s'ennuyer de tout ce qui ne leur paraît pas nouveau; leur amour pour le changement s'est manifesté jusque dans les choses les plus graves. Il paraît que ces cardinaux haïs et estimés des Français, qui successivement ont gouverné cet empire, ont profité des maximes de Machiavel pour rabaisser les grands, et de la connaissance du génie de la nation pour détourner ces orages fréquents dont la légèreté des sujets menaçait sans cesse le trône des souverains.
La politique du cardinal de Richelieu n'avait pour but que d'abaisser les grands pour élever la puissance du Roi et pour la <179>faire servir de base au despotisme; il y réussit si bien qu'en ce moment il ne reste plus de vestiges en France de la puissance des seigneurs et des nobles, et de ce pouvoir dont les rois prétendaient que les grands abusaient quelquefois.
Le cardinal Mazarin marcha sur les traces de Richelieu; il essuya beaucoup d'oppositions, mais il y réussit, et dépouilla, de plus, le parlement de ses anciennes prérogatives, de sorte que ce corps respectable n'a plus, de nos jours, que l'ombre de son ancienne autorité; c'est un fantôme à qui il arrive encore quelquefois de s'imaginer qu'il pourrait bien être un corps, mais qu'on fait ordinairement repentir de ses erreurs.
La même politique qui porta ces deux grands hommes à l'établissement d'un despotisme absolu en France leur enseigna l'adresse d'amuser la légèreté et l'inconstance de la nation pour la rendre moins dangereuse; mille occupations frivoles, la bagatelle et le plaisir donnèrent le change au génie des Français, de sorte que ces mêmes hommes qui auraient révolté sous César, qui auraient appelé les étrangers à leur secours du temps des Valois, qui se seraient ligués contre Henri IV, qui auraient cabalé sous la minorité, ces mêmes Français, dis-je, ne sont occupés de nos jours qu'à suivre le torrent de la mode, à changer très-soigneusement de goûts, à mépriser aujourd'hui ce qu'ils ont admiré hier, à mettre l'inconstance et la légèreté en tout ce qui dépend d'eux, à changer de maîtresses, de lieux, d'amusements, de sentiments et de folie. Ceci n'est pas tout, car de puissantes armées et un très-grand nombre de forteresses assurent à jamais la possession de ce royaume à ses souverains, et ils n'ont à présent rien à redouter des guerres intestines, aussi bien que des conquêtes que leurs voisins pourraient faire sur eux.
Il est à croire que le ministère français, après s'être si bien trouvé de quelques maximes de Machiavel, ne restera pas en si beau chemin, et qu'il ne manquera point de mettre en pratique toutes les leçons de ce politique. On n'a pas lieu de douter du succès, vu la sagesse et l'habileté du ministre qui est à présent au timon des affaires. Mais finissons, comme disait le curé de Colignac, de peur de dire des sottises.
<180>CHAPITRE V.
L'homme est un animal raisonnable, à deux pieds et sans plumes : voilà ce que l'école a décidé de notre être. Cette définition peut être juste par rapport à quelques individus; mais elle est très-fausse à l'égard du grand nombre, puisque peu de personnes sont raisonnables, et que, lors même qu'elles le sont sur un sujet, il y en a une infinité d'autres sur lesquels c'est tout le contraire. L'homme est un animal, pourrait-on dire, qui conçoit et qui combine des idées; c'est ce qui convient généralement à tout le genre, et ce qui peut rapprocher le sage de l'insensé, l'homme qui pense bien de celui qui pense mal, l'ami de l'humanité de celui qui en est le persécuteur, le respectable archevêque de Cambrai de l'infâme politique de Florence.
Si jamais Machiavel a renoncé à la raison, si jamais il a pensé d'une manière indigne de son être, c'est dans ce chapitre : il y propose trois moyens pour conserver un État libre et républicain dont un prince aura fait la conquête.
Le premier est sans sûreté pour le prince; le second n'est d'usage que pour un furieux; et le troisième, moins mauvais que les deux autres, n'est pas sans obstacles.
Pourquoi conquérir cette république, pourquoi mettre tout le genre humain aux fers, pourquoi réduire à l'esclavage des hommes libres? Pour manifester votre injustice et votre méchanceté à toute la terre, et pour détourner à votre intérêt un pouvoir qui devait faire le bonheur des citoyens; abominables maximes qui ne manqueraient pas de détruire l'univers, si elles faisaient <181>beaucoup de sectateurs. Tout le monde voit assez combien Machiavel pèche contre la bonne morale : voyons à présent comme il pèche contre le sens et la prudence.
« On doit rendre un État libre, nouvellement conquis, tributaire, en y établissant en autorité un petit nombre de gens qui vous le conservent. » C'est la première maxime du politique, par laquelle un prince ne trouverait jamais aucune sûreté; car il n'est pas apparent qu'une république retenue simplement par le frein de quelque peu de personnes attachées au nouveau souverain lui resterait fidèle. Elle doit naturellement préférer sa liberté à l'esclavage, et se soustraire à la puissance de celui qui l'a rendue tributaire; la révolution ne tarderait donc d'arriver que jusqu'à ce que la première occasion favorable s'en présentât.
« Il n'est point de moyen bien assuré pour conserver un État libre qu'on aura conquis, que de le détruire. » C'est le moyen le plus sûr pour ne point craindre de révolte. Un Anglais eut la démence de se tuer, il y a quelques années, à Londres; on trouva un billet sur sa table, où il justifiait son étrange action, et où il marquait qu'il s'était ôté la vie pour ne jamais devenir malade. Je ne sais si le remède n'était pas pire que le mal. Je ne parle point d'humanité avec un monstre comme Machiavel, ce serait profaner le nom trop respectable d'une vertu qui fait le bien des hommes. Sans tous les secours de la religion et de la morale, on peut confondre Machiavel par lui-même, par cet intérêt, l'âme de son livre, ce dieu de la politique et du crime, le seul dieu qu'il adore.
Vous dites, Machiavel, qu'un prince doit détruire un pays libre nouvellement conquis, pour le posséder plus sûrement; mais répondez-moi : à quelle fin a-t-il entrepris cette conquête? Vous me direz que c'est pour augmenter sa puissance et pour se rendre plus formidable. C'est ce que je voulais entendre, pour vous prouver qu'en suivant vos maximes, il fait tout le contraire; car il se ruine en faisant cette conquête, et il ruine ensuite l'unique pays qui pouvait le dédommager de ses pertes. Vous m'avouerez qu'un pays dévasté, saccagé et dépourvu d'habitants, de monde, de villes et, en un mot, de tout ce qui constitue un État, ne saurait rendre un prince formidable et puissant par sa possession. <182>Je crois qu'un monarque qui posséderait les vastes déserts de la Libye et du Barca ne serait guère redoutable et qu'un million de panthères, de lions et de crocodiles ne vaut pas un million de sujets, des villes riches, des ports navigables remplis de vaisseaux, des citoyens industrieux, des troupes, et tout ce que produit un pays bien peuplé. Tout le monde convient que la force d'un État ne consiste point dans l'étendue de ses bornes, mais dans le nombre de ses habitants. Comparez la Hollande avec la Russie; voyez quelques îles marécageuses et stériles qui s'élèvent du sein de l'Océan, une petite république qui n'a que quarante-huit lieues de long sur quarante de large;206-a mais ce petit corps est tout nerf, un peuple immense l'habite, et ce peuple industrieux est très-puissant et très-riche; il a secoué le joug de la domination espagnole, qui était alors la monarchie la plus formidable de l'Europe. Le commerce de cette république s'étend jusqu'aux extrémités du monde, elle figure immédiatement après les rois, elle peut entretenir en temps de guerre une armée de cent mille combattants, sans compter une flotte nombreuse et bien entretenue.
Jetez, d'un autre côté, les yeux sur la Russie : c'est un pays immense qui se présente à votre vue, c'est un monde semblable à l'univers lorsqu'il fut tiré du chaos. Ce pays est limitrophe, d'un côté, de la Grande-Tartarie et des Indes, d'un autre, de la mer Noire et de la Hongrie, et, du côté de l'Europe, ses frontières s'étendent jusqu'à la Pologne, la Lithuanie et la Courlande; la Suède le borne du côté du nord. La Russie peut avoir trois cents milles d'Allemagne de large, sur trois cents milles de longueur; le pays est fertile en blés, et fournit toutes les denrées nécessaires à la vie, principalement aux environs de Moscou et vers la Petite-Tartarie : cependant, avec tous ces avantages, il ne contient tout au plus que quinze millions207-a d'habitants. Cette nation, autrefois barbare, et qui commence à présent à figurer en Europe, n'est guère plus puissante que la Hollande en troupes <183>de mer et de terre, et lui est beaucoup inférieure en richesses et en ressources.
La force donc d'un État ne consiste point dans l'étendue d'un pays, ni dans la possession d'une vaste solitude ou d'un immense désert, mais dans la richesse des habitants et dans leur nombre. L'intérêt d'un prince est donc de peupler un pays, de le rendre florissant, et non de le dévaster et de le détruire. Si la méchanceté de Machiavel fait horreur, ses raisonnements font pitié, et il aurait mieux fait d'apprendre à bien raisonner que d'enseigner sa politique monstrueuse.
« Un prince doit établir sa résidence dans une république nouvellement conquise. » C'est la troisième maxime de l'auteur; elle est plus modérée que les autres; mais j'ai fait voir dans le troisième chapitre les difficultés qui peuvent s'y opposer.
II me semble qu'un prince qui aurait conquis une république après avoir eu des raisons justes de lui faire la guerre, devrait se contenter de l'avoir punie, et lui rendre ensuite sa liberté; peu de personnes penseront ainsi. Pour ceux qui auraient d'autres sentiments, ils pourraient s'en conserver la possession en établissant de fortes garnisons dans les principales places de leur nouvelle conquête et en laissant, d'ailleurs, jouir le peuple de toute sa liberté.
Insensés que nous sommes! nous voulons tout conquérir, comme si nous avions le temps de tout posséder, et comme si le terme de notre durée n'avait aucune fin; notre temps passe trop vite, et souvent, lorsqu'on ne croit travailler que pour soi-même, on ne travaille que pour des successeurs indignes ou ingrats.
<184>CHAPITRE VI.
Si les hommes étaient sans passions, Machiavel serait pardonnable de leur en vouloir donner : ce serait un nouveau Prométhée qui ravirait le feu céleste pour animer des automates insensibles et incapables d'opérer le bien du genre humain. Les choses n'en sont point là effectivement, car aucun homme n'est sans passions. Lorsqu'elles sont modérées, elles contribuent toutes au bonheur de la société; mais lorsqu'on leur lâche le frein, elles deviennent dès lors nuisibles et souvent très-pernicieuses.
De tous les sentiments qui tyrannisent notre âme, il n'en est aucun de plus funeste pour ceux qui en sentent l'impulsion, de plus contraire à l'humanité et de plus fatal au repos du monde qu'une ambition déréglée, qu'un désir excessif de fausse gloire.
Un particulier qui a le malheur d'être né avec des dispositions semblables est plus misérable encore que fou. Il est insensible pour le présent, et il n'existe que dans les temps futurs; son imagination le nourrit sans cesse d'idées vagues pour l'avenir; et comme sa funeste passion n'a point de bornes, rien dans le monde ne peut le satisfaire, et l'absinthe de l'ambition mêle toujours son amertume à la douceur de ses plaisirs.
Un prince ambitieux est aussi malheureux pour le moins qu'un particulier, car sa folie, étant proportionnée à sa grandeur, n'en est que plus vague, plus indocile et plus insatiable. Si les honneurs, si la grandeur, servent d'aliments à la passion des particuliers, des provinces et des royaumes nourrissent l'ambition des monarques; et comme il est plus facile d'obtenir des charges et <185>des emplois que de conquérir des royaumes, les particuliers peuvent encore plutôt se satisfaire que les princes.
Combien ne voit-on pas dans le monde de ces esprits inquiets et remuants dont l'impétuosité et le désir de s'agrandir voudraient bouleverser la terre, et où l'amour d'une fausse et vaine gloire n'a poussé que de trop profondes racines! Ce sont des brandons qu'on devrait éteindre avec soin, et qu'on devrait bien se garder de secouer, de crainte d'un incendie. Les maximes de Machiavel leur sont d'autant plus dangereuses, qu'elles flattent leurs passions, et qu'elles leur font naître des idées qu'ils n'auraient peut-être point puisées de leur fonds sans son secours.
Machiavel leur propose les exemples de Moïse, de Cyrus, de Romulus, de Thésée et d'Hiéron; on pourrait grossir facilement ce catalogue par ceux de quelques auteurs de sectes, comme de Mahomet, de Guillaume Penn : et que MM. les jésuites du Paraguay me permettent de leur offrir ici une petite place qui ne peut que leur être glorieuse, les mettant au nombre des héros.
La mauvaise foi avec laquelle l'auteur use de ces exemples mérite d'être relevée; il est bon de découvrir toutes les finesses et toutes les ruses de cet infâme séducteur.
Un homme de probité ne doit point présenter les objets sous un point de vue simplement; mais il en doit montrer toutes les faces, afin que rien ne puisse déguiser la vérité au lecteur, quand même cette vérité se trouverait contraire à ses principes. Machiavel ne fait voir, au contraire, l'ambition qu'en son beau jour; c'est un visage fardé qu'il ne fait paraître que le soir, à la bougie, et qu'il dérobe soigneusement aux rayons du soleil; il ne parle que des ambitieux qui ont été secondés de la fortune, mais il garde un profond silence sur ceux qui ont été les victimes de leurs passions, à peu près comme les couvents de vierges, qui, lorsqu'ils enrôlent de jeunes filles, leur font goûter par avance toutes les douceurs du ciel, sans leur parler de l'amertume et de la gêne qu'ils leur préparent en ce monde. Cela s'appelle en imposer au monde, c'est vouloir tromper le public, et l'on ne saurait disconvenir que Machiavel joue en ce chapitre le misérable rôle de charlatan du crime.
Pourquoi, en parlant du conducteur, du prince, du législa<186>teur des Juifs, du libérateur des Grecs, du conquérant des Mèdes, du fondateur de Rome, de qui les succès répondirent à leurs desseins, Machiavel n'y ajoute-t-il point l'exemple de quelques chefs de parti malheureux, pour montrer que, si l'ambition fait parvenir quelques hommes, elle en perd le plus grand nombre? On pourrait ainsi opposer à la fortune de Moïse le malheur de ces premiers peuples goths qui ravagèrent l'empire romain; au succès de Romulus l'infortune de Masaniello, boucher de Naples, qui s'éleva à la royauté par sa hardiesse, mais qui fut la victime de son crime; à l'ambition couronnée d'Hiéron l'ambition punie de Wallenstein; on placerait auprès du trône sanglant de Cromwell, meurtrier de son roi, le trône renversé du superbe Guise, qui fut assassiné à Blois. Ainsi l'antidote, suivant le poison de si près, préviendrait ses dangereux effets; ce serait la lance d'Achille, qui fait le mal et le guérit.
Il me semble, d'ailleurs, que Machiavel place assez inconsidérément Moïse avec Romulus, Cyrus et Thésée. Ou Moïse était inspiré, ou il ne l'était point. S'il ne l'était point, on ne peut regarder Moïse que comme un archiscélérat, un fourbe, un imposteur qui se servait de Dieu comme les poëtes des dieux de machines, qui font le dénoûment de la pièce, lorsque l'auteur est embarrassé. Moïse était, d'ailleurs, si peu habile, qu'il conduisit le peuple juif pendant quarante années par un chemin qu'ils auraient très-commodément fait en six semaines; il avait très-peu profité des lumières des Égyptiens, et il était, en ce sens-là, beaucoup inférieur à Romulus, et à Thésée, et à ces héros. Si Moïse était inspiré de Dieu, on ne peut le regarder que comme l'organe aveugle de la toute-puissance divine; et le conducteur des Juifs était bien inférieur au fondateur de l'empire romain au monarque persan, et aux héros grecs qui faisaient par leur propre valeur et par leurs propres forces de plus grandes actions que l'autre n'en faisait avec l'assistance immédiate de Dieu.
J'avoue, en général, et sans prévention, qu'il faut beaucoup de génie, de courage, d'adresse et de conduite pour égaler les hommes dont nous venons de parler; mais je ne sais point si l'épithète de vertueux leur convient. La valeur et l'adresse se trouvent également chez les voleurs de grand chemin et chez <187>les héros; la différence qu'il y a entre eux, c'est que le conquérant est un voleur illustre, qui frappe par la grandeur de ses actions, et qui se fait respecter par sa puissance, et que le voleur ordinaire est un faquin obscur, qu'on méprise d'autant plus qu'il est abject; l'un reçoit des lauriers pour prix de ses violences, l'autre est puni du dernier supplice. Nous ne jugeons jamais des choses par leur juste valeur, une infinité de nuages nous éblouissent, nous admirons dans les uns ce que nous blâmons dans les autres, et pourvu qu'un scélérat soit illustre, il peut compter sur les suffrages de la plupart des hommes.
Quoiqu'il soit vrai, toutes les fois que l'on voudra introduire des nouveautés dans le monde, qu'il se présentera mille obstacles pour les empêcher, et qu'un prophète à la tête d'une armée fera plus de prosélytes que s'il ne combattait qu'avec des arguments in barbara ou in ferio (marque de cela que la religion chrétienne ne se soutenant que par les arguments fut faible et opprimée, et qu'elle ne s'étendit en Europe qu'après avoir répandu beaucoup de sang), il n'en est pas moins vrai que l'on a vu donner cours à des opinions et à des nouveautés avec peu de peine. Que de religions, que de sectes ont été introduites avec une facilité infinie! Il n'y a rien de plus propre que le fanatisme pour accréditer des nouveautés, et il me semble que Machiavel a parlé d'un ton trop décisif sur cette matière.
Il me reste à faire quelques réflexions sur l'exemple d'Hiéron de Syracuse, que Machiavel propose à ceux qui s'élèveront par le secours de leurs amis et de leurs troupes.
Hiéron se défit de ses amis et de ses soldats, qui l'avaient aidé à l'exécution de ses desseins; il lia de nouvelles amitiés, et il leva d'autres troupes. Je soutiens, en dépit de Machiavel et des ingrats, que la politique d'Hiéron était très-mauvaise, et qu'il y a beaucoup plus de prudence à se fier à des troupes dont on a expérimenté la valeur, et à des amis dont on a éprouvé la fidélité, qu'à des inconnus desquels l'on n'est point assuré. Je laisse au lecteur à pousser ce raisonnement plus loin; tous ceux qui abhorrent l'ingratitude, et qui sont assez heureux pour connaître l'amitié, ne resteront point à sec sur cette matière.
Je dois cependant avertir le lecteur de faire attention aux sens <188>différents que Machiavel assigne aux mots. Qu'on ne s'y trompe pas lorsqu'il dit : « Sans l'occasion, la vertu s'anéantit; » cela signifie chez ce scélérat que, sans des circonstances favorables, les fourbes et les téméraires ne sauraient faire usage de leurs talents; c'est le chiffre du crime qui peut uniquement expliquer les obscurités de ce méprisable auteur.
Il me semble, en général, pour conclure ce chapitre, que les seules occasions où un particulier peut sans crime songer à sa fortune, c'est lorsqu'il est né dans un royaume électif, ou lorsqu'un peuple opprimé le choisit pour son libérateur. Le comble de la gloire serait de rendre la liberté à un peuple, après l'avoir sauvé. Mais ne peignons point les hommes d'après les héros de Corneille; contentons-nous de ceux de Racine, et encore est-ce beaucoup.
<189>CHAPITRE VII.
Il est bien difficile à un auteur de cacher le fond de son caractère : il parle trop, il s'explique sur tant de sujets, qu'il lui échappe toujours quelques traits d'imprudence et qui peignent tacitement ses mœurs.
Comparez le prince de M. de Fénelon avec celui de Machiavel : vous verrez dans l'un le caractère d'un honnête homme, de la bonté, de la justice, de l'équité, toutes les vertus, en un mot, poussées à un degré éminent; il semble que ce soit de ces intelligences pures dont on dit que la sagesse est préposée pour veiller au gouvernement du monde. Vous verrez dans l'autre la scélératesse, la fourberie, la perfidie, la trahison, et tous les crimes : c'est un monstre, en un mot, que l'enfer même aurait peine à produire. Mais s'il semble que notre nature se rapproche de celle des anges en lisant le Télémaque de M. de Fénelon, il paraît qu'elle s'approche des démons de l'enfer lorsqu'on lit le Prince de Machiavel. César Borgia, ou le duc de Valentinois, est le modèle sur lequel l'auteur forme son prince, et qu'il a l'impudence de proposer pour exemple à ceux qui s'élèvent dans le monde par le secours de leurs amis ou de leurs armes. Il est donc très-nécessaire de connaître quel était César Borgia, afin de se former une idée du héros, et de l'auteur qui le célèbre.
11 n'y a aucun crime que César Borgia n'ait commis, aucune méchanceté dont il n'ait donné l'exemple, aucune sorte d'attentats dont il n'ait été coupable. Il fit assassiner son frère et son rival de gloire dans le monde et d'amour chez sa sœur; il fit massacrer <190>les Suisses du pape, par vengeance contre quelques Suisses qui avaient offensé sa mère; il dépouilla une infinité de cardinaux et d'hommes riches, pour assouvir sa cupidité; il envahit la Romagne au duc d'Urbin, son possesseur, et fit mettre à mort le cruel d'Orco, son sous-tyran; il commit une affreuse trahison, à Sinigaglia, contre quelques princes dont il croyait la vie contraire à ses intérêts; il fit noyer une dame vénitienne dont il avait abusé. Mais que de cruautés ne se commirent point par ses ordres, et qui pourrait compter tout le nombre de ses crimes! Tel était l'homme que Machiavel préfère à tous les grands génies de son temps et aux héros de l'antiquité, et dont il trouve la vie et les actions dignes de servir d'exemple à ceux qu'élève la fortune.
J'ose prendre le parti de l'humanité contre celui qui veut la détruire, et je dois combattre Machiavel dans un plus grand détail, afin que ceux qui pensent comme lui ne trouvent plus de subterfuges, et qu'il ne reste aucun retranchement à leur méchanceté.
César Borgia fonda le dessein de sa grandeur sur la dissension des princes d'Italie; il résolut de les brouiller les uns avec les autres, afin de profiter de leurs dépouilles. C'est une complication de crimes affreux. Borgia ne trouvait rien d'injuste lorsque son ambition lui parlait; une chute après soi entraînait une autre chute.215-a Pour usurper sur les biens de mes voisins, il faut les affaiblir; et pour les affaiblir, il faut les brouiller : telle est la logique des scélérats.
Borgia voulait s'assurer d'un appui; il fallut donc qu'Alexandre VI accordât dispense de mariage à Louis XII, pour qu'il lui prêtât son secours. C'est ainsi que les ecclésiastiques se jouent souvent du monde, et qu'ils ne pensent qu'à leurs intérêts lorsqu'ils paraissent le plus attachés à celui des cieux. Si le mariage de Louis XII était de nature à être rompu, le pape l'aurait dû rompre, sans que la politique y eût eu part; si ce mariage n'était pas de nature à être rompu, rien n'aurait dû y déterminer le chef de l'Église et le vicaire de Jésus-Christ.
Il fallait que Borgia se fît des créatures; aussi corrompit-il la faction des Urbins par des présents et par ses libéralités. Le cor<191>rupteur est en quelque façon aussi criminel que le corrompu, puisqu'il joue le rôle de tentateur, et que sans cette tentation l'autre ne pourrait pas succomber. Mais ne cherchons point des crimes à Borgia, et passons-lui ses corruptions, ne fût-ce que parce qu'elles ont du moins quelque ressemblance avec les bienfaits, à cette différence près, que le corrupteur est généreux pour lui-même, et que l'homme bienfaisant ne l'est que pour les autres. Borgia voulait se défaire de quelques princes de la maison d'Urbin, de Vitellozzo, d'Oliverotto de Fermo, etc.; et Machiavel dit qu'il eut la prudence de les faire venir à Sinigaglia, où il les fit périr par trahison.
Abuser de la bonne foi des hommes, dissimuler sa méchanceté, user de ruses infâmes, trahir, se parjurer, assassiner, voilà ce que le docteur de la scélératesse appelle prudence. Je ne parle point avec lui de religion, ni de morale, mais simplement de l'intérêt; il me suffira pour le confondre. Je demande s'il y a de la prudence aux hommes de montrer comme on peut manquer de foi et comme on peut se parjurer. Si vous renversez la bonne foi et le serment, quels seront les garants que vous aurez de la fidélité des hommes? Si vous renversez les serments, par quoi voulez-vous obliger les sujets et les peuples de respecter votre domination? Si vous anéantissez la bonne foi, comment pourrez-vous avoir confiance en qui que ce soit, et comment pourrez-vous faire fond sur les promesses qu'on vous fait? Donnez-vous des exemples de trahison, il se trouvera toujours des traîtres qui vous imiteront. Donnez-vous des exemples de perfidie, combien de perfides ne vous rendront pas la pareille! Enseignez-vous l'assassinat, craignez qu'un de vos disciples ne fasse son coup d'essai sur votre propre personne, et qu'ainsi il ne vous reste que l'avantage d'avoir la prééminence dans le crime, et l'honneur d'en avoir enseigné le chemin à des monstres aussi dénaturés que vous-même. C'est ainsi que les vices se confondent, et qu'ils couvrent d'infamie ceux qui s'y adonnent, en leur devenant préjudiciables et dangereux. Jamais un prince n'aura le monopole du crime; ainsi il ne trouvera jamais d'impunité pour sa scélératesse. Le crime est comme un rocher dont une partie se détache, qui brise tout ce qu'il rencontre en son chemin, et qui enfin, par son poids, <192>se fracasse lui-même. Quelle abominable erreur, quel égarement de raison peut faire goûter à Machiavel des maximes aussi contraires à l'humanité qu'elles sont détestables et dépravées?
Borgia établit le cruel d'Orco gouverneur de la Romagne, pour réprimer les désordres, les vols et les assassinats qui s'y commettaient. Quelle pitoyable contradiction! Borgia devait rougir de punir en d'autres les vices qu'il tolérait en lui-même. Le plus violent des usurpateurs, le plus faux des parjures, le plus cruel des assassins et des empoisonneurs pouvait-il condamner à mort des filous et des scélérats qui copiaient le caractère de leur nouveau maître en miniature et selon leur petite capacité?
Ce roi de Pologne dont la mort vient de causer tant de troubles en Europe agissait bien plus conséquemment et plus noblement envers ses sujets saxons. Les lois de Saxe condamnaient tout paillard à avoir la tête tranchée. Je n'approfondis point l'origine de cette loi barbare, qui paraît plus convenable à la jalousie italienne qu'à la patience allemande. Un malheureux transgresseur de cette loi, à qui l'amour avait fait affronter l'usage et le supplice, ce qui n'est pas peu, passa condamnation. Auguste devait signer l'arrêt de mort; mais Auguste était sensible à l'amour et à l'humanité : il donna sa grâce au criminel, et il abrogea une loi qui le condamnait tacitement lui-même toutes les fois qu'il avait de ces sortes d'arrêts à signer. Depuis ce temps, la galanterie obtint privilége d'impunité en Saxe.
La conduite de ce roi était d'un homme sensible et humain; celle de César Borgia était d'un scélérat et d'un tyran. L'un, en père de ses peuples, avait de l'indulgence pour ces faiblesses qu'il savait être inséparables de l'humanité; l'autre, toujours rigoureux, toujours féroce, persécutait ceux de ses sujets dont il appréhendait que les vices ne fussent semblables aux siens propres; l'un pouvait soutenir la vue de ses faiblesses, et l'autre n'osait voir ses crimes. Borgia fait mettre en pièces le cruel d'Orco, qui avait si parfaitement rempli ses intentions, afin de se rendre agréable au peuple en punissant l'organe de sa barbarie et de sa cruauté. Le poids de la tyrannie ne s'appesantit jamais davantage que lorsque le tyran veut revêtir les dehors de l'innocence, et que l'oppression se fait à l'ombre des lois. Le tyran ne veut pas même <193>laisser au peuple la faible consolation de connaître ses injustices; pour disculper ses cruautés, il faut que d'autres en soient coupables, et que d'autres en portent la peine. Il me semble voir un assassin qui, croyant abuser le public et se faire absoudre, jetterait aux flammes l'instrument de sa fureur. C'est à quoi se peuvent attendre les ministres indignes du crime des princes : quand même ils sont récompensés dans le besoin, ils servent tôt ou tard de victimes à leurs maîtres; ce qui est en même temps une belle leçon pour ceux qui se confient légèrement à des fourbes comme César Borgia, et pour ceux qui se livrent, sans réserve et sans égard à la vertu, au service de leurs souverains. Ainsi le crime porte toujours sa punition avec soi.
Borgia, poussant la prévoyance jusqu'après la mort du pape son père, commençait par exterminer tous ceux qu'il avait dépouillés de leurs biens, afin que le nouveau pape ne s'en pût servir contre lui. Voyez la cascade du crime : pour fournir aux dépenses, il faut avoir des biens; pour en avoir, il faut en dépouiller les possesseurs; et pour en jouir avec sûreté, il faut les exterminer. Le comte de Horn, exécuté en Grève, n'aurait pas dit mieux. Il en est des mauvaises actions comme d'une horde de cerfs : lorsqu'un d'eux a franchi les toiles, les autres le suivent tous. Qu'on se garde donc bien contre les premiers pas.
Borgia, pour empoisonner quelques cardinaux, les prie à souper chez son père. Le pape et lui prennent par mégarde de ce breuvage : Alexandre VI en meurt, Borgia en réchappe, digne salaire d'empoisonneurs et d'assassins.
Voilà la prudence, la sagesse, l'habileté et les vertus que Machiavel ne saurait se lasser de louer. Le fameux évêque de Meaux, le célèbre évêque de Nîmes, l'éloquent panégyriste de Trajan, n'auraient pas mieux dit pour leurs héros que Machiavel pour César Borgia. Si l'éloge qu'il en fait n'était qu'une ode, ou une figure de rhétorique, on admirerait sa subtilité, en méprisant son choix; mais c'est tout le contraire : c'est un traité de politique qui doit passer à la postérité la plus reculée, c'est un ouvrage très-sérieux, dans lequel Machiavel est si impudent que d'accorder des louanges au monstre le plus abominable que l'enfer ait vomi sur <194>la terre. C'est s'exposer de sang-froid à la haine du genre humain et à l'horreur des honnêtes gens.
César Borgia aurait été parfait, selon Machiavel, s'il n'avait pas souscrit à l'élévation du cardinal de Saint-Pierre aux liens219-a au pontificat, « puisque, dit-il, chez les grands hommes les bienfaits présents n'effacent jamais les injures passées. » Je ne conçois point le grand homme à la définition qu'en fait l'auteur. Tous ceux qui pensent bien renonceraient à jamais au titre de grand, si on ne pouvait le mériter que par un esprit vindicatif, par l'ingratitude ou par la perfidie.
Les peines et les soins de César Borgia pour son agrandissement et pour son ambition furent mal récompensés, car il perdit, après la mort du pape, la Romagne et tous ses biens; il se réfugia chez le roi de Navarre en Espagne, où il périt par une de ces trahisons dont il avait tant fait d'usage pendant le cours de sa vie.
Ainsi s'évanouirent tant de desseins ambitieux et tant de projets prudemment conçus et secrètement cachés; ainsi tant de combats de meurtres, de cruautés, de parjures et de perfidies devinrent inutiles; tant de dangers personnels, tant de situations fâcheuses, tant de cas embarrassants dont Borgia se tira avec bonheur, ne servirent de rien à sa fortune, et rendirent sa chute plus grande et plus remarquable. Telle est l'ambition : ce fantôme promet des biens qu'il n'est pas en état de donner, et qu'il ne possède pas lui-même. L'homme ambitieux est comme un second Tantale qui, dans le fleuve même où il nage, ne peut et ne pourra jamais se désaltérer.
<195>Est-ce la gloire que cherche un ambitieux? Cela est faux; car la fausse gloire est celle après laquelle on court, et la véritable même n'est qu'une once de fumée. Les grands hommes de nos jours se perdent parmi le nombre innombrable de ceux qui ont fait des actions grandes et héroïques, comme les eaux de ces petites rivières qu'on aperçoit tant qu'elles roulent dans leur lit, mais que l'on perd de vue lorsqu'à leur embouchure elles vont se confondre parmi les flots d'un immense océan.
Est-ce donc le bonheur que cherchent les ambitieux? Ils le trouveront encore moins que la gloire : leur chemin est semé d'épines et de ronces, et ils ne rencontrent que des soins, des chagrins et des travaux sans nombre. Le véritable bonheur est aussi peu naturellement attaché à la fortune que le corps d'Hector l'était au char d'Achille. Il n'y a de bonheur pour l'homme que dans l'homme même, et ce n'est que la sagesse qui lui fait découvrir ce trésor.
<196>CHAPITRE VIII.
On regarde en Europe les Philippiques de M. de La Grange221-a comme un des libelles diffamatoires les plus forts qui se soient composés, et l'on n'a pas tort. Cependant ce que j'ai à dire contre Machiavel est plus vif que ce qu'a dit M. de La Grange, car son ouvrage n'était proprement qu'une calomnie contre le régent de la France, et ce que j'ai à reprocher à Machiavel sont des vérités. Je me sers de ses propres paroles pour le confondre. Que pourrais-je dire de lui de plus atroce, sinon qu'il a donné des règles de politique pour ceux que leurs crimes élèvent à la grandeur suprême? C'est le titre de ce chapitre.
Si Machiavel enseignait le crime dans un séminaire de scélérats, s'il dogmatisait la perfidie dans une université de traîtres, il ne serait pas étonnant qu'il traitât des matières de cette nature; mais il parle à tous les hommes. Car un auteur qui se fait imprimer se communique à tout l'univers; et il s'adresse principalement à ceux d'entre les humains qui doivent être les plus vertueux, puisqu'ils sont destinés à gouverner les autres. Qu'y a-t-il donc de plus infâme, de plus insolent, que de leur enseigner la trahison, la perfidie, le meurtre et tous les crimes? Il serait plutôt à souhaiter, pour le bien de l'univers, que des exemples pareils à ceux d'Agathocles et d'Oliverotto de Fermo, que Machiavel se fait un plaisir de citer, ne se rencontrassent jamais, ou du moins que l'on pût en effacer le souvenir à perpétuité de la mémoire des hommes.
<197>Rien n'est plus séduisant que le mauvais exemple. La vie d'un Agathocles ou d'un Oliverotto de Fermo sont capables de développer en un homme que son instinct porte à la scélératesse ce germe dangereux qu'il renferme en soi sans le bien connaître. Combien de jeunes gens qui se sont gâté l'esprit par la lecture des romans, qui ne voyaient et ne pensaient plus que comme Gandalin ou Médor! Il y a quelque chose d'épidémique dans la façon de penser, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, qui se communique d'un esprit à l'autre. Cet homme extraordinaire, ce roi aventurier digne de l'ancienne chevalerie, ce héros vagabond dont toutes les vertus, poussées à un certain excès, dégénéraient en vices, Charles XII, en un mot, portait depuis sa plus tendre enfance la vie d'Alexandre le Grand sur soi,222-a et bien des personnes qui ont connu particulièrement cet Alexandre du Nord assurent que c'était Quinte-Curce qui ravagea la Pologne, que Stanislas devint roi d'après Porus,222-b et que la bataille d'Arbèles occasionna la défaite de Poltawa.
Me serait-il permis de descendre d'un aussi grand exemple à de moindres? Il me semble que, lorsqu'il s'agit de l'histoire de l'esprit humain, les différences des conditions et des états disparaissant, les rois ne sont que des hommes en philosophie, et tous les hommes sont égaux; il ne s'agit que des impressions ou des modifications, en général, qu'ont produites de certaines causes extérieures sur l'esprit humain.
Toute l'Angleterre sait ce qui arriva à Londres il y a quelques années : on y représenta une assez mauvaise comédie sous le titre de Cartouche; le sujet de cette pièce était l'imitation de quelques tours de souplesse et de filouteries de ce célèbre voleur. Il se trouva que beaucoup de personnes s'aperçurent, au sortir de ces représentations, de la perte de leurs bagues, de leurs tabatières ou de leurs montres, et Cartouche fit si promptement des disciples, qu'ils pratiquaient ses leçons dans le parterre même; ce qui obligea la police d'interdire la trop dangereuse représentation de cette comédie. Ceci prouve assez, ce me semble, qu'on ne <198>saurait trop user de circonspection et de prudence en produisant des exemples, et combien il est pernicieux d'en citer de mauvais.
La première réflexion de Machiavel sur Agathocles et sur Fermo roule sur les raisons qui les soutinrent dans leurs États malgré leurs cruautés. L'auteur l'attribue à ce qu'ils avaient commis ces cruautés à propos : or, être prudemment barbare et exercer la tyrannie conséquemment signifie, selon ce politique abominable, exécuter à la fois et tout d'un coup toutes les violences et tous les crimes que l'on juge utiles à ses intérêts.
Faites assassiner ceux qui vous sont suspects, ceux dont vous vous méfiez, et ceux qui se déclarent vos ennemis, mais ne faites point traîner votre vengeance. Machiavel approuve des actions semblables aux Vêpres siciliennes, à l'affreux massacre de la Saint-Barthélémy, où des cruautés se commirent qui font rougir l'humanité. Ce monstre dénaturé ne compte pour rien l'horreur de ces crimes, pourvu qu'on les commette d'une manière qui en impose au peuple et qui effraye au moment où ils sont récents; et il en donne pour raison que les idées s'en évanouissent plus facilement chez le public que de ces cruautés successives et continuées des princes, par lesquelles ils propagent toute leur vie le souvenir de leur férocité et de leur barbarie : comme s'il n'était pas également mauvais et abominable de faire périr mille personnes en un jour, ou de les faire assassiner par intervalles. La barbarie déterminée et prompte des premiers imprime plus de frayeur et de crainte; la méchanceté plus lente, plus réfléchie des seconds inspire plus d'aversion et d'horreur. La vie de l'empereur Auguste aurait dû être citée par Machiavel, cet empereur qui monta sur le trône, tout dégouttant encore du sang de ses citoyens et souillé par la perfidie de ses proscriptions, mais qui, par les conseils de Mécène et d'Agrippa, fit succéder la douceur à tant de cruautés, et dont on dit qu'il aurait dû, ou ne jamais naître, ou ne jamais mourir. Peut-être que Machiavel a eu quelque regret de ce qu'Auguste avait mieux fini qu'il n'avait commencé, et que par là même il l'a trouvé indigne d'être placé parmi ses grands hommes.
Mais quelle abominable politique n'est pas celle de cet auteur! L'intérêt d'un seul particulier bouleversera le monde, et son ambition aura le choix des méchancetés, et le déterminera au bien <199>comme aux crimes; affreuse prudence des monstres qui ne connaissent qu'eux et n'aiment qu'eux dans l'univers, et qui enfreignent tous les devoirs de la justice et de l'humanité pour suivre le torrent furieux de leurs caprices et de leurs débordements!
Ce n'est pas tout que de confondre l'affreuse morale de Machiavel; il faut encore le convaincre de fausseté et de mauvaise foi.
Il est premièrement faux, comme le rapporte Machiavel, qu'Agathocles ait joui en paix du fruit de ses crimes : il a été presque toujours en guerre contre les Carthaginois; il fut même obligé d'abandonner son armée en Afrique, qui massacra ses enfants après son départ; et il mourut lui-même d'un breuvage empoisonné que son petit-fils lui fit prendre. Oliverotto de Fermo périt par la perfidie de Borgia, digne salaire de ses crimes; et comme ce fut une année après son élévation, sa chute paraît si accélérée, qu'elle semble avoir prévenu par sa punition ce que lui préparait la haine publique.
L'exemple d'Oliverotto de Fermo ne devait donc point être cité par l'auteur, puisqu'il ne prouve rien. Machiavel voudrait que le crime fût heureux, et il se flatte par là d'avoir quelque bonne raison de l'accréditer, ou du moins un argument passable à produire.
Mais supposons que le crime puisse se commettre avec sécurité, et qu'un tyran puisse exercer impunément sa scélératesse : quand même il ne craindra point une mort tragique, il sera également malheureux de se voir l'opprobre du genre humain; il ne pourra point étouffer ce témoignage intérieur de sa conscience qui dépose contre lui; il ne pourra point imposer silence à cette voix puissante qui se fait entendre sur les trônes des rois comme sur les tribunaux des tyrans; il ne pourra point éviter cette funeste mélancolie qui, frappant son imagination, lui fera voir sortis de leurs tombeaux ces mânes sanglants que sa cruauté y avait fait descendre, et qui ne lui paraîtront ainsi forcer les lois de la nature que pour lui servir de bourreaux en ce monde, et venger après leur mort leur fin malheureuse et tragique.
Qu'on lise la vie d'un Denys, d'un Tibère, d'un Néron, d'un Louis XI, d'un Iwan Basiliewitsch, et l'on verra que ces monstres, également insensés et furieux, finirent de la manière du monde <200>la plus funeste et la plus malheureuse. L'homme cruel est d'un tempérament misanthrope et atrabilaire; si dès son jeune âge il ne combat pas cette malheureuse disposition de son corps, il ne saurait manquer de devenir aussi furieux qu'insensé. Quand même donc il n'y aurait point de justice sur la terre et point de Divinité aux cieux, il faudrait d'autant plus que les hommes fussent vertueux, puisque la vertu les unit et leur est absolument nécessaire pour leur conservation, et que le crime ne peut que les rendre infortunés et les détruire.
Machiavel manque de sentiment, de bonne foi et de raison. J'ai développé sa mauvaise morale et son infidélité dans ses citations d'exemples. Je le convaincrai à présent de contradictions grossières et manifestes. Que le plus intrépide commentateur, que le plus subtil interprète concilie ici Machiavel avec lui-même. Il dit dans ce chapitre, « Qu'Agathocles soutint sa grandeur avec un courage héroïque; cependant on ne peut pas donner le nom de vertu aux assassinats et aux trahisons qu'il a commis. » Et dans le chapitre septième il dit de César Borgia, « Qu'il attendit l'occasion de se défaire des Ursins, et qu'il s'en servit prudemment. » Ibid. « Si l'on examine, en général, toutes les actions de Borgia, il est difficile de le blâmer. » Ibid. « Il ne pouvait se conduire autrement qu'il a fait. » Me serait-il permis de demander à l'auteur en quoi Agathocles diffère de César Borgia? Je ne vois en eux que mêmes crimes et même méchanceté. Si l'on faisait le parallèle, on ne serait embarrassé que de décider lequel des deux fut le plus scélérat.
La vérité oblige cependant Machiavel de faire de temps en temps des aveux où il paraît faire amende honorable à la vertu. La force de l'évidence l'oblige de dire, « Qu'un prince doit se conduire d'une manière toujours uniforme, afin qu'en des temps malheureux il ne se voie point obligé de relâcher quelque chose pour faire plaisir à ses sujets, car en ce cas sa douceur extorquée serait sans mérite, et ses peuples ne lui en sauraient aucun gré. » Ainsi, Machiavel, la cruauté et l'art de se faire craindre ne sont donc point les uniques ressorts de la politique, comme vous paraissez l'insinuer, et vous convenez vous-même que l'art de gagner les cœurs est le fondement le plus solide de la sûreté <201>d'un prince et de la fidélité de ses sujets. Je n'en demande pas davantage; cet aveu de la bouche de mon ennemi doit me suffire. C'est peu se respecter soi-même et le public que de produire et de publier un ouvrage informe, sans liaison, sans ordre, et rempli de contradictions. Le Prince de Machiavel, en faisant même abstraction de sa pernicieuse morale, ne peut mériter que du mépris à l'auteur, ce n'est proprement qu'un rêve où toutes sortes d'idées s'entre-heurtent et s'entre-choquent, ce sont des accès de rage d'un insensé qui a quelquefois des intervalles de bon sens.
Telle est la récompense de la scélératesse, que ceux qui suivent le crime au préjudice de la vertu, s'ils échappent même à la rigueur des lois, perdent comme Machiavel le jugement et la raison.
<202>CHAPITRE IX.
Il n'y a point de sentiment plus inséparable de notre être que celui de la liberté; depuis l'homme le plus policé jusqu'au plus barbare, tous en sont pénétrés également; car, comme nous naissons sans chaînes, nous prétendons vivre sans contrainte, et comme nous ne voulons dépendre que de nous-mêmes, nous ne voulons point nous assujettir aux caprices des autres. C'est cet esprit d'indépendance et de fierté qui a produit tant de grands hommes dans le monde, et qui a donné lieu à ces sortes de gouvernements qu'on appelle républicains, qui, par l'appui de sages lois, soutiennent la liberté des citoyens contre tout ce qui peut l'opprimer, et qui établissent une espèce d'égalité entre les membres d'une république, ce qui les rapproche beaucoup de l'état naturel.
Machiavel donne, en ce chapitre, de bonnes et d'excellentes maximes de politique à ceux qui s'élèvent à la puissance suprême par l'assistance des chefs d'une république ou du peuple; ce qui me fournira deux réflexions, l'une pour la politique, et l'autre pour la morale.
Quoique les maximes de l'auteur soient très-convenables à ceux qui s'élèveront par la faveur de leurs concitoyens, il me semble néanmoins que les exemples de ces sortes d'élévations sont très-rares dans l'histoire. L'esprit républicain, jaloux à l'excès de sa liberté, prend ombrage de tout ce qui peut lui donner des entraves, et se révolte contre la seule idée d'un maître. On connaît dans l'Europe des peuples qui ont secoué le joug de leurs tyrans <203>pour jouir d'une heureuse indépendance; mais on n'en connaît point qui, de libres qu'ils étaient se soient assujettis à un esclavage volontaire.
Plusieurs républiques sont retombées, par la suite des temps, sous le despotisme; il paraît même que ce soit un malheur inévitable, qui les attend toutes, et ce n'est qu'un effet de ces vicissitudes et de ces changements qu'éprouvent toutes les choses de ce monde. Car, comment une république résisterait-elle éternellement à toutes les causes qui minent sa liberté? Comment pourrait-elle contenir toujours l'ambition des grands qu'elle nourrit dans son sein, cette ambition qui renaît sans cesse et qui ne meurt jamais? Comment pourra-t-elle à la longue veiller sur les séductions et les sourdes pratiques de ses voisins, et sur la corruption de ses membres, tant que l'intérêt est tout-puissant chez les hommes? Comment peut-elle espérer de sortir toujours heureusement des guerres qu'elle aura à soutenir? Comment pourra-t-elle prévenir ces conjonctures fâcheuses pour la liberté, ces moments critiques et décisifs, et ces hasards qui favorisent les téméraires et les audacieux? Si ses troupes sont commandées par des chefs lâches et timides, elle deviendra la proie de ses ennemis; et si elles ont à leur tête des hommes vaillants et hardis, ils ne seront pas moins entreprenants en temps de paix qu'en temps de guerre; le défaut de leur constitution les fera donc périr tôt ou tard.
Mais si les guerres civiles sont funestes à un État monarchique, elles le sont d'autant plus à un État libre; c'est une maladie qui leur est mortelle : à leur faveur, les Sylla conservèrent la dictature à Rome, les César se rendirent les maîtres par les armes qu'on leur avait mises en les mains, et les Cromwell vinrent à bout d'escalader le trône.
Les républiques se sont presque toutes élevées de l'abîme de la tyrannie au comble de la liberté, et elles sont presque toutes retombées de cette liberté dans l'esclavage. Ces mêmes Athéniens qui, du temps de Démosthène, outrageaient Philippe de Macédoine, rampèrent devant Alexandre; ces mêmes Romains qui abhorraient la royauté après l'expulsion des rois, souffrirent patiemment, après la révolution de quelques siècles, toutes les cruautés de leurs empereurs; et ces mêmes Anglais qui mirent <204>à mort Charles Ier, puisqu'il empiétait sur leurs droits, plièrent la roideur de leur courage sous la puissance altière de leur protecteur. Ce ne sont donc point ces républiques qui se sont donné des maîtres par leur choix, mais des hommes entreprenants qui, aidés de quelques conjonctures favorables, les ont soumises contre leur volonté et par force.
De même que les hommes naissent, vivent un temps, et meurent par maladies ou par l'âge, de même les républiques se forment, fleurissent quelques siècles, et périssent enfin par l'audace d'un citoyen ou par les armes de leurs ennemis. Tout a son période, tous les empires et les plus grandes monarchies même n'ont qu'un temps, et il n'est rien dans l'univers qui ne soit assujetti aux lois du changement et de la destruction. Le despotisme porte le coup mortel à la liberté, et il termine tôt ou tard le sort d'une république. Les unes se soutiennent plus longtemps que les autres, selon la force de leur tempérament; elles reculent, autant qu'il dépend d'elles, le moment fatal de leur ruine, et se servent de tous les remèdes qu'indique la sagesse pour prolonger leur destinée; mais il faut céder enfin aux lois éternelles et immuables de la nature, et il faut qu'elles périssent lorsque la chaîne des événements entraîne leur perte.
Ce n'est pas, d'ailleurs, à des hommes qui savent ce que c'est d'être heureux, et qui veulent l'être, qu'on doit proposer de renoncer à la liberté.
On ne persuadera jamais à un républicain, à Caton ou à Littleton, que le gouvernement monarchique est la meilleure forme de gouvernement lorsqu'un roi a l'intention de remplir son devoir, puisque sa volonté et sa puissance rendent sa bonté efficace. J'en conviens vous dira-t-il; mais où trouver ce phénix des princes? C'est l'homme de Platon, c'est la Vénus de Médicis qu'un sculpteur habile forma de l'assemblage de quarante beautés différentes, et qui n'exista jamais qu'en marbre. Nous savons ce que comporte l'humanité, et qu'il est peu de vertus qui résistent à la puissance illimitée de satisfaire ses désirs, et aux séductions du trône. Votre monarchie métaphysique serait un paradis sur la terre, s'il en existait une; mais le despotisme, comme il est réellement, change du plus au moins ce monde en véritable enfer. <205>Ma seconde réflexion regarde la morale de Machiavel. Je ne saurais m'empêcher de lui reprocher que l'intérêt, selon lui, est le nerf de toutes les actions tant bonnes que mauvaises. Il est vrai, selon l'opinion commune, que l'intérêt entre pour beaucoup dans un système despotique, la justice et la probité pour rien; mais on devrait exterminer à jamais l'affreuse politique qui ne se plie point sur les maximes d'une morale saine et épurée. Machiavel veut que tout se fasse dans le monde par intérêt, comme les jésuites veulent sauver les hommes uniquement par la crainte du diable, à l'exclusion de l'amour de Dieu. La vertu devrait être l'unique motif de nos actions, car qui dit la vertu dit la raison; ce sont des choses inséparables, et qui le seront toujours lorsqu'on voudra agir conséquemment. Soyons donc raisonnables, puisque ce n'est qu'un peu de raison qui nous distingue des bêtes, et que ce n'est que la bonté qui nous rapproche de cet être infiniment bon dont nous tenons tous notre existence.
<206>CHAPITRE X.
Depuis le temps où Machiavel écrivait son Prince politique, le monde est si fort changé, qu'il n'est presque plus reconnaissable. Les arts et les sciences, qui commençaient alors à renaître de leurs cendres, se ressentaient encore de la barbarie où l'établissement du christianisme, les fréquentes invasions des Goths en Italie et une suite de guerres cruelles et sanglantes les avaient plongés. A présent, les nations ont presque toutes troqué leurs anciennes coutumes contre de nouvelles, des princes faibles sont devenus puissants, les arts se sont perfectionnés, et la face de l'Europe est entièrement différente de ce qu'elle était au siècle de Machiavel.
Si un philosophe de ces temps reculés revenait au monde, il se trouverait très-idiot et très-ignorant : il n'entendrait pas même jusqu'au jargon de la nouvelle philosophie; il trouverait des cieux et une terre nouvelle; au lieu de cette inaction, au lieu de cette quiétude qu'il supposait à notre globe, il verrait le monde et tous les astres asservis aux lois du mouvement projectile et de l'attraction, qui, dans des ellipses différentes, tournent autour du soleil, qui lui-même a un mouvement spiral sur son axe; à la place des grands mots bizarres dont l'orgueilleuse emphase enveloppait de son obscurité le non-sens de ses pensées, et qui cachaient sa superbe ignorance, on lui apprendrait à connaître la vérité et l'évidence simplement et clairement; et pour son misérable roman de physique on lui donnerait des expériences admirables, certaines et étonnantes.
<207>Si quelque habile capitaine de Louis XII reparaissait de nos jours il serait entièrement désorienté : il verrait qu'on fait la guerre avec des armées innombrables, que l'on ne peut souvent pas même faire subsister en campagne à cause de leur nombre, mais que les princes entretiennent pendant la paix comme dans la guerre; au lieu que de son temps, pour frapper les grands coups et pour exécuter les grandes entreprises, une poignée de monde suffisait, qui étaient congédiés dès lors que la guerre était finie. Au lieu de ces vêtements de fer, de ces lances, de ces mousquets, dont il connaissait l'usage, il trouverait des habits d'ordonnance, des fusils et des baïonnettes, des méthodes nouvelles pour faire la guerre, une infinité d'inventions meurtrières pour l'attaque et la défense des places, et l'art de faire subsister des troupes tout aussi nécessaire à présent que le pouvait être autrefois celui de battre l'ennemi.
Mais que ne dirait pas Machiavel lui-même, s'il pouvait voir la nouvelle forme du corps politique de l'Europe, tant de grands princes qui figurent à présent dans le monde, qui n'y étaient pour rien alors, la puissance des rois solidement établie, la manière de négocier des souverains, ces espions privilégiés entretenus mutuellement dans toutes les cours, et cette balance qu'établit en Europe l'alliance de quelques princes considérables pour s'opposer aux ambitieux, qui subsiste par sagesse, qui entretient l'égalité, et qui n'a pour but que le repos du monde!
Toutes ces choses ont produit un changement si général et si universel, qu'elles rendent la plupart des maximes de Machiavel inapplicables à notre politique moderne, et d'aucun usage. C'est ce que fait voir principalement ce chapitre. Je dois en rapporter quelques exemples.
Machiavel suppose, « Qu'un prince dont le pays est étendu, qui avec cela a beaucoup d'argent et de troupes, peut se soutenir par ses propres forces, sans l'assistance d'aucun allié, contre les attaques de ses ennemis. »
C'est ce que j'ose très-modestement contredire; je dis même plus, et j'avance qu'un prince, quelque redoutable qu'il soit, ne saurait lui seul résister à des ennemis puissants, et qu'il lui faut nécessairement le secours de quelque allié. Si le plus grand, le <208>plus formidable, le plus puissant prince de l'Europe, si Louis XIV fut sur le point de succomber dans la guerre de la succession d'Espagne, et que, faute d'alliances, il ne put presque plus résister à la ligue redoutable d'une infinité de rois et de princes, qui pensa l'accabler, à plus forte raison tout souverain qui lui est inférieur ne peut-il, sans hasarder beaucoup, demeurer isolé et sans avoir de bonnes et de fortes alliances.
On dit, et cela se répète sans beaucoup de réflexion, que les traités sont inutiles, puisqu'on n'en remplit presque jamais tous les points, et qu'on est moins scrupuleux là-dessus dans notre siècle qu'en tout autre. Je réponds à ceux qui pensent ainsi, que je ne doute nullement qu'ils ne trouvent des exemples anciens et même très-récents de princes qui n'ont point rempli exactement leurs engagements; mais cependant qu'il est toujours très-avantageux de faire des traités, que les alliés que vous vous faites seront, si ce n'est autre chose, autant d'ennemis que vous aurez de moins, et que, s'ils ne vous sont d'aucun secours, vous les réduisez toujours certainement à observer une exacte neutralité.
Machiavel parle ensuite des principini, de ces souverains en miniature qui, n'ayant que de petits États, ne peuvent point mettre d'armée en campagne; et l'auteur appuie beaucoup sur ce qu'ils doivent fortifier leur capitale, afin de s'y enfermer avec leurs troupes en cas de guerre.
Les princes dont parle Machiavel ne sont proprement que des hermaphrodites de souverains et de particuliers; ils ne jouent le rôle de grands seigneurs qu'avec leurs domestiques. Ce qu'on pourrait leur conseiller de meilleur serait, ce me semble, de diminuer en quelque chose l'opinion infinie qu'ils ont de leur grandeur, de la vénération extrême qu'ils ont pour leur ancienne et illustre race, et du zèle inviolable qu'ils ont pour leurs armoiries. Les personnes sensées disent qu'ils feraient mieux de ne figurer dans le monde que comme des particuliers qui sont bien à leur aise, de quitter une bonne fois les échasses sur lesquelles leur orgueil les monte, de n'entretenir tout au plus qu'une garde suffisante pour chasser les voleurs de leurs châteaux, en cas qu'il y en eût d'assez affamés pour y chercher subsistance, et de raser les <209>remparts, les murailles et tout ce qui peut donner l'air d'une place forte à leur résidence.
En voici les raisons : la plupart des petits princes, et nommément ceux d'Allemagne, se ruinent par la dépense, excessive à proportion de leurs revenus, que leur fait faire l'ivresse de leur vaine grandeur; ils s'abîment pour soutenir l'honneur de leur maison, et ils prennent par vanité le chemin de la misère et de l'hôpital; il n'y a pas jusqu'au cadet du cadet d'une ligne apanagée qui ne s'imagine d'être quelque chose de semblable à Louis XIV : il bâtit son Versailles, il baise sa Maintenon, et il entretient ses armées.
Il y a actuellement un certain prince d'Allemagne apanagé d'une grande maison234-a qui, par un raffinement de grandeur, entretient exactement à son service tous les corps de troupes qui composent la maison du Roi, mais cela si fort en diminutif, qu'il faut un microscope pour apercevoir chacun de ces corps en particulier; son armée serait peut-être assez forte pour représenter une bataille sur le théâtre de Vérone; mais passé cela, ne lui en demandez pas davantage.
J'ai dit, en second lieu, que les petits princes faisaient mal de fortifier leur résidence, et la raison en est toute simple : ils ne sont pas dans le cas de pouvoir être assiégés par leurs semblables, puisque des voisins plus puissants qu'eux se mêlent d'abord de leurs démêlés, et leur offrent une médiation qu'il ne dépend pas d'eux de refuser; ainsi, au lieu de sang répandu, deux coups de plume terminent leurs petites querelles.
A quoi leur serviraient donc leurs forteresses? Quand même elles seraient en état de soutenir un siége de la longueur de celui de Troie contre leurs petits ennemis, elles n'en soutiendraient pas un comme celui de Jéricho devant les armées d'un roi ou d'un monarque puissant. Si, d'ailleurs, de grandes guerres se font dans leur voisinage, il ne dépend pas d'eux de rester neutres, ou ils sont totalement ruinés; et s'ils embrassent le parti d'une des puissances belliqueuses, leur capitale devient la place de guerre de ce prince.
Victor-Amédée, infiniment supérieur par sa puissance à <210>l'ordre des princes desquels nous venons de parler, éprouva dans toutes les guerres d'Italie un sort très-fâcheux pour ses forteresses; Turin éprouva même comme un flux et reflux de domination tantôt française et tantôt impériale.
L'avantage des villes ouvertes est qu'en temps de guerre personne ne s'en embarrasse, qu'on les regarde comme inutiles, et qu'ainsi on en laisse tranquillement la possession à ceux à qui elles appartiennent.
L'idée que Machiavel nous donne des villes impériales d'Allemagne est toute différente de ce qu'elles sont à présent; un pétard suffirait, et au défaut de celui-là un mandement de l'Empereur, pour le rendre maître de ces villes. Elles sont toutes mal fortifiées, la plupart avec d'anciennes murailles flanquées en quelques endroits par de grosses tours, et entourées par des fossés que des terres écroulées ont presque entièrement refermés. Elles ont peu de troupes, et celles qu'elles entretiennent sont mal disciplinées; leurs officiers sont, ou le rebut de l'Allemagne, ou de vieilles gens qui ne sont plus en état de servir. Quelques-unes de ces villes impériales ont une assez bonne artillerie; mais cela ne suffirait point pour s'opposer à l'Empereur, qui a coutume de leur faire sentir assez souvent leur infériorité.
En un mot, faire la guerre, livrer des batailles, attaquer ou défendre des forteresses, est uniquement l'affaire des grands princes; et ceux qui veulent les imiter sans en avoir la puissance donnent dans le ridicule de Domitien,236-a qui contrefaisait le bruit du tonnerre, et pensait persuader par là au peuple romain qu'il était Jupiter.
<211>CHAPITRE XI.
J'ai toujours trouvé fort étrange que ceux qui se disent les successeurs des apôtres, j'entends de quelques gueux, prêcheurs d'humilité et de repentance, possédassent de grands biens, raffinassent sur le luxe, et remplissent des postes plus propres à satisfaire la vanité du siècle et l'ostentation des grands qu'à occuper des hommes qui doivent méditer sur le néant de la vie humaine et sur l'œuvre de leur salut. On trouve cependant que le clergé de l'Église romaine est puissamment riche, que des évêques occupent le rang de princes souverains, et que la puissance temporelle et spirituelle du premier évêque des chrétiens le rend en quelque façon l'arbitre des rois et la quatrième personne de la Divinité.
Les ecclésiastiques ou les théologiens distinguent plus scrupuleusement que tout autre les attributs de l'âme de ceux du corps; mais c'est sur le sujet de leur ambition qu'on devrait rétorquer leurs arguments. Vous, pourrait-on leur dire, dont la vocation renferme les devoirs de votre ministère au spirituel, comment l'avez-vous si grossièrement confondu avec le temporel? Vous qui employez si subtilement le distinguo lorsqu'il s'agit de l'esprit, que vous ne connaissez point, et de la matière, que vous connaissez très-peu, d'où vient que vous rejetez ces distinctions lorsqu'il s'agit de vos intérêts? C'est que ces messieurs s'embarrassent peu du jargon inintelligible qu'ils parlent, et beaucoup des gros revenus qu'ils tirent. C'est que leur façon de raisonner doit être conforme à l'orthodoxie, comme leur façon d'agir aux passions dont <212>ils sont animés, et que les objets palpables de la nature l'emportent autant sur l'intellectuel que le bonheur réel de cette vie sur le bonheur idéal de l'autre monde.
Cette puissance étonnante des ecclésiastiques fait le sujet de ce chapitre, de même que tout ce qui regarde leur gouvernement temporel.
Machiavel trouve que les princes ecclésiastiques sont fort heureux puisqu'ils n'ont à craindre ni la mutinerie de leurs sujets ni l'ambition de leurs voisins : le nom respectable et imposant de la Divinité les met à l'abri de tout ce qui pourrait s'opposer à leur intérêt et à leur grandeur; les princes qui les attaqueraient craignent le sort des Titans, et les peuples qui leur désobéiraient redoutent le destin des sacriléges. La pieuse politique de cette espèce de souverains s'applique à persuader au inonde ce que Despréaux exprime si bien dans ce vers : Qui n'aime pas Cotin n'aime Dieu ni le Roi.238-a
Ce qu'il y a d'étrange, c'est que ces princes trouvent assez de dupes dont la crédulité se repose sur leur bonne foi, et qui adhèrent sans autre examen à ce que les ecclésiastiques jugent à propos de leur faire croire.
Il est certain cependant qu'aucun pays ne fourmille plus de mendiants que ceux des prêtres; c'est là qu'on peut voir un tableau touchant de toutes les misères humaines, non pas de ces pauvres que la libéralité et les aumônes des souverains y attirent, de ces insectes qui s'attachent aux riches et qui rampent à la suite de l'opulence, mais de ces gueux faméliques que la charité de leurs évêques prive du nécessaire, pour prévenir la corruption et les abus que le peuple a coutume de faire de la superfluité.
Ce sont sans doute les lois de Sparte, où l'argent était défendu, sur lesquelles se fondent les principes de ces gouvernements ecclésiastiques, à la différence près que les prélats se réservent l'usage des biens dont ils dépouillent très-dévotement leurs sujets. Heureux, disent-ils, sont les pauvres, car ils héri<213>teront du royaume des cieux! Et comme ils veulent que tout le monde se sauve, ils ont soin de rendre tout le monde indigent. O piété ecclésiastique, jusqu'où ne s'étend point votre sage prévoyance!
Rien ne devrait être plus édifiant que l'histoire des chefs de l'Église, ou des vicaires de Jésus-Christ; on se persuade d'y trouver les exemples de mœurs irréprochables et saintes; cependant c'est tout le contraire : ce ne sont que des obscénités, des abominations et des sources de scandale; et l'on ne saurait lire la vie des papes sans détester leurs cruautés et leurs perfidies.
On y voit en gros leur ambition à augmenter leur puissance temporelle et leur grandeur, leur avarice sordide à faire passer de grands biens, sous des prétextes injustes et malhonnêtes, dans leurs familles, pour enrichir leurs neveux, leurs maîtresses ou leurs bâtards.
Ceux qui réfléchissent peu trouvent singulier que les peuples souffrent avec tant de docilité et de patience l'oppression de cette espèce de souverains, qu'ils n'ouvrent point les yeux sur les vices et les excès des ecclésiastiques qui les dégradent, et qu'ils endurent d'un front tondu ce qu'ils ne souffriraient point d'un front couronné de lauriers. Ce phénomène paraît moins étrange à ceux qui connaissent le pouvoir de la superstition sur les idiots, et du fanatisme sur l'esprit humain; ils savent que la religion est une ancienne machine qui ne s'usera jamais, dont on s'est servi de tout temps pour s'assurer de la fidélité des peuples et pour mettre un frein à l'indocilité de la raison humaine; ils savent que l'erreur peut aveugler les hommes les plus pénétrants, et qu'il n'y a rien de plus triomphant que la politique de ceux qui mettent le ciel et l'enfer, Dieu et les démons en œuvre pour parvenir à leurs desseins. Tant il est vrai que la vraie religion même cette source la plus pure de tous nos biens, devient souvent, par un trop déplorable abus, l'origine et le principe de tous nos maux.
L'auteur remarque très-judicieusement ce qui contribua le plus à l'élévation du saint-siége. Il en attribue la raison principale à l'habile conduite d'Alexandre VI, de ce pontife qui poussait sa cruauté et son ambition à un excès énorme, et qui ne connaissait de justice que la perfidie. On ne saurait donc confondre sans une <214>espèce de blasphème l'édifice de l'ambition de ce pontife avec l'ouvrage de la Divinité. Le ciel ne pouvait donc point avoir de part immédiate à l'élévation de cette grandeur temporelle, et ce n'est que l'ouvrage d'un homme très-méchant et très-dépravé; on ne saurait ainsi mieux faire que de distinguer toujours soigneusement dans les ecclésiastiques, quelque rang qu'ils occupent, le maquignon de la parole de Dieu, en tant qu'ils annoncent les ordres divins, de l'homme corrompu, en tant qu'ils ne pensent qu'à satisfaire leurs passions.
L'éloge de Léon X fait la conclusion de ce chapitre; mais cet éloge n'a guère de poids, puisque Machiavel était le contemporain de ce pape. Toute louange d'un sujet à l'égard de son maître, ou d'un auteur à un prince, paraît, quoi qu'on en dise, s'approcher beaucoup de la flatterie. Notre sort, tant que nous sommes, ne doit être décidé que par la postérité, qui juge sans passions et sans intérêt. Machiavel devait moins tomber dans le défaut de la flatterie que tout autre, car il n'était pas juge compétent du vrai mérite, ne connaissant pas même ce que c'est que la vertu; et je ne sais s'il aurait été plus avantageux d'être loué ou d'être blâmé par lui. J'abandonne cette question au lecteur; c'est à lui d'en juger.
<215>CHAPITRE XII.
Tout est varié dans l'univers : la fécondité de la nature se plaît à se manifester par des productions qui, dans un même genre, sont cependant différentes les unes des autres; cela se voit non seulement dans les plantes, dans les animaux, dans les paysages, dans les traits, le coloris, la figure et la constitution des hommes, mais cette opération de la nature est si universelle, si générale, qu'elle s'étend jusqu'au tempérament des empires et des monarchies, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi. J'entends, en général, par le tempérament d'un empire son étendue, le nombre des peuples qui l'habitent, sa situation à l'égard de ses voisins et de son commerce, ses coutumes, ses lois, son fort, son faible, ses richesses et ses ressources.
Cette différence de gouvernement est très-sensible, et elle est infinie lorsqu'on veut descendre jusque dans les détails. De même que les médecins ne possèdent aucun secret, aucune panacée pour guérir toutes les maladies, ni aucun remède qui convienne à toutes les complexions, de même les politiques les plus experts et les plus habiles ne sauraient-ils prescrire des règles générales de politique dont l'application soit à l'usage de toutes les formes de gouvernement et de chaque pays en particulier.
Cette réflexion me conduit naturellement à examiner le sentiment de Machiavel sur les troupes étrangères et mercenaires. L'auteur en rejette entièrement l'usage, s'appuyant sur des exemples par lesquels il prétend prouver que ces troupes ont été plus préjudiciables aux États qui s'en sont servis qu'elles ne leur ont été de quelque secours.
<216>Il est sûr, et l'expérience a fait voir, en général, que les meilleures troupes d'un État quelconque sont les nationales. On pourrait appuyer ce sentiment par les exemples de la valeureuse résistance de Léonidas aux Thermopyles, par l'infériorité que les Lacédémoniens eurent sous les autres Grecs lorsque c'étaient leurs esclaves qui combattaient pour eux, et par les progrès étonnants de l'empire romain lorsque ses légions n'étaient composées que de citoyens de Rome. Ce furent les nations, et non pas les étrangers, qui soumirent le monde entier à la domination de cette superbe et fière république. Cette maxime de Machiavel peut donc convenir à tous les peuples assez riches d'habitants pour qu'ils puissent fournir un nombre suffisant de soldats pour leur défense. Je suis persuadé, comme l'auteur, qu'un empire est mal servi par des mercenaires, et que la fidélité et le courage de soldats possessionnés dans le pays les surpasse de beaucoup. Il est principalement dangereux de laisser languir dans l'inaction et de laisser efféminer ses sujets par la mollesse, dans les temps que les fatigues de la guerre et les combats aguerrissent ses voisins.
On a remarqué plus d'une fois que les États qui sortaient des guerres civiles ont été infiniment supérieurs à leurs ennemis, puisque tout est soldat dans une guerre civile, que le mérite s'y distingue indépendamment de la faveur, et que les hommes sont des animaux de coutume, chez qui l'habitude décide de tout.
Cependant il y a des cas qui semblent demander exemption de cette règle. Si des royaumes ou des empires ne produisent pas une aussi grande multitude d'hommes qu'il en faut pour les armées et qu'en consume la guerre, la nécessité oblige de recourir aux mercenaires, comme à l'unique moyen de suppléer au défaut de l'État.
On trouve alors des expédients qui lèvent la plupart des difficultés, et, ce que Machiavel trouve de vicieux dans cette espèce de milice, on la mêle soigneusement avec les nationaux, pour les empêcher de faire bande à part, pour les habituer au même ordre, à la même discipline et à la même fidélité; et l'on porte sa principale attention sur ce que le nombre d'étrangers n'excède point le nombre des nationaux.
Il y a un roi du Nord dont l'armée est composée de cette sorte <217>de mixtes,243-a et qui n'en est pas moins puissant et formidable. La plupart des troupes européennes sont composées de nationaux et de mercenaires; ceux qui cultivent les terres, ceux qui habitent les villes, moyennant une certaine taxe qu'ils payent pour l'entretien des troupes qui doivent les défendre, ne vont plus à la guerre. Les soldats ne sont composés que de la plus vile partie du peuple, de fainéants qui aiment mieux l'oisiveté que le travail, de débauchés qui cherchent la licence et l'impunité dans les troupes, de ceux qui manquent de docilité et d'obéissance envers leurs parents, de jeunes écervelés qui s'enrôlent par libertinage, et qui, ne servant que par légèreté, ont aussi peu d'inclination et d'attachement pour leur maître que les étrangers. Que ces troupes sont différentes de ces Romains qui conquirent le monde! Ces désertions si fréquentes de nos jours dans toutes les armées étaient quelque chose d'inconnu chez les Romains; ces hommes qui combattaient pour leurs familles, pour leurs pénates, pour la bourgeoisie romaine, et pour tout ce qu'ils avaient de plus cher dans cette vie, ne pensaient pas à trahir tant d'intérêts à la fois par une lâche désertion.
Ce qui fait la sûreté des grands princes de l'Europe, c'est que leurs troupes sont à peu près toutes semblables, et qu'ils n'ont, de ce côté-là, aucuns avantages les uns sur les autres. Il n'y a que les troupes suédoises qui soient bourgeois, paysans et soldats en même temps;244-a mais lorsqu'ils vont à la guerre, personne ne reste dans l'intérieur du pays pour labourer la terre. Ainsi leur puissance n'est aucunement formidable, puisqu'ils ne peuvent rien à la durée sans se ruiner eux-mêmes plus que leurs ennemis.
Voilà pour les mercenaires. Quant à la manière dont un grand prince doit faire la guerre, je me range entièrement du sentiment de Machiavel. Effectivement, qu'est-ce qui ne doit point engager un grand prince à prendre sur lui la conduite de ses troupes et à présider dans son armée comme dans sa résidence! Son intérêt, son devoir, sa gloire, tout l'y engage. Comme il est chef de la justice distributive, il est également le protecteur et le défenseur de ses peuples; et il doit regarder la défense de ses sujets comme <218>un des objets les plus importants de son ministère, et qu'il ne doit, par cette raison, confier qu'à lui-même. Son intérêt semble requérir nécessairement qu'il se trouve en personne à son armée, puisque tous les ordres émanent de sa personne, et qu'alors le conseil et l'exécution se suivent avec une rapidité extrême. La présence auguste du prince met fin, d'ailleurs, à la mésintelligence des généraux, si funeste aux armées et si préjudiciable aux intérêts du maître; elle met plus d'ordre pour ce qui regarde les magasins, les munitions et les provisions de guerre, sans lesquelles un César, à la tête de cent mille combattants, ne fera jamais rien de grand ni d'héroïque; et comme c'est le prince qui fait livrer les batailles, il semble que ce serait aussi à lui d'en diriger l'exécution et de communiquer par sa présence l'esprit de valeur et d'assurance à ses troupes; c'est à lui de montrer comme la victoire est inséparable de ses desseins, et comme la fortune est enchaînée par sa prudence, et de leur donner un illustre exemple comme il faut mépriser les périls, les dangers et la mort même, lorsque c'est le devoir, l'honneur et une réputation immortelle qui le demandent.
Quelle gloire n'est point attachée à l'habileté, à la sagesse et à la valeur d'un prince, lorsqu'il garantit ses États de l'incursion des ennemis, qu'il triomphe par son courage et sa dextérité des entreprises violentes de ses adversaires, et qu'il soutient par sa fermeté, par sa prudence et par ses vertus militaires les droits qu'on veut lui contester par injustice et par usurpation!
Toutes ces raisons réunies doivent, ce me semble, obliger les princes à se charger eux-mêmes de la conduite de leurs troupes et à partager avec leurs sujets tous les périls et les dangers où ils les exposent.
Mais, dira-t-on, tout le monde n'est pas né soldat, et beaucoup de princes n'ont ni l'esprit ni l'expérience nécessaire pour commander une armée. Cela est vrai, je l'avoue; cependant cette objection ne doit pas m'embarrasser beaucoup; car il se trouve toujours des généraux entendus dans une armée, et le prince n'a qu'à suivre leurs conseils; la guerre s'en fera toujours mieux que lorsque le général est sous la tutelle du ministère, qui, n'étant point à l'armée, est hors de portée de juger des choses, et qui <219>met souvent le plus habile général hors d'état de donner des marques de sa capacité.
Je finirai ce chapitre après avoir relevé une phrase de Machiavel qui m'a paru très-singulière. « Les Vénitiens, dit-il, se défiant du duc de Carmagnole, qui commandait leurs troupes, furent obligés de le faire sortir de ce monde. »
Je n'entends point, je l'avoue, ce que c'est que d'être obligé de faire sortir quelqu'un de ce monde, à moins que ce ne soit le trahir, l'empoisonner, l'assassiner, en un mot, le faire mettre à mort. C'est ainsi que ce docteur de la scélératesse croit rendre les actions les plus noires et les plus coupables innocentes, en adoucissant les termes.
Les Grecs avaient coutume de se servir de périphrases lorsqu'ils parlaient de la mort, puisqu'ils ne pouvaient pas soutenir sans une secrète horreur tout ce que le trépas a d'épouvantable; et Machiavel périphrase les crimes, puisque son cœur, révolté contre son esprit ne saurait digérer toute crue l'exécrable morale qu'il enseigne.
Quelle triste situation lorsqu'on rougit de se montrer à d'autres tel que l'on est, et lorsque l'on fuit le moment de s'examiner soi-même!
<220>CHAPITRE XIII.
De tous les philosophes de l'antiquité, les plus sages, les plus judicieux, les plus modestes étaient sans contredit ceux de la nouvelle Académie; circonspects dans leurs décisions, ils ne se précipitaient jamais de nier ou d'affirmer une chose, et ils ne laissaient entraîner leurs suffrages ni par l'erreur de la présomption, ni par la fougue de leur tempérament.
Il aurait été à souhaiter que Machiavel eût profité de la modération de ces philosophes, et qu'il ne se fût pas abandonné aux saillies impétueuses de son imagination, qui l'ont si souvent égaré du chemin de la raison et du bon sens.
Machiavel pousse l'hyperbole à un point extrême en soutenant qu'un prince prudent aimerait mieux périr avec ses propres troupes que de vaincre avec des secours étrangers. Il n'est pas possible de pousser l'extravagance plus loin, et je soutiens que depuis que le monde est monde, il ne s'est pas dit de plus grande absurdité, si ce n'est que le Prince de Machiavel est un bon livre.
Une proposition aussi hasardée que l'est celle de l'auteur ne peut lui attirer que du blâme; elle est aussi peu conforme à la politique qu'à l'expérience. Quel est le souverain qui ne préférerait pas la conservation de ses États à leur ruine, indépendamment des moyens et des personnes à qui il en pourrait être redevable?
Je pense qu'un homme en danger de se noyer ne prêterait pas l'oreille aux discours de ceux qui lui diraient qu'il serait indigne de lui de devoir la vie à d'autres qu'à lui-même, et qu'ainsi il devrait plutôt périr que d'embrasser la corde ou le bâton que <221>d'autres lui tendent pour le sauver. L'expérience nous fait voir que le premier soin des hommes est celui de leur conservation, et le second, celui de leur bien-être; ce qui détruit entièrement le paralogisme emphatique de l'auteur.
En approfondissant cette maxime de Machiavel, on trouve que ce n'est qu'une jalousie travestie que cet infâme corrupteur s'efforce d'inspirer aux princes; c'est cependant la jalousie des princes envers leurs généraux ou envers des auxiliaires qui venaient à leur secours et qu'ils ne voulaient pas attendre, crainte de partager leur gloire, qui de tout temps fut très-préjudiciable à leurs intérêts. Une infinité de batailles ont été perdues par cette raison, et de petites jalousies ont souvent plus fait de tort aux princes que le nombre supérieur et les avantages de leurs ennemis.
L'envie est un des vices les plus nuisibles à la société, et il est de tout une autre conséquence lorsqu'il se trouve chez les princes que chez les particuliers. Un État où gouverne un prince envieux de ses sujets ne fournira que des citoyens timides, au lieu d'hommes habiles et capables de faire de grandes actions. Les princes envieux étouffent comme dans leur germe ces génies que le ciel paraît avoir formés pour d'illustres entreprises; de là la décadence des empires et enfin leur chute totale. L'empire d'Orient devait autant sa perte à la jalousie que les empereurs témoignaient des heureux succès de leurs généraux qu'à la pédanterie religieuse des derniers princes qui y régnèrent; au lieu de récompenser les habiles généraux, on les punissait de leurs succès, et les capitaines peu expérimentés accéléraient la ruine de l'État. Cet empire ne pouvait donc manquer de périr.
Le premier sentiment qu'un prince doit avoir est l'amour de la patrie, et l'unique volonté qui lui convienne est d'opérer quelque chose d'utile et de grand pour le bien de l'État. C'est à quoi il doit sacrifier son amour-propre et toutes ses passions, et profiter de tous les avis, de tous les secours et de tous les grands hommes qu'il trouve, en un mot, de tout ce qui est capable de contribuer à l'exécution de ses bonnes intentions pour le bonheur de ses sujets.
Les puissances qui peuvent se passer de troupes mixtes ou d'auxiliaires font bien de les exclure de leurs armées; mais comme peu de princes de l'Europe sont dans une pareille situation, je <222>crois qu'ils ne risquent rien avec les auxiliaires, tant que le nombre des nationaux leur est supérieur.
Machiavel n'écrivait que pour de petits princes. Son ouvrage n'est composé que de concetti politiques; il n'y a presque pas un endroit où l'auteur n'ait l'expérience contre lui. Je pourrais alléguer une infinité d'exemples d'armées composées d'auxiliaires, qui ont été heureuses, et de princes qui se sont bien trouvés de leurs services.
Ces guerres de Brabant, du Rhin et d'Italie, où l'Empereur, réuni avec l'Empire, l'Angleterre et la Hollande, gagnait des batailles sur les Français, les chassait d'Allemagne et d'Italie, et les matait en Flandre, ces guerres ne se firent qu'avec des auxiliaires. L'entreprise par laquelle trois rois du Nord dépouillèrent Charles XII d'une partie de ses États d'Allemagne s'exécuta pareillement avec des troupes de différents maîtres réunis par des alliances; et dans la guerre de l'année 1734, que la France commença249-a sous le prétexte de soutenir les droits de ce roi de Pologne toujours élu et toujours détrôné, les Français joints aux Savoyards firent la conquête du Milanais et de la plus grande partie de la Lombardie.
Que reste-t-il à Machiavel après tant d'exemples, et à quoi se réduit l'allégorie, tout ingénieuse qu'elle est, des armes de Saül, que David refusa à cause de leur pesanteur, lorsqu'il devait combattre Goliath?250-a Ce n'est que de la crême fouettée. J'avoue que les auxiliaires incommodent quelquefois les princes; mais je demande si l'on ne s'incommode pas volontiers, lorsqu'on y gagne des villes et des provinces.
A l'occasion de ces auxiliaires, Machiavel jette son venin sur les Suisses qui sont au service de France. Je dois dire un petit mot sur le sujet de ces braves troupes, car il est indubitable que les Français ont gagné plus d'une bataille par leur secours, qu'ils ont rendu des services signalés à cet empire, et que si la France congédiait les Suisses et les Allemands qui servent dans son infanterie, ses armées seraient beaucoup moins redoutables qu'elles ne le sont à présent.
<223>Voilà pour les erreurs de jugement; voyons à présent celles de morale. Les mauvais exemples que Machiavel propose aux princes sont de ces méchancetés qu'on ne saurait lui passer. Il allègue en ce chapitre Hiéron de Syracuse, qui, considérant que ses troupes étaient également dangereuses à garder ou à congédier, les fit toutes tailler en pièces. Des faits pareils révoltent lorsqu'on les trouve dans l'histoire; mais on se sent indigné de les voir rapportés dans un livre qui doit être pour l'instruction des princes.
La cruauté et la barbarie sont souvent fatales aux particuliers, ainsi ils en ont horreur pour la plupart; mais les princes, que la Providence a placés si loin des destinées vulgaires, en ont d'autant moins d'aversion, qu'ils ne les ont pas à craindre. Ce serait donc à tous ceux qui doivent gouverner les hommes que l'on devrait inculquer le plus d'éloignement pour tous les abus qu'ils peuvent faire d'une puissance illimitée.
Ce même Machiavel qui dit dans ce chapitre, « Qu'il n'y a rien de si fragile que le crédit et la réputation de ceux qui en ont, lorsqu'elle n'est pas fondée sur leur propre vertu, » éprouve aujourd'hui que la fragilité de sa réputation s'est évanouie, et que, si son esprit le fit estimer pendant sa vie, sa méchanceté le fait détester après sa mort. Tant il est vrai que l'on ne peut éblouir que pour un temps les yeux du public; ce public, bon appréciateur de réputations, quand même il fait grâce en un temps, il ne le fait pas toujours, et il juge aussi sévèrement les hommes après leur mort, quelque rang qu'ils aient occupé, que, dit-on, étaient jugés les anciens rois d'Égypte après leur mort.
Il n'y a donc qu'un moyen sûr et infaillible de conserver une bonne réputation dans le monde : c'est d'être effectivement tel qu'on veut le paraître aux yeux du public.
<224>CHAPITRE XIV.
Il y a une espèce de pédanterie commune à tous les métiers, qui ne vient que de l'excès et de l'intempérance de ceux qui s'y livrent; elle fait extravaguer, et donne du ridicule à ceux qui en sont affectés.
On regarde avec des yeux d'indulgence ces portefaix de la république des lettres qui s'enterrent dans la docte poussière de l'antiquité pour le progrès des sciences, qui du fond de ces ténèbres répandent, pour ainsi dire, leur lumière sur le genre humain, et qui vivent avec les morts et les auteurs de l'antiquité, qu'ils connaissent beaucoup, pour l'utilité des vivants et des gens de leur siècle, qu'ils connaissent très-peu.
Cette pédanterie, qu'on excuse en quelque manière chez les savants du premier ordre, en ce que leur profession les empêche de se répandre dans le siècle et parmi un monde qui pourrait les civiliser, cette pédanterie est entièrement insupportable chez des hommes de guerre, et cela par la raison des contraires.
Un soldat est pédant lorsqu'il s'attache trop à la minutie, ou lorsqu'il est fanfaron et qu'il donne dans le don-quichottisme. Ces défauts le rendent autant ridicule en sa profession que la poudre du cabinet et les manières du pays latin peuvent le rendre un savant.
L'enthousiasme de Machiavel expose son prince à ce ridicule : il exagère si fort la matière, qu'il veut que son prince ne soit uniquement que soldat; il en fait un Don Quichotte complet, qui n'a l'imagination remplie que de champs de bataille, de retran<225>chements, de la manière d'investir des places, de faire des lignes, des attaques, des postes et des fortifications. Je m'étonne que l'auteur ne se soit point avisé de le nourrir de soupes en avant-faces, de pâtés en bombes et de tartes en ouvrage à corne, et qu'il ne lui ait fait attaquer des moulins à vent, des brebis et des autruches, comme l'aimable extravagant de Michel de Cervantes.
Tels sont les travers dans lesquels on donne lorsqu'on s'éloigne de ce sage milieu qui est à l'égard de la morale ce qu'est le centre de gravité en fait de mécanique.
Un prince ne remplit que la moitié de sa vocation, s'il ne s'applique qu'au métier de la guerre; il est évidemment faux qu'il ne doit être que soldat, et l'on peut se souvenir de ce que j'ai dit sur l'origine des princes, au premier chapitre de cet ouvrage. Ils sont juges d'institution; et s'ils sont généraux, ce n'en est qu'un accessoire. Machiavel est comme les dieux d'Homère, que l'on dépeignait forts, robustes et puissants, mais jamais justes et équitables. Cet auteur ignore jusqu'au catéchisme de la justice; il ne connaît que l'intérêt et la violence.
L'auteur ne présente que de petites idées; son génie rétréci n'embrasse que des sujets propres pour la politique des petits princes. Rien de plus pitoyable que les raisons dont il se sert pour recommander la chasse aux princes : il est dans l'opinion que les princes apprendront par ce moyen à connaître les situations et les passages de leur pays.
Si un roi de France, si un Empereur prétendait acquérir de cette manière la connaissance de ses États, il leur faudrait autant de temps dans le cours de leur chasse qu'en emploie l'univers dans la grande révolution de l'année solaire.
Qu'on me permette d'entrer en un plus grand détail sur cette matière. Ce sera comme une espèce de digression à l'occasion de la chasse; et puisque ce plaisir est la passion presque générale des nobles des grands seigneurs et des rois, il me semble qu'elle mérite quelque discussion.
La plupart des rois et des princes passent du moins les trois quarts254-a de leur vie à courir les bois, à poursuivre les animaux et à les tuer. Si cet ouvrage tombe entre leurs mains, quoique je <226>n'aie pas assez d'amour-propre pour présumer qu'ils veuillent sacrifier à cette lecture un temps qu'ils emploient, d'ailleurs, si utilement pour le bien du genre humain, je les prie de souffrir que l'amour de la vérité qui me conduit fasse l'apologie de mes sentiments, en cas qu'ils se trouvent contraires aux leurs. Je ne compose point un éloge flatteur, ma plume n'est point vénale, mon dessein est, en écrivant cet ouvrage, de me satisfaire en disant avec toute la liberté possible les vérités dont je suis convaincu, ou les choses qui me paraissent raisonnables. S'il se trouve, après tout, un lecteur d'un goût assez dépravé pour ne point aimer la vérité, ou pour ne point vouloir que l'on combatte sa façon de penser, il n'a qu'à jeter mon livre, personne assurément ne l'obligera de le lire.
Je reviens à mon sujet. La chasse est un de ces plaisirs sensuels qui agitent beaucoup le corps, et qui ne disent rien à l'esprit; c'est un exercice et une adresse meurtrière qui se met en usage aux dépens des animaux sauvages; c'est une dissipation continuelle, un plaisir tumultueux qui remplit le vide de l'âme, et qui la rend incapable, en ce temps, de toute autre réflexion; c'est un désir vif et ardent de poursuivre quelque bête fauve, et une satisfaction cruelle et sanguinaire de la tuer : en un mot, c'est un amusement qui rend le corps robuste et dispos, et qui laisse l'esprit en friche et sans culture.
Les chasseurs me reprocheront, sans doute, que je prends les choses sur un ton trop sérieux, que je fais le critique grave et sévère, et que je suis dans le cas des prêtres, qui, ayant le privilége de parler seuls dans les chaires, ont la facilité de prouver tout ce que bon leur semble, sans appréhender d'opposition.
Je ne me prévaudrai point de ces avantages, et j'alléguerai de bonne foi les raisons spécieuses qu'allèguent les amateurs de la chasse. Ils me diront d'abord que la chasse est le plaisir le plus noble et le plus ancien des hommes; que des patriarches et même beaucoup de grands hommes ont été chasseurs; et qu'en chassant, les hommes continuent à exercer ce même pouvoir sur les bêtes, que Dieu daigna donner lui-même à Adam. Je conviens que la chasse peut être aussi ancienne, s'ils veulent, que le monde; cela prouve qu'on a chassé dès longtemps; mais pour cela, ce qui <227>est vieux n'en est pas meilleur. De grands hommes ont aimé la chasse, je l'avoue; ils ont eu leurs défauts comme leurs faiblesses : imitons ce qu'ils ont eu de grand, et ne copions point leurs minuties.
Les patriarches ont chassé, c'est une vérité; j'avoue encore qu'ils ont épousé leurs sœurs, que la polygamie était en usage de leur temps. Mais ces bons patriarches et nos chers ancêtres se ressentaient beaucoup des siècles barbares dans lesquels ils vivaient : ils étaient très-grossiers et très-ignorants; c'étaient des gens oisifs qui, ne sachant point s'occuper, et pour tuer le temps qui leur paraissait toujours trop long, promenaient leurs ennuis à la chasse; ils perdaient dans les bois, à la poursuite des bêtes, les moments qu'ils n'avaient ni la capacité ni l'esprit de passer en compagnie de personnes raisonnables.
Je demande si ce sont des exemples à imiter, si la grossièreté doit instruire la politesse, ou si ce n'est pas plutôt aux siècles éclairés à servir de modèle aux autres.
Qu'Adam ait reçu l'empire sur les bêtes, ou non, c'est ce que je ne recherche pas; mais je sais bien que nous sommes plus cruels et plus rapaces que les bêtes mêmes, et que nous usons très-tyranniquement de ce prétendu empire. Si quelque chose devait nous donner de l'avantage sur les animaux, c'est assurément notre raison; et ceux pour l'ordinaire, qui font profession de la chasse, n'ont leur cervelle meublée que de chevaux, de chiens et de toute sorte d'animaux. Ils sont, pour l'ordinaire, grossiers, et ils contractent la très-dangereuse habitude de se livrer sans réserve à l'enthousiasme de leur passion; et il est à craindre qu'ils deviennent aussi inhumains envers les hommes qu'ils le sont à l'égard des bêtes, ou que du moins la cruelle coutume de faire souffrir avec indifférence ne les rende moins compatissants aux malheurs de leurs semblables. Est-ce là ce plaisir dont on nous vante tant la noblesse? Est-ce là cette occupation si digne d'un être pensant?
On m'objectera peut-être que la chasse est salutaire pour la santé; que l'expérience a fait voir que ceux qui chassent deviennent vieux; que c'est un plaisir innocent et qui convient aux grands seigneurs, puisqu'il étale leur magnificence, puisqu'il dis<228>sipe leurs chagrins, et qu'en temps de paix il leur présente les images de la guerre, et qu'un prince apprend, en chassant, les situations du terrain, les passages et, en un mot, tout ce qui regarde un pays.
Si vous me disiez que la chasse est une passion, je vous plaindrais de l'avoir préalablement à une autre, je vous excuserais même en quelque manière, et je me bornerais simplement à vous conseiller de modérer une passion que vous ne sauriez détruire. Si vous me disiez que la chasse est un plaisir, je répondrais que vous feriez bien d'en user sans excès; car à Dieu ne plaise que je condamne aucun plaisir! Je voudrais plutôt ouvrir, au contraire, toutes les portes de l'âme par lesquelles le plaisir peut venir à l'homme. Mais lorsque vous me dites que la chasse est très-utile et très-bonne, pour cent raisons que vous suggère l'illusion de votre amour-propre et le langage trompeur des passions, je vous réponds que je ne me paye point de vos raisons frivoles, que c'est un fard que vous appliquez sur un vilain visage, pour en cacher la difformité, et que, ne pouvant pas prouver, vous voulez du moins éblouir. A quoi peut servir à la société la longue vie d'un homme oisif et fainéant? Souvenons-nous de ces vers :
Et ne mesurons point au nombre des années
La course des héros.257-a
Il ne s'agit point qu'un homme traîne jusqu'à l'âge de Mathusalem le fil indolent et inutile de ses jours; mais plus il aura réfléchi, mais plus il aura fait d'actions belles et utiles, et plus il aura vécu.
D'ailleurs, la chasse est de tous les amusements celui qui convient le moins aux princes. Ils peuvent manifester leur magnificence d'une manière beaucoup plus utile pour leurs sujets; et s'il se trouvait que l'abondance du gibier ruinât les gens de la campagne, le soin de détruire ces animaux pourrait très-bien se commettre aux chasseurs. Les princes ne devraient proprement être occupés que du soin de s'instruire, afin d'acquérir d'autant plus de connaissances, et de pouvoir d'autant plus combiner d'idées. Leur profession est de penser bien et juste; c'est à quoi ils devraient tous exercer leur esprit; mais comme les hommes dé<229>pendent beaucoup des habitudes qu'ils contractent, et que leurs occupations influent infiniment sur leur façon de penser, il paraîtrait naturel qu'ils préférassent la compagnie de gens sensés, qui leur donnent de la douceur, à celle des bêtes, qui ne peuvent que les rendre farouches et sauvages. Car quels avantages n'ont point ceux qui ont monté leur esprit sur le ton de la réflexion, sur ceux qui assujettissent leur raison sous l'empire des sens! La modération, cette vertu si nécessaire aux princes, ne se trouve point chez les chasseurs, et cela serait suffisant pour rendre la chasse odieuse.
Je dois ajouter encore, pour répondre à toutes les objections qu'on pourrait me faire, et pour retourner à Machiavel, qu'il n'est point nécessaire d'être chasseur pour être grand capitaine; que Gustave-Adolphe, mylord Marlborough et le prince Eugène, à qui on ne disputera pas la qualité d'hommes illustres et d'habiles officiers, n'ont point été chasseurs tous ensemble, et qu'on peut faire, en se promenant, des réflexions plus judicieuses et plus solides sur les différentes situations, relativement à l'art de la guerre, que lorsque des perdrix des chiens couchants, des cerfs, une meute de toutes sortes d'animaux, etc., et l'ardeur de la chasse vous distraient. Un grand prince258-a qui a fait la seconde campagne en Hongrie avec les Impériaux, a risqué d'être fait prisonnier des Turcs pour s'être égaré à la chasse. On devrait même défendre la chasse dans les armées, car elle a causé beaucoup de désordre dans les marches : que d'officiers, au lieu de s'attacher à leur troupe, ont négligé leur devoir et se sont écartés de côtés et d'autres! Des détachements ont même risqué d'être surpris et taillés en pièces par l'ennemi pour des raisons semblables.
Je conclus donc qu'il est pardonnable aux princes d'aller à la chasse, pourvu que ce ne soit que rarement, et pour les distraire de leurs occupations sérieuses et quelquefois chagrinantes.
La chasse est proprement pour ceux qui en font profession l'instrument de leur intérêt; mais les hommes raisonnables sont dans le monde pour penser et pour agir, et leur vie est trop brève pour qu'ils puissent prodiguer si mal à propos des moments qui leur sont si précieux.
<230>J'ai dit plus haut que le premier devoir d'un prince était l'administration de la justice; j'ajoute ici que le second et celui qui le suit immédiatement est la protection et la défense de ses États.
Les souverains sont obligés d'entretenir l'ordre et la discipline dans les troupes; ils doivent même s'appliquer sérieusement au métier de la guerre, afin qu'ils sachent commander des armées, qu'ils puissent soutenir les fatigues, prendre des camps, faire naître partout l'abondance des vivres, faire de sages et bonnes dispositions, prendre des résolutions promptes et justes, trouver en eux-mêmes des expédients et des ressources dans des cas embarrassants, profiter de la bonne comme de la mauvaise fortune, et ne manquer jamais de conseil ni de prudence.
C'est à la vérité beaucoup exiger de l'humanité; on peut cependant se le promettre plutôt d'un prince qui tourne son attention à fortifier son esprit que de ceux qui ne pensent que matériellement et selon les impulsions plus ou moins grossières des sens. Il en est, en un mot, de l'esprit comme du corps : si vous l'exercez à la danse, il prendra de l'air, il deviendra souple et adroit; si vous le négligez, il se courbe, il perd sa grâce, il deviendra lourd et pesant, et, avec le temps, incapable d'aucun exercice.
<231>CHAPITRE XV.
Les peintres et les historiens ont cela de commun entre eux, que les premiers peignent les traits et les coloris des hommes, et les autres, leurs caractères, leurs actions et l'histoire de l'esprit humain, pour le transmettre à la postérité la plus reculée. Il y a des peintres dont le pinceau, conduit par la main des Grâces, corrige les négligences de la belle nature, supplée aux défauts de l'âge, et radoucit la difformité de ses originaux. Les langues éloquentes des Bossuet et des Fléchier ont plus d'une fois donné de ces coups de grâce; elles ont redressé les défauts de l'humanité, et ceux qui n'étaient que de grands hommes, elles en ont fait autant de héros. Il y a au contraire des peintres qui n'attrapent qu'en laid; leur coloris salit les lis et les roses du plus beau teint; ils donnent je ne sais quoi de disgracieux aux contours et aux traits les plus réguliers, de sorte qu'on méconnaîtrait dans leurs copies la Vénus grecque et le petit Amour, chefs-d'œuvre de Praxitèle. L'esprit de parti fait tomber les écrivains dans le même défaut. Le père Daniel, dans son Histoire de France, défigure entièrement les événements qui regardent les religionnaires, et quelques auteurs protestants, aussi peu modérés et aussi peu sages que ce révérend père, ont eu la lâcheté de préférer les mensonges que leur suggéraient leurs passions au témoignage impartial qu'ils devaient à la vérité, sans considérer que le premier devoir d'un historien est de rapporter fidèlement les faits sans les travestir et les changer. Des peintres différents encore des deux ordres que je viens de marquer ont mêlé l'histoire à la fiction <232>pour représenter des monstres plus hideux que l'enfer n'en saurait enfanter; leurs pinceaux semblaient presque n'avoir de capacité que pour attraper les figures de diables, leur toile a été empreinte de ce que l'imagination la plus féconde et la plus funeste en même temps a pu créer de sombre et de farouche au sujet des damnés et des monstres d'enfer. Ce que les Callot, ce que les Pierre Testa sont en ce genre de peinture, Machiavel l'est en ce genre d'auteurs. Il représente l'univers comme un enfer, et tous les hommes comme des démons; on dirait que ce politique misanthrope et hypocondre a voulu calomnier tout le genre humain par haine pour l'espèce entière, ou qu'il ait pris à tâche d'anéantir la vertu, peut-être pour rendre tous les habitants de ce continent ses semblables.
Machiavel parlant de la vertu s'expose au ridicule de ceux qui raisonnent sur ce qu'ils n'entendent point, et il donne, de plus, dans l'excès qu'il condamne en d'autres; car, si quelques auteurs ont fait le monde trop bon, il le représente d'une méchanceté outrée; en partant d'un principe posé en son ivresse, il n'en peut découler que de fausses conséquences; il est aussi impossible de raisonner juste sans que le premier principe soit véritable, qu'il est impossible de faire un cercle sans un centre commun.
La morale politique de l'auteur se réduit à n'avoir de vices que ceux qui se trouvent profitables à l'intérêt, en sacrifiant les autres à l'ambition, et à se conformer à la scélératesse du monde pour éviter une perte qui autrement serait infaillible.
L'intérêt est le mot de l'énigme de ce système politique; c'est le tourbillon de Des Cartes, c'est la gravitation de Newton. Selon Machiavel, l'intérêt est l'âme de ce monde, tout doit s'y plier, jusqu'aux passions mêmes. C'est cependant pécher grièvement contre la connaissance du monde que de supposer que les hommes puissent se donner ou abolir leurs passions. Le mécanisme du corps humain démontre que notre gaieté, notre tristesse, notre douceur, notre colère notre amour, notre indifférence, notre sobriété, ou notre intempérance, en un mot, toutes nos passions ne dépendent que de l'arrangement de certains organes de notre corps, de la construction plus ou moins déliée de quelques petites fibres et de quelques membranes de l'épaisseur ou de la fluidité <233>de notre sang, de la facilité ou de l'embarras de sa circulation, de la force de notre cœur, de la nature de notre bile, de la grandeur de notre estomac, etc. Or, je demande si toutes ces parties de notre corps seront assez dociles pour se conformer aux lois de notre intérêt, et s'il n'est pas plus raisonnable de présumer qu'elles n'en feront rien. Machiavel trouverait, d'ailleurs, beaucoup d'hérétiques qui préféreraient le dieu d'Épicure au dieu de César.
L'unique raison légitime qui puisse engager un être raisonnable à lutter contre les passions qui le flattent, c'est le propre bien qu'il en retire et l'avantage de la société. Les passions avilissent notre nature lorsque nous nous y abandonnons, et elles ruinent notre corps, si nous leur lâchons le frein : il faut les modérer sans les détruire, et les tourner toutes au bien de la société, en les faisant simplement changer d'objet; et quand même nous ne remporterions pas sur elles des batailles rangées, le moindre avantage doit nous suffire à l'envisager comme un commencement de l'empire que nous exerçons sur nous-mêmes.
Je dois encore faire remarquer au lecteur une contradiction très-grossière où Machiavel tombe en ce chapitre. Il a dit dans le commencement, « Qu'il y a si loin de ce que l'on fait à ce qu'on devrait faire, que tout homme qui réglera sa conduite sur l'idée du devoir des hommes, et non pas sur ce qu'ils sont en effet, ne manquera pas de périr. » L'auteur avait peut-être oublié la façon dont il s'exprime dans son sixième chapitre; il dit : « Comme il est impossible d'arriver parfaitement jusqu'au modèle qu'on s'est proposé, il faut qu'un homme sage ne s'en propose jamais que de très-grands, afin que, s'il n'a pas la force de les imiter en tout, il puisse au moins en donner la teinture à ses actions. » Machiavel est à plaindre de l'infidélité de sa mémoire, s'il ne l'est plus encore du peu de connexion et de suite qu'ont ses idées et ses raisonnements.
Machiavel pousse encore plus loin ses erreurs et les maximes de son abominable et fausse sagesse. Il avance qu'il n'est pas possible d'être tout à fait bon dans un monde aussi scélérat et corrompu que l'est le genre humain, sans que l'on périsse. On a dit que si les triangles faisaient un Dieu, il aurait trois côtés; ce <234>monde si méchant et si corrompu se ressent de même de la création de Machiavel.
Un honnête homme peut avoir l'esprit transcendant, il peut être circonspect et prudent, sans que cela déroge à sa candeur; sa prévoyance et sa pénétration suffisent pour lui faire connaître les desseins de ses ennemis, et sa sagesse féconde en expédients peut toujours lui faire éviter les piéges que leur malice lui tend.
Mais qu'est-ce que n'être pas tout à fait bon parmi des scélérats? Ce n'est autre chose qu'être scélérat soi-même. Un homme qui commence à n'être plus tout à fait bon finit, pour l'ordinaire, par être très-méchant, et il aura le sort du Danube, qui, en courant le inonde, n'en devient pas meilleur : il commence par être suisse, et il finit par être tartare.
On apprend, je l'avoue, des choses toutes nouvelles et toutes singulières dans Machiavel : j'étais assez stupide et assez grossier pour ignorer, jusqu'à la lecture du Prince politique, qu'il y avait des cas où il était permis à un honnête homme de devenir scélérat; j'avais ignoré dans ma simplicité que c'était aux Catilinas, aux Cartouches, aux Mir-Weis263-a à servir de modèles au monde, et je me persuadais, avec la plupart des personnes, que c'était à la vertu à donner l'exemple et au vice à le recevoir.
Faudra-t-il disputer, faudra-t-il argumenter pour démontrer les avantages de la vertu sur le vice, de la bienfaisance sur l'envie de nuire, et de la générosité sur la trahison? Je pense que tout homme raisonnable connaît assez ses intérêts pour sentir lequel est le plus profitable des deux, et pour abhorrer un homme qui ne met point cette question en doute, qui ne balance point, mais qui décide pour le crime.
<235>CHAPITRE XVI.
Deux sculpteurs fameux, Phidias et Alcamène, firent chacun une statue de Minerve dont les Athéniens voulurent choisir la plus belle pour être placée sur le haut d'une colonne. On les présenta toutes les deux au public : celle d'Alcamène remporta les suffrages; l'autre, disait-on, était trop grossièrement travaillée. Phidias ne se décontenançant pas du jugement du vulgaire, en appela hardiment, et demanda que, comme les statues avaient été faites pour être placées sur une colonne, on les y élevât toutes les deux, pour décider alors de leur beauté. On éleva effectivement les deux statues, et ce fut alors qu'on trouva les règles de la proportion, de la perspective, et l'élégance du dessin bien mieux observées dans celle de Phidias que dans celle de son adversaire.
Phidias devait son succès à l'étude de l'optique et à l'étude des proportions; ce qui doit être placé sur une élévation doit être soumis à des règles différentes que ce qui doit être vu au niveau. Mais cette règle de proportion doit être aussi bien observée dans la politique que dans la sculpture. En politique, les différences des endroits font les différences des maximes; vouloir en appliquer une généralement, ce serait la rendre vicieuse : ce qui serait admirable pour un grand royaume ne conviendrait point à un petit État; ce qui servirait le plus à l'élévation de l'un contribuerait le plus à la chute de l'autre. Si l'on confondait des intérêts si différents, on tomberait dans d'étranges fautes, et l'on <236>ne pourrait manquer de faire de fausses applications de principes qui en eux-mêmes seraient bons et salutaires. Le luxe qui naît de l'abondance, et qui fait circuler les richesses par toutes les veines d'un État, fait fleurir un grand royaume; c'est lui qui entretient l'industrie, c'est lui qui multiplie les besoins des riches et des opulents pour les lier par ces mêmes besoins avec les pauvres et les indigents; le luxe est, relativement à un grand empire, ce qu'est le mouvement de diastole et de systole impugné au cœur, par rapport au corps humain. C'est ce ressort qui envoie le sang par les grandes artères jusqu'aux extrémités de nos membres, et qui le fait circuler par les petites veines, qui le ramènent au cœur pour qu'il le distribue de nouveau dans les différentes parties dont notre corps est composé.
Si quelque politique malhabile s'avisait de bannir le luxe d'un grand État, cet État tomberait en langueur et s'affaiblirait considérablement; l'argent, devenu inutile, resterait dans les coffres des richards, le commerce languirait, les manufactures tomberaient faute de débit, l'industrie périrait, les familles riches le resteraient à perpétuité, et les indigents n'auraient aucune ressource pour se tirer de leur misère.
Le luxe, tout au contraire, ferait périr un petit État; les particuliers se minent par leurs dépenses, et l'argent sortant en plus grande abondance du pays qu'il n'y rentre à proportion, ferait tomber ce corps délicat en consomption, et il ne manquerait pas de mourir étique. C'est donc une règle indispensable à tout politique de ne jamais confondre les petits États avec les grands, et c'est en quoi Machiavel pèche grièvement en ce chapitre.
La première faute que je dois lui reprocher est qu'il prend le mot de libéralité dans un sens trop vague; il y a une différence sensible entre un homme prodigue et un homme libéral : le premier dépense tout son bien avec profusion, avec désordre et mal à propos; c'est un excès condamnable, c'est une espèce de folie, c'est un défaut de jugement, et par conséquent il n'est point du caractère d'un prince sage d'être prodigue. L'homme libéral, au contraire, est généreux, il fait tout par raison, la recette est chez lui le baromètre de la dépense, et quoiqu'il soit bienfaisant avec économie, sa compassion pour les malheureux le pousse à s'in<237>commoder et à se priver du superflu pour leur être secourable. Sa bonté n'a d'autres limites que ses forces. C'est là, je le soutiens, une des premières qualités d'un grand prince et de tous ceux qui sont nés pour secourir et pour soulager les misères des autres.
La seconde faute que je reproche à Machiavel, c'est une erreur de caractère. J'appelle une erreur de caractère l'ignorance qui lui fait attribuer à la libéralité les défauts de l'avarice. « Un prince, dit-il, pour soutenir sa réputation d'homme libéral, surchargera ses sujets, recherchera des moyens de confiscation, et sera obligé d'en venir à des voies indignes pour remplir ses coffres. » C'est là précisément le caractère d'un avare; ce fut Vespasien, et non pas Trajan, qui mit des impôts sur le peuple romain. L'avarice est une faim dévorante qui ne se rassasie jamais; c'est un chancre qui ronge toujours à l'entour de lui, et qui consume tout. Un homme avare désire les richesses; il les envie à ceux qui les possèdent, et, s'il peut, il se les approprie. Les hommes intéressés se laissent tenter par l'appât du gain, et les juges avares sont soupçonnés de corruption. Tel est le caractère de ce vice, qu'il éclipse les plus grandes vertus lorsqu'il se trouve réuni dans le même objet.
L'homme libéral est justement l'opposé de l'avare; la bonté et la compassion servent de base à sa générosité. S'il fait du bien, c'est pour secourir des malheureux et pour contribuer à la félicité des personnes de mérite à qui la fortune n'est pas aussi favorable que la nature. Un prince de ce caractère, bien loin de presser les peuples et de dépenser pour ses plaisirs ce que ses sujets ont amassé par leur industrie, ne pense qu'à augmenter les ressources de leur opulence; des actions injustes et mauvaises ne se font qu'à son insu, et son bon cœur l'excite à procurer à tous les peuples de sa domination tout le bonheur que l'état dans lequel ils sont peut comporter.
Voilà le sens qu'on attache pour l'ordinaire à la libéralité et à l'avarice. De petits princes dont le domaine est resserré, et qui se voient surchargés de famille, font bien de pousser l'économie jusqu'à un point que des personnes peu subtiles ne puissent la distinguer de l'avarice. Des souverains qui, pour avoir quelques <238>États, ne sont pas des plus grands princes, sont obligés d'administrer leurs revenus avec ordre et de mesurer leurs libéralités selon leurs forces; mais plus les princes sont puissants, et plus doivent-ils être libéraux.
Peut-être m'objectera-t-on l'exemple de François Ier, roi de France, dont les dépenses excessives furent en partie la cause de ses malheurs. Il est connu que les plaisirs de François Ier absorbaient les ressources de sa gloire. Mais il y a cependant deux choses à répondre à cette objection : la première est que, du temps de ce roi, la France n'était point comparable, par rapport à sa puissance, à ses revenus et à ses forces, à ce qu'elle est à présent; et la seconde est que ce roi n'était pas libéral, mais prodigue.
Bien loin de vouloir condamner le bon ordre et l'économie d'un souverain, je suis le premier à l'en louer. Un prince, comme tuteur de ses sujets, a l'administration des deniers publics; il en est responsable à ses sujets, et il faut, s'il est sage, qu'il assemble des fonds suffisants pour qu'en temps de guerre il puisse fournir aux dépenses nécessaires sans qu'il soit obligé d'imposer de nouvelles charges. Il faut de la prudence et de la circonspection dans l'administration des biens de l'État; mais c'est toujours pour le bien de l'État qu'un prince est libéral et généreux; c'est par là qu'il encourage l'industrie, qu'il donne de la consistance à la gloire, et qu'il anime la vertu même.
Il ne me reste plus qu'à relever une erreur de morale dans laquelle Machiavel est tombé. « La libéralité, dit-il, rend pauvre et par conséquent méprisable. » Quel pitoyable raisonnement, quelles fausses idées de ce qui est digne de louange ou de blâme! Quoi! Machiavel, les trésors d'un riche serviront d'équilibre à l'estime publique! Un métal méprisable en soi-même, et qui n'a qu'un prix arbitraire, rendra celui qui le possède digne d'éloge! Ce n'est donc point l'homme, mais c'est le monceau d'or qu'on tient en honneur! Conçoit-on qu'une pareille idée puisse entrer dans le cerveau d'une tête pensante? On acquiert des richesses par industrie, par succession, ou, ce qui est pis encore, par violence. Tous ces biens acquis sont hors de l'homme, il les possède, et il peut les perdre. Comment peut-on donc confondre des <239>objets si différents en eux-mêmes que la vertu et une vile monnaie? Le duc de Newcastle, Samuel Bernard, ou pels,269-a sont connus par leurs richesses; mais il y a une différence entre être connu ou être estimé. L'orgueilleux Crésus et ses trésors, l'avare Crassus et ses richesses ont frappé la vue du peuple par leur opulence comme des phénomènes singuliers, sans rien dire au cœur et sans être estimés. Le juste Aristide et le sage Philopœmen, le maréchal de Turenne et M. de Catinat, dignes des mœurs qu'on suppose aux premiers siècles, furent l'admiration de leurs contemporains et l'exemple des honnêtes gens de tous les âges, malgré leur frugalité et leur désintéressement.
Ce n'est donc point la puissance, la force ou la richesse qui gagnent les cœurs des hommes, mais ce sont les qualités personnelles, la bonté et la vertu qui ont ce privilége. Ainsi la pauvreté ni l'indigence ne sauraient avilir la vertu, aussi peu que des avantages extérieurs sauraient ennoblir ou réhabiliter le vice.
Le vulgaire et les indigents ont un certain respect pour la richesse qui leur vient proprement faute de la connaître, et par ignorance; les personnes riches, au contraire, et ceux qui pensent juste, ont un mépris souverain pour tout ce qui vient de la faveur de la fortune ou du hasard, et, pour posséder les biens de ce monde, ils en connaissent mieux la vanité et le néant.
Il ne s'agit point d'éblouir le public pour surprendre, pour ainsi dire, son estime; mais il s'agit de la mériter.
<240>CHAPITRE XVII.
Le dépôt le plus précieux qui soit confié entre les mains des princes, c'est la vie de leurs sujets. Leur charge leur donne le pouvoir de condamner à mort ou de pardonner aux coupables; ils sont les arbitres suprêmes de la justice. Un mot de leur bouche fait marcher devant eux ces organes sinistres de la mort et de la destruction, un mot de leur bouche fait voler au secours les agents de leurs grâces, ces ministres qui annoncent de bonnes nouvelles. Mais qu'un pouvoir aussi absolu demande de circonspection, de prudence et de sagesse pour n'en point abuser!
Les tyrans ne comptent pour rien la vie des hommes. L'élévation dans laquelle les a placés la fortune les empêche de compatir à des malheurs qu'ils ne connaissent point; ils sont comme ceux qui ont la vue basse, et qui ne voient qu'à deux pas d'eux; ils ne voient qu'eux-mêmes, et n'aperçoivent point le reste des humains; peut-être, si leurs sens étaient frappés par l'horreur des supplices infligés par leur ordre, par les cruautés qu'ils font commettre loin de leurs yeux, par tout ce qui devance et qui accompagne la mort d'un malheureux, que leurs cœurs ne seraient pas assez endurcis pour renier constamment l'humanité, et qu'ils ne seraient pas d'un sang-froid assez dénaturé pour ne point être attendris.
Les bons princes regardent ce pouvoir non limité sur la vie de leurs sujets comme le poids le plus pesant de leur couronne. Ils savent qu'ils sont hommes comme ceux sur lesquels ils doivent juger; ils savent que des torts, des injustices, des injures peuvent <241>se réparer dans le monde, mais qu'un arrêt de mort précipité est un mal irréparable; ils ne se portent à la sévérité que pour éviter une rigueur plus fâcheuse qu'ils prévoient s'ils se conduisaient autrement; et ils ne prennent de ces résolutions funestes que dans des cas désespérés et pareils à ceux où un homme se sentant un membre gangrené, malgré la tendresse qu'il a pour lui-même, se résoudrait à le laisser retrancher, pour garantir et pour sauver du moins par cette opération douloureuse le reste de son corps. Ce n'est donc pas sans la plus grande nécessité qu'un prince doit attenter à la vie de ses sujets; c'est donc sur quoi il doit être le plus circonspect et le plus scrupuleux.
Machiavel traite des choses aussi graves, aussi sérieuses, aussi importantes, en bagatelles. Chez lui, la vie des hommes n'est comptée pour rien, et l'intérêt, ce seul dieu qu'il adore, est compté pour tout; il préfère la cruauté à la clémence, et il conseille à ceux qui sont nouvellement élevés à la souveraineté de mépriser plus que les autres la réputation d'être cruels.
Ce sont des bourreaux qui placent les héros de Machiavel sur le trône, et c'est la force et la violence qui les y maintiennent. César Borgia est le refuge de ce politique lorsqu'il cherche des exemples de cruauté, comme Télémaque l'est de M. de Fénelon lorsqu'il enseigne le chemin de la vertu.
Machiavel cite encore quelques vers que Virgile met dans la bouche de Didon; mais cette citation est entièrement déplacée, car Virgile fait parler Didon comme M. de Voltaire fera parler Jocaste en son Œdipe. Le poëte fait tenir à ces personnages un langage qui convient à leur caractère. Ce n'est donc point l'autorité de Didon, ce n'est donc point l'autorité de Jocaste qu'on doit emprunter dans un traité de politique; il faut l'exemple des grands hommes et d'hommes vertueux.
Pour répondre en un mot à l'auteur, il me suffira d'une réflexion : c'est que les crimes ont une enchaînure si funeste, qu'ils se suivent nécessairement dès qu'une fois les premiers sont commis. Ainsi l'usurpation attire après soi le bannissement, la proscription, la confiscation et le meurtre. Je demande s'il n'y a pas une dureté affreuse, s'il n'y a pas une ambition exécrable d'aspirer à la souveraineté, lorsqu'on prévoit les crimes qu'il faut commettre <242>pour s'y maintenir. Je demande s'il y a un intérêt personnel dans le monde qui doive faire résoudre un homme à faire périr des innocents qui s'opposent à son usurpation, et quel appât peut avoir une couronne souillée de sang. Ces réflexions feraient peut-être peu d'impression sur Machiavel, mais je me persuade que tout l'univers n'est pas aussi corrompu que lui.
Le politique recommande surtout la rigueur envers les troupes; il oppose l'indulgence de Scipion à la sévérité d'Annibal, il préfère le Carthaginois au Romain, et conclut tout de suite que la cruauté est le mobile de l'ordre, de la discipline, et par conséquent des triomphes d'une armée. Machiavel n'en agit pas de bonne foi en cette occasion, car il choisit Scipion, le plus mou, le plus flasque de tous les généraux quant à la discipline, pour l'opposer à Annibal; pour favoriser la cruauté, l'éloquence du politique la met en contraste avec la faiblesse de ce Scipion, dont il avoue lui-même que Caton l'appelait le corrupteur de la milice romaine; et il prétend fonder un jugement solide sur la différence des succès des deux généraux, pour ensuite décrier la clémence, qu'il confond à son ordinaire avec les vices où l'excès de la bonté fait tomber.
J'avoue que l'ordre d'une armée ne peut subsister sans sévérité; car, comment contenir dans leur devoir des libertins, des débauchés, des scélérats, des poltrons, des téméraires, des animaux grossiers et mécaniques, si la peur des châtiments ne les arrête en partie?
Tout ce que je demande sur ce sujet à Machiavel, c'est de la modération. Qu'il sache donc que, si la clémence d'un honnête homme le porte à la bonté, la sagesse ne le porte pas moins à la rigueur. Mais il en est de sa rigueur comme de celle d'un habile pilote : on ne lui voit couper le mât ni les cordages de son vaisseau que lorsqu'il y est forcé par le danger éminent où l'expose l'orage et la tempête.
Mais Machiavel ne s'est pas épuisé encore; j'en suis à présent à son argument le plus captieux, le plus subtil et le plus éblouissant. Il dit qu'un prince trouve mieux son compte en se faisant craindre qu'en se faisant aimer, puisque la plupart du monde est porté à l'ingratitude, au changement, à la dissimulation, à la <243>lâcheté, à l'avarice; que l'amour est un lien d'obligation que la malice et la bassesse du genre humain ont rendu très-fragile, au lieu que la crainte du châtiment assure bien plus fort du devoir des gens; que les hommes sont maîtres de leur bienveillance, mais qu'ils ne le sont pas de leur crainte; ainsi, qu'un prince prudent dépendra plutôt de lui que des autres.
Je réponds à tout ceci que je ne nie point qu'il n'y ait des hommes ingrats et dissimulés dans le monde; je ne nie point que la crainte ne soit, dans quelques moments, très-puissante : mais j'avance que tout roi dont la politique n'aura pour but que de se faire craindre régnera sur des esclaves; qu'il ne pourra point s'attendre à de grandes actions de ses sujets, car tout ce qui s'est fait par crainte et par timidité en a toujours porté le caractère; qu'un prince qui aura le don de se faire aimer régnera sur les cœurs, puisque ses sujets trouvent leur convenance à l'avoir pour maître, et qu'il y a un grand nombre d'exemples, dans l'histoire, de grandes et de belles actions qui se sont faites par amour et par fidélité. Je dis encore que la mode des séditions et des révolutions paraît être entièrement finie de nos jours; on ne voit aucun royaume, excepté l'Angleterre, où le Roi ait le moindre sujet d'appréhender de ses peuples; et qu'encore, en Angleterre, le Roi n'a rien à craindre, si ce n'est lui qui soulève la tempête.
Je conclus donc qu'un prince cruel s'expose plutôt à être trahi qu'un prince débonnaire, puisque la cruauté est insupportable, et qu'on est bientôt las de craindre, et que la bonté est toujours aimable, et qu'on ne se lasse point de l'aimer.
Il serait donc à souhaiter, pour le bonheur du monde, que les princes fussent bons sans être trop indulgents, afin que la bonté fût en eux toujours une vertu, et jamais une faiblesse.
<244>CHAPITRE XVIII.
Il est de la nature des choses que ce qui est foncièrement mauvais le restera toujours. Les Cicéron et les Démosthène épuiseraient en vain leur art pour en imposer sur ce sujet au monde : on louerait leur éloquence, et l'on blâmerait l'abus pitoyable qu'ils en font. Le but d'un orateur doit être de soutenir l'innocent contre l'oppresseur ou contre celui qui le calomnie, d'exposer les motifs qui doivent faire prendre aux hommes un parti ou une résolution préférablement à une autre, de montrer la grandeur et la beauté de la vertu avec ce que le vice a d'abject et de difforme; mais on doit abhorrer l'éloquence lorsqu'on s'en sert à un usage tout opposé.
Machiavel, le plus méchant, le plus scélérat des hommes, emploie en ce chapitre tous les arguments que lui suggère sa fureur, pour accréditer le crime; mais il bronche et il tombe si souvent dans cette infâme carrière, que je n'aurai d'autre occupation que de marquer ses chutes. Le désordre, les faux raisonnements qui se rencontrent en ce chapitre, sont sans nombre; c'est peut-être celui de tout l'ouvrage où il règne en même temps plus de malice et plus de faiblesse. La logique en est aussi mauvaise que la morale en est dépravée. Ce sophiste des crimes ose assurer que les princes peuvent abuser le monde par leur dissimulation : c'est par où je dois commencer à le confondre.
On sait jusqu'à quel point le public est curieux; c'est un animal qui voit tout, qui entend tout, et qui divulgue tout ce qu'il a <245>vu et ce qu'il a entendu. Si la curiosité de ce public examine la conduite des particuliers, c'est pour divertir son oisiveté; mais lorsqu'il juge du caractère des princes, c'est pour son propre intérêt. Aussi les princes sont-ils exposés plus que tous les autres hommes aux raisonnements et aux jugements du monde; ils sont comme les astres, contre lesquels un peuple d'astronomes a braqué ses secteurs à lunettes et ses astrolabes; les courtisans qui les observent de près font chaque jour leurs remarques; un geste, un coup d'œil, un regard les trahit,277-a et les peuples se rapprochent d'eux par des conjectures; en un mot, aussi peu que le soleil peut couvrir ses taches, la lune ses phases, Saturne ses anneaux, aussi peu les grands princes peuvent-ils cacher leurs vices et le fond de leur caractère aux yeux de tant d'observateurs.
Quand même le masque de la dissimulation couvrirait pour un temps la difformité naturelle d'un prince, il ne se pourrait pourtant point qu'il gardât ce masque continuellement, et qu'il ne le levât quelquefois, ne fût-ce que pour respirer; et une occasion seule peut suffire pour contenter les curieux.
L'artifice donc, et la dissimulation, habiteront en vain sur les lèvres de ce prince; la ruse de ses discours et de ses actions lui sera inutile. On ne juge pas les hommes sur leurs paroles, ce serait le moyen de se tromper toujours; mais on compare leurs actions ensemble, et puis leurs actions et leurs discours; et c'est contre quoi la fausseté et la dissimulation ne pourront rien jamais.
On n'est bien que soi-même; et il faut avoir effectivement le caractère que l'on veut que le monde vous suppose; sans quoi celui qui pense abuser le public en est lui-même la dupe.
Sixte-Quint, Philippe II, Cromwell, passèrent dans le monde pour des hommes fins, rusés, hypocrites et entreprenants, mais jamais pour vertueux. Ainsi il n'est pas possible de se travestir; ainsi un prince, quelque habile qu'il soit, ne peut, quand même il suivrait toutes les maximes de Machiavel, donner le caractère de la vertu qu'il n'a pas aux crimes qui lui sont propres.
Machiavel, ce corrupteur de la vertu, ne raisonne pas mieux sur les raisons qui doivent porter les princes à la fourbe et à l'hy<246>pocrisie; l'application ingénieuse et fausse de la fable du centaure ne conclut rien; car, que ce centaure ait eu moitié la figure humaine et moitié celle d'un cheval, s'ensuit-il que les princes doivent être rusés et féroces? Il faut avoir bien envie de dogmatiser le crime, lorsqu'on emploie des arguments aussi faibles, et qu'on les cherche de si loin.
Mais voici un raisonnement plus pitoyable que tout ce que nous avons vu. Le politique dit qu'un prince doit avoir les qualités du lion et du renard; du lion pour se défaire des loups, du renard pour être rusé; et il conclut : « Ce qui fait voir qu'un prince n'est pas obligé de garder sa parole. » Voilà une conclusion sans prémisses; un écolier en seconde serait châtié à la rigueur par son régent, s'il argumentait ainsi, et le docteur du crime n'a-t-il pas honte de bégayer ainsi ses leçons d'impiété?
Si l'on voulait prêter la probité et le bon sens aux pensées embrouillées de Machiavel, voici à peu près comme on pourrait les tourner. Le monde est comme une partie de jeu où il se trouve des joueurs honnêtes, mais aussi des fourbes qui trichent; pour qu'un prince, donc, qui doit jouer à cette partie, n'y soit pas trompé, il faut qu'il sache de quelle manière l'on triche au jeu, non pas pour qu'il pratique jamais de pareilles leçons, mais pour qu'il ne soit pas la dupe des autres.
Retournons aux chutes de notre politique. « Parce que tous les hommes, dit-il, sont des scélérats, et qu'ils vous manquent atout moment de parole, vous n'êtes point obligé non plus de leur garder la vôtre. » Voici premièrement une contradiction en termes; car l'auteur dit, un moment après, que les hommes dissimulés trouveront toujours des hommes assez simples pour les abuser. Comment cela s'accorde-t-il? Tous les hommes sont des scélérats, et vous trouverez des hommes assez simples pour les abuser! Voilà pour la contradiction. Et quant au raisonnement, il ne vaut pas mieux, car il est très-faux que le monde ne soit composé que de scélérats. Il faut être bien misanthrope pour ne point voir que dans toute société il y a beaucoup d'honnêtes gens, que le grand nombre des personnes n'est ni bon ni mauvais, et qu'il y a quelques coquins que la justice poursuit, et qu'elle châtie <247>sévèrement, si elle les attrape. Mais si Machiavel n'avait pas supposé le monde scélérat, sur quoi aurait-il fondé son abominable maxime? On voit que l'engagement dans lequel il était de dogmatiser la fourberie l'obligeait en honneur d'agir ainsi; et il a cru qu'il était permis d'abuser les hommes lorsqu'on leur enseigne à tromper. Quand même nous supposerions les hommes aussi méchants que le veut Machiavel, il ne s'ensuivrait pourtant point que nous devons les imiter. Que Cartouche vole, pille et assassine, j'en conclus que Cartouche est un malheureux coquin, et non pas que je dois régler ma conduite sur la sienne. S'il n'y avait plus d'honneur et de vertu dans le monde, dit un historien,279-a ce serait chez les princes qu'on en devrait retrouver les traces. En un mot, aucune considération ne saurait être assez puissante pour engager un honnête homme à s'écarter de son devoir.
Après que l'auteur a prouvé la nécessité du crime, il veut encourager ses disciples par la facilité de le commettre. « Ceux qui entendent bien l'art de dissimuler, dit-il, trouveront toujours des hommes assez simples pour être dupés : » ce qui se réduit à ceci : votre voisin est un sot, et vous avez de l'esprit; donc il faut que vous le dupiez, parce qu'il est un sot. Ce sont des syllogismes pour lesquels des écoliers de Machiavel ont été pendus et roués en Grève.
Le politique, non content d'avoir démontré, selon sa façon de raisonner, la facilité du crime, relève ensuite le bonheur de la perfidie; mais ce qu'il y a de fâcheux, c'est que ce César Borgia, le plus grand scélérat, le plus grand traître, le plus perfide des hommes que ce César Borgia, le héros de Machiavel, a été effectivement très-malheureux. Machiavel se garde bien de parler de lui à cette occasion. Il lui fallait des exemples; mais d'où les aurait-il pris, que du registre des procès criminels, ou de l'histoire des papes? C'est pour ces derniers qu'il se détermine, et il assure qu'Alexandre VI, l'homme le plus faux, le plus impie de son temps, réussit toujours dans ses fourberies, puisqu'il connaissait parfaitement la faiblesse des hommes sur la crédulité.
<248>J'ose assurer que ce n'était pas tant la crédulité des hommes que de certains événements et de certaines circonstances qui firent réussir les desseins de ce pape; il y avait le contraste de l'ambition française et espagnole, la désunion et la haine des familles d'Italie, les passions et la faiblesse de Louis XII, et les sommes d'argent qu'extorquait Sa Sainteté et qui la rendirent très-puissante, qui n'y contribuèrent pas moins.
La fourberie est même un défaut en style de politique, lorsqu'on la pousse trop loin. Je cite l'autorité d'un grand politique; c'est le cardinal Mazarin, qui disait de don Louis de Haro280-a qu'il avait un grand défaut en politique, c'est qu'il était toujours fourbe. Ce même Mazarin voulant employer M. de Fabert280-b à une négociation scabreuse, le maréchal de Fabert280-b lui dit : « Souffrez, monseigneur, que je refuse de tromper le duc de Savoie, d'autant plus qu'il n'y va que d'une bagatelle; on sait dans le monde que je suis honnête homme; réservez donc ma probité pour une occasion où il s'agira du salut de la France. »
Je ne parle point, en ce moment, de l'honnêteté ni de la vertu; mais, ne considérant simplement que l'intérêt des princes, je dis que c'est une très-mauvaise politique de leur part d'être fourbes et de duper le monde : ils ne dupent qu'une fois, ce qui leur fait perdre la confiance de tous les princes.
Une certaine puissance,281-a dans un manifeste, déclara positivement les raisons de sa conduite, et elle agit ensuite d'une manière qui était tout opposée à ce manifeste. J'avoue que des traits aussi frappants que ceux-là aliènent entièrement la confiance; car, plus la contradiction se suit de près, et plus elle est grossière. L'Église romaine, pour éviter une contradiction pareille, a très-sagement fixé à ceux qu'elle place au nombre des saints <249>le noviciat de cent années après leur mort; moyennant quoi la mémoire de leurs défauts et de leurs extravagances périt avec eux; les témoins de leur vie, et ceux qui pourraient déposer contre eux, ne subsistent plus, et rien ne s'oppose à l'idée de sainteté qu'on en veut donner au public.
Mais qu'on me pardonne cette digression. J'avoue, d'ailleurs, qu'il y a des nécessités fâcheuses où un prince ne saurait s'empêcher de rompre ses traités et ses alliances; il doit cependant le faire de bonne manière, en avertissant ses alliés à temps, et non sans que le salut de ses peuples et une très-grande nécessité l'y obligent.
Ces contradictions si voisines que je viens de reprocher il y a un moment à une certaine puissance se trouvent en très-grand nombre chez Machiavel; il dit, dans un même paragraphe, premièrement : « Il est nécessaire de paraître pitoyable, fidèle, doux, religieux et droit, et il faut l'être en effet; » et ensuite : « Il est impossible à un prince d'observer tout ce qui fait passer les hommes pour gens de bien; ainsi il doit prendre le parti de s'accommoder au vent et au caprice de la fortune, et, s'il le peut, ne s'éloigner jamais du bien; mais si la nécessité l'y oblige, il peut paraître quelquefois s'en écarter. » Ces pensées visent, il faut l'avouer, furieusement au galimatias; un homme qui raisonne de cette manière ne se comprend pas lui-même, et ne mérite pas qu'on se donne la peine de deviner son énigme ou de débrouiller son chaos.
Je finirai ce chapitre par une seule réflexion. Qu'on remarque la fécondité dont les vices se propagent entre les mains de Machiavel. Il ne lui suffit pas qu'un prince ait le malheur d'être incrédule, il veut encore couronner son incrédulité de l'hypocrisie; il pense que les peuples seront plus touchés de la préférence qu'un prince donne à Polignac282-a sur Lucrèce que des mauvais traite<250>ments qu'ils souffriront de lui. Il y a des personnes qui sont de son sentiment; pour moi, il me semble qu'on doit avoir quelque indulgence pour des erreurs de spéculation, lorsqu'elles n'entraînent point la corruption du cœur à leur suite, et que le peuple aimera plus un prince incrédule, mais honnête homme et qui fait leur bonheur, qu'un orthodoxe scélérat et malfaisant. Ce ne sont pas les pensées des princes, mais ce sont leurs actions qui rendent les hommes heureux.
<251>CHAPITRE XIX.
L'esprit de système a été de tout temps un écueil fatal pour la raison humaine; il a donné le change à ceux qui ont cru saisir la vérité, et qui se sont infatués de quelque idée ingénieuse dont ils ont fait la base de leurs opinions; il les a préoccupés de préjugés qui seront toujours mortels à la recherche de la vérité, quels qu'ils soient, de sorte que les artisans de systèmes ont composé plutôt des romans qu'ils n'ont fait des démonstrations.
Les cieux planétaires des anciens, les tourbillons de Des Cartes et l'harmonie préétablie de Leibniz sont de ces erreurs d'esprit causées par l'esprit systématique. Ces philosophes ont prétendu faire la carte d'un pays qu'ils ne connaissaient point, et qu'ils ne s'étaient pas seulement donné la peine de reconnaître; ils ont su le nom de quelques villes et de quelques rivières, et ils les ont situées selon qu'il a plu à leur imagination. Il est arrivé ensuite, chose assez humiliante pour ces pauvres géographes, que des curieux ont voyagé dans ces pays si bien décrits; ces voyageurs ont eu deux guides, dont l'un s'appelle l'analogie, et l'autre, l'expérience, et ils ont trouvé, à leur grand étonnement, que ces villes, ces fleuves, ces situations et les distances des lieux étaient en tout différents de ce que les autres avaient débité.
La rage des systèmes n'a pas été la folie privilégiée des philosophes, elle l'est aussi devenue des politiques. Machiavel en est infecté plus que personne : il veut prouver qu'un prince doit être méchant et fourbe; ce sont là les paroles sacramentales de son <252>pitoyable système. Machiavel a toute la méchanceté des monstres que terrassa Hercule, mais il n'en a pas la force; aussi ne faut-il pas avoir la massue d'Hercule pour l'abattre; car, qu'y a-t-il de plus simple, de plus naturel, et de plus convenable aux princes que la justice et la bonté? Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de s'épuiser en arguments pour le prouver; tout le monde en est convaincu. Le politique doit donc perdre nécessairement en soutenant le contraire. Car, s'il soutient qu'un prince affermi sur le trône doit être cruel, fourbe, traître, etc., il le fera méchant à pure perte; et s'il veut revêtir de tous ces vices un prince qui s'élève sur le trône, pour affermir son usurpation, l'auteur donne des conseils qui soulèveront tous les souverains et toutes les républiques contre lui. Car, comment un particulier peut-il s'élever à la souveraineté, si ce n'est en dépossédant un prince souverain de ses États, ou en usurpant l'autorité dans une république? Ce n'est donc point assurément comme l'entendent les princes de l'Europe; et si Machiavel avait composé un recueil de fourberies à l'usage des voleurs de grand chemin, il n'aurait pas fait un ouvrage plus blâmable que celui-ci.
Je dois cependant rendre compte des faux raisonnements et des contradictions qui se trouvent dans ce chapitre. Machiavel prétend que ce qui rend un prince odieux, c'est lorsqu'il s'empare injustement du bien de ses sujets, et qu'il attente à la pudicité de leurs femmes. Il est sûr qu'un prince intéressé, injuste, violent et cruel ne pourra point manquer d'être haï et de se rendre odieux à ses peuples; mais il n'en est pas de même de la galanterie. Jules César, qu'on appelait à Rome le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris, Louis XIV, qui aimait beaucoup les femmes, Auguste Ier, roi de Pologne, qui les avait en commun avec ses sujets, ces princes ne furent point haïs à cause de leurs amours; et si César fut assassiné, si la liberté romaine enfonça le poignard dans son flanc, ce fut parce que César était un usurpateur, et non pas à cause que César était galant.
On m'objectera peut-être l'expulsion des rois de Rome au sujet de l'attentat commis contre la pudicité de Lucrèce, pour soutenir le sentiment de Machiavel; mais je réponds que, non pas <253>l'amour du jeune Tarquin pour Lucrèce, mais la manière violente de faire cet amour donna lieu au soulèvement de Rome; et que, comme cette violence réveillait dans la mémoire du peuple l'idée d'autres violences commises par les Tarquins, ils songèrent sérieusement à s'en venger.
Je ne dis point ceci pour excuser la galanterie des princes, elle peut être moralement mauvaise; je ne me suis ici attaché à autre chose qu'à montrer qu'elle ne rendait point odieux les souverains. On regarde l'amour, dans les bons princes, comme une faiblesse et de même que les gens d'esprit regardent le commentaire sur l'Apocalypse parmi les autres ouvrages de Newton.
Mais ce qui me paraît digne de quelque réflexion, c'est que ce docteur qui prêche aux princes l'abstinence des femmes était florentin; outre les autres bonnes qualités que possédait Machiavel, aurait-il eu encore celle d'être jésuite?
Venons-en à présent aux conseils qu'il donne aux princes pour qu'ils ne se rendent pas méprisables. Il veut qu'ils ne soient ni capricieux, ni changeants, ni lâches, ni efféminés, ni indéterminés; en quoi il a assurément raison; mais il continue de leur conseiller de faire paraître beaucoup de grandeur, de gravité, de courage et de fermeté. Le courage est bon; mais pourquoi les princes doivent-ils se contenter de faire paraître ces vertus? pourquoi ne les doivent-ils pas plutôt posséder en effet? Si les princes ne possèdent pas ces qualités effectivement, ils les feront toujours très-mal paraître, et l'on sentira que l'acteur et le héros qu'il représente sont deux personnages.
Machiavel veut encore qu'un prince ne se doit point laisser gouverner, afin que l'on ne puisse pas présumer que quelqu'un ait assez d'ascendant sur son esprit pour le faire changer d'opinion. Il a raison en effet; mais je soutiens qu'il n'y a personne dans le monde qui ne se laisse gouverner, les uns plus, les autres moins. On dit qu'une fois la ville d'Amsterdam fut gouvernée par un chat. Par un chat? dira-t-on; comment une ville peut-elle être gouvernée par un chat? Suivez cette gradation de faveurs, et vous en jugerez. Le <254>premier bourgmestre de la ville avait la première voix dans le conseil, et y était fort estimé. Ce premier bourgmestre avait une femme dont il suivait aveuglément les conseils; une servante avait un ascendant absolu sur l'esprit de cette femme, et un chat sur l'esprit de la servante : c'était donc le chat qui gouvernait la ville.
Il y a cependant des occasions où il est même glorieux à un prince de changer de conduite, et il le doit même toutes les fois qu'il s'aperçoit de ses fautes. Si les princes étaient infaillibles comme le pape croit l'être, ils feraient bien d'avoir une fermeté stoïque sur leurs sentiments; mais comme ils ont toutes les faiblesses de l'humanité, ils doivent penser sans cesse à se corriger et à perfectionner leur conduite. Qu'on se ressouvienne que la fermeté outrée et l'opiniâtreté de Charles XII pensèrent le perdre à Bender, et que ce fut cette fermeté inébranlable qui ruina plus ses affaires que la perte de quelques batailles.
Voici d'autres erreurs de Machiavel. Il dit, « Qu'un prince ne manquera jamais de bonnes alliances, tant qu'on pourra faire fond sur ses armées; » et cela est faux, à moins que vous n'y ajoutiez : sur ses armées et sur sa parole; car l'armée dépend du prince, et c'est de son honnêteté ou de sa malhonnêteté que dépendent l'accomplissement des alliances et les mouvements de cette armée.
Mais voici une contradiction en forme. Le politique veut, « Qu'un prince se fasse aimer de ses sujets, pour éviter les conspirations; » et dans le chapitre dix-sept il dit, « Qu'un prince doit se faire craindre, puisqu'il peut compter sur une chose qui dépend de lui, et qu'il n'en est pas de même de l'amour des peuples. » Lequel des deux est le véritable sentiment de l'auteur? Il parle le langage des oracles, on peut l'interpréter comme on le veut; mais ce langage des oracles, soit dit en passant, est celui des fourbes.
Je dois dire, en général, à cette occasion, que les conjurations et les assassinats ne se commettent plus guère dans le monde; les princes sont en sûreté de ce côté-là, ces crimes sont usés, ils sont sortis de mode, et les raisons qu'en allègue Machiavel sont très-bonnes; il n'y a tout au plus que le fanatisme de quelques religieux qui puisse leur faire commettre un crime aussi épouvan<255>table, par dévotion ou par sainteté. Parmi les bonnes choses que Machiavel dit à l'occasion des conjurations, il y en a une très-bonne, mais qui devient mauvaise dans sa bouche; la voici, « Un conjurateur, dit-il, est troublé par l'appréhension des châtiments qui le menacent, et les rois sont soutenus par la majesté de l'empire et par l'autorité des lois. » Il me semble que l'auteur politique n'a pas bonne grâce à parler des lois, lui qui n'insinue que l'intérêt, la cruauté, le despotisme et l'usurpation. Machiavel fait comme les protestants : ils se servent des arguments des incrédules pour combattre la transsubstantiation des catholiques, et ils se servent des mêmes arguments dont les catholiques soutenaient la transsubstantiation, pour combattre les incrédules. Quelle souplesse d'esprit!
Machiavel conseille donc aux princes de se faire aimer, et de ménager, pour cette raison, et de gagner également la bienveillance des grands et des peuples; il a raison de leur conseiller de se décharger sur d'autres de ce qui pourrait leur attirer la haine d'un de ces deux états, et d'établir, pour cet effet, des magistrats juges entre les peuples et les grands. Il allègue le gouvernement de France pour modèle, et cet ami outré du despotisme et de l'usurpation d'autorité approuve la puissance que le parlement de France avait autrefois. Il me semble, à moi, que, s'il y a un gouvernement dont on pourrait de nos jours proposer pour modèle la sagesse, c'est celui d'Angleterre : là, le parlement est l'arbitre du peuple et du Roi, et le Roi a tout le pouvoir de faire du bien, mais il n'en a point pour faire le mal.
Machiavel répond ensuite aux objections qu'il croit qu'on pourrait lui faire sur ce qu'il a avancé du caractère des princes, et il entre dans une grande discussion sur la vie des empereurs romains, depuis Marc-Aurèle jusqu'aux deux Gordiens. Suivons-le pour examiner son raisonnement. Le politique attribue la cause de ces changements fréquents à la vénalité de l'empire. Il est sûr que depuis que la charge d'empereur fut vendue par les gardes prétoriennes, les empereurs n'étaient plus sûrs de leur vie. Les gens de guerre disposaient de cette charge, et celui qui en était revêtu périssait, s'il n'était le protecteur de leurs vexations et le <256>ministre de leurs violences; de sorte que les bons empereurs étaient massacrés par les soldats, et les méchants par conspiration et par ordre du sénat. Ajoutons à cela que la facilité qu'il y avait alors à s'élever à l'empire contribua beaucoup à ces fréquents changements, et que c'était alors la mode à Rome de tuer les empereurs, comme ce l'est encore de nos jours en quelques pays de l'Amérique que les fils étouffent leurs pères lorsqu'ils sont surchargés d'années. Tel est le pouvoir de la coutume sur les hommes, qu'elle fait passer au-dessus des sentiments de la nature même, lorsqu'il s'agit de lui obéir. Voici une réflexion sur la vie de Pertinax, qui répond mal aux préceptes que l'auteur donne au commencement de ce chapitre. Il dit, « Qu'un souverain qui veut absolument conserver sa couronne est quelquefois obligé de s'éloigner des termes de la justice et de la bonté. » Je crois avoir fait voir qu'en ces temps malheureux la bonté ni les crimes des empereurs ne les sauvaient des assassinats. Commode, successeur de Marc-Aurèle, en tout indigne de son prédécesseur, et se rendant le mépris du peuple et des soldats, fut mis à mort. Je me réserve de parler, à la fin du chapitre, de Sévère. Je passe donc à Caracalla, qui ne put se soutenir à cause de sa cruauté, et qui prodigua aux soldats les sommes que son père avait amassées, pour faire oublier le meurtre de son frère Géta, qu'il avait commis. Je passe sous silence Macrin et Héliogabale, mis à mort tous les deux, et indignes d'aucune attention de la postérité. Alexandre, leur successeur, avait de bonnes qualités; Machiavel croit qu'il perdit la vie pour être efféminé; mais il la perdit en effet pour avoir voulu rétablir la discipline parmi les soldats, que la lâcheté de ses prédécesseurs avait entièrement négligée. Lors donc que ces troupes effrénées entendirent qu'on voulait leur parler d'ordre, elles se défirent du prince. Maximin suivit Alexandre; il était grand guerrier, mais il ne conserva pas le trône. Machiavel l'attribue à ce qu'il était de basse naissance et très-cruel; il a raison quant à la cruauté, mais il se trompe beaucoup quant à la basse naissance. On suppose ordinairement qu'il faut un mérite personnel et supérieur en un homme qui se pousse sans appui, et qui se tient lui-même lieu d'ancêtres, et on l'estime <257>d'autant plus, qu'il ne tire son lustre que de sa vertu; et il arrive souvent qu'on méprise des personnes de naissance, lorsqu'elles n'ont rien de grand en elles, ni rien qui réponde à l'idée de leur noblesse.
Revenons à présent à Sévère, dont Machiavel dit, « Qu'il était un lion féroce et un renard rusé. » Sévère avait de grandes qualités; sa fausseté et sa perfidie ne peuvent être approuvées que de Machiavel; il aurait, d'ailleurs, été grand prince, s'il avait été bon. Qu'on remarque, à cette occasion, que Sévère fut gouverné par Plautien son favori, comme Tibère le fut par Séjan, et que ces deux princes ne furent méprisés ni l'un ni l'autre. Comme il arrive très-souvent à l'auteur politique de faire de faux raisonnements, cela lui arrive encore à l'occasion de Sévère; car il dit que la réputation de cet empereur « effaçait la grandeur de ses extorsions, et le mettait à couvert de la haine publique. » Il me semble que ce sont les extorsions et les injustices présentes qui effacent la grandeur d'une réputation présente; c'est au lecteur d'en juger. Si Sévère se soutint sur le trône, il en fut redevable en quelque manière à l'empereur Adrien, qui établit la discipline militaire; et si les empereurs qui suivirent Sévère ne purent se conserver, le relâchement de la discipline par Sévère en fut cause. Sévère commit encore une grande faute en politique : c'est que, par ses proscriptions, beaucoup de soldats de l'armée de Pescennius Niger se retirèrent chez les Parthes, et leur enseignèrent l'art de la guerre; ce qui, ensuite, porta un grand préjudice à l'empire. Un prince prudent doit non seulement penser à son règne, mais doit prévoir pour les règnes suivants les suites funestes de ses fautes présentes.
On ne doit donc pas oublier que Machiavel se trompe beaucoup lorsqu'il croit que du temps de Sévère il suffisait de ménager les soldats pour se soutenir; car l'histoire de ces empereurs le contredit. Dans les temps où nous vivons, il faut qu'un prince traite également bien tous les ordres de ceux à qui il a à commander, sans faire de différences qui causent des jalousies funestes à ses intérêts.
Le modèle de Sévère, proposé par Machiavel à ceux qui s'élèveront à l'empire, est donc tout aussi mauvais que celui de Marc-<258>Aurèle leur peut être avantageux. Mais comment peut-on proposer ensemble Sévère, César Borgia et Marc-Aurèle pour modèles? C'est vouloir réunir la sagesse et la vertu la plus pure avec la plus affreuse scélératesse.
Je ne puis finir ce chapitre sans faire encore une remarque : c'est que César Borgia, malgré sa cruauté et sa perfidie, fit une fin très-malheureuse, et que Marc-Aurèle, ce philosophe couronné, toujours bon, toujours vertueux, n'éprouva jusqu'à sa mort aucun revers de fortune.
<259>CHAPITRE XX.
Le paganisme représentait Janus avec deux visages, ce qui signifiait la connaissance parfaite qu'il avait du passé et de l'avenir. L'image de ce dieu, prise en un sens allégorique, peut très-bien s'appliquer aux princes. Ils doivent, comme Janus, voir derrière eux dans l'histoire de tous ces siècles qui se sont écoulés, et qui leur fournissent des leçons salutaires de conduite et de devoir; ils doivent, comme Janus, voir en avant par leur pénétration et par cet esprit de force et de jugement qui combine tous les rapports, et qui lit dans les conjonctures présentes celles qui doivent les suivre.
L'étude du passé est si nécessaire aux princes,291-a puisqu'elle leur fournit les exemples d'hommes illustres et vertueux; c'est donc l'école de la sagesse; l'étude de l'avenir leur est utile, puisqu'elle leur fait prévoir les malheurs qu'ils ont à craindre et les coups de fortune qu'ils ont à parer; c'est donc l'école de la prudence : deux vertus qui sont aussi nécessaires aux princes que la boussole et le compas, qui conduisent les gens de mer, le sont aux pilotes.
La connaissance de l'histoire est encore utile en ce qu'elle sert à multiplier le nombre d'idées qu'on a de soi-même; elle enrichit l'esprit, et fournit comme un tableau de toutes les vicissitudes de la fortune, et des exemples salutaires de ressources et d'expédients.
La pénétration dans l'avenir est bonne, puisqu'elle nous fait en quelque manière déchiffrer les mystères du destin; et en envi<260>sageant tout ce qui pourrait nous arriver, nous nous préparons à tout ce que nous pourrions faire de plus sensé à l'arrivée de l'événement.
Machiavel propose en ce chapitre cinq questions aux princes, tant à ceux qui auront fait de nouvelles conquêtes qu'à ceux dont la politique ne demande qu'à s'affermir dans leurs possessions. Voyons ce que la prudence pourra conseiller de meilleur, en combinant le passé avec le futur, et en se déterminant toujours par la raison et par la justice.
Voici la première question : si un prince doit désarmer des peuples conquis, ou non.
Je réponds que la manière de faire la guerre a beaucoup changé depuis Machiavel. Ce sont les armées des princes, plus ou moins fortes, qui défendent leurs pays; on mépriserait beaucoup une troupe de paysans armés, et il n'arrive encore que dans des siéges que la bourgeoisie prend les armes; mais les assiégeants ne souffrent pas, d'ordinaire, que les bourgeois fassent le service de soldats, et, pour les en empêcher, on les menace du bombardement et des boulets rouges. Il paraît, d'ailleurs, que c'est de la prudence de désarmer, pour les premiers temps, les bourgeois d'une ville prise, principalement si l'on a quelque chose à craindre de leur part. Les Romains, qui avaient conquis la Grande-Bretagne, et qui ne pouvaient la retenir en paix, à cause de l'humeur turbulente et belliqueuse de ces peuples, prirent le parti de les efféminer, afin de modérer en eux cet instinct belliqueux et farouche; ce qui réussit comme on le désirait à Rome. Les Corses sont une poignée d'hommes aussi braves et aussi délibérés que ces Anglais; on ne les domptera point par le courage, si ce n'est par la bonté. Je crois que, pour maintenir la souveraineté de cette île, il serait d'une nécessité indispensable de désarmer les habitants et de les amollir. Je dis, en passant, et à l'occasion des Corses, que l'on peut voir par leur exemple que de courage et de vertu ne donne point aux hommes l'amour de la liberté, et qu'il est dangereux et injuste de l'opprimer.
La seconde question du politique roule sur la confiance qu'un prince doit avoir préférablement, après s'être rendu maître d'un nouvel État, ou en ceux de ses nouveaux sujets qui lui ont aidé <261>à s'en rendre le maître, ou en ceux qui, étant fidèles à leur prince légitime, lui ont été le plus contraires.
Lorsqu'on prend une ville par intelligence et par la trahison de quelques citoyens, il y aurait beaucoup d'imprudence de se fier au traître. Cette mauvaise action qu'il a faite en votre faveur, il est toujours prêt de la faire pour un autre, et c'est l'occasion qui en décide. Au contraire, ceux qui marquent de la fidélité pour leurs souverains légitimes donnent des exemples de constance sur lesquels on peut compter, et l'on doit présumer qu'ils feront pour leurs nouveaux maîtres ce qu'ils ont fait pour ceux que la nécessité les a forcés d'abandonner. La prudence veut cependant qu'on ne se confie pas légèrement, ni sans avoir pris de bonnes précautions.
Mais supposons pour un moment que des peuples opprimés et forcés à secouer le joug de leurs tyrans appelassent un autre prince pour les gouverner, sans qu'il ait intrigué. Je crois que ce prince doit répondre en tout à la confiance qu'on lui témoigne, et que s'il en manquait, en cette occasion, envers ceux qui lui ont confié ce qu'ils avaient de plus précieux, ce serait le trait le plus indigne d'une ingratitude qui ne manquerait pas de flétrir sa mémoire. Guillaume, prince d'Orange, conserva jusqu'à la fin de sa vie son amitié et sa confiance à ceux qui lui avaient mis entre les mains les rênes du gouvernement d'Angleterre; et ceux qui lui étaient opposés abandonnèrent leur patrie, et suivirent le roi Jacques.
Dans les royaumes électifs, où la plupart des élections se font par brigues, et où le trône est vénal, quoi qu'on en dise, je crois que le nouveau souverain trouvera la facilité, après son élévation, d'acheter ceux qui lui ont été opposés, comme il s'est rendu favorables ceux qui l'ont élu. La Pologne nous en fournit des exemples : on y trafique si grossièrement du trône, qu'il semble que cet achat se fasse aux marchés publics, et la libéralité d'un roi de Pologne écarte de son chemin toute opposition; il est le maître de gagner les grandes familles par des palatinats, des starosties et d'autres charges qu'il confère. Mais comme les Polonais ont sur le sujet des bienfaits la mémoire très-courte, il faut revenir souvent à la charge; en un mot, la république de Pologne est comme le <262>tonneau des Danaïdes : le roi le plus généreux répandra vainement ses bienfaits sur eux, il ne les remplira jamais. Cependant, comme un roi de Pologne a beaucoup de grâces à faire, il peut se ménager des ressources fréquentes, en ne faisant ses libéralités que dans les occasions où il a besoin des familles qu'il enrichit.
La troisième question de Machiavel regarde proprement la sûreté d'un prince dans un royaume héréditaire : s'il vaut mieux qu'il entretienne l'union ou l'animosité parmi ses sujets.
Cette question pouvait peut-être avoir lieu du temps des ancêtres de Machiavel, à Florence; mais à présent, je ne pense pas qu'aucun politique l'adoptât toute crue et sans la mitiger. Je n'aurais qu'à citer le bel apologue si connu de Ménénius Agrippa, par lequel il réunit le peuple romain. Les républiques, cependant, doivent en quelque façon entretenir de la jalousie entre leurs membres, car, s'ils s'unissent tous, la forme de leur gouvernement change en monarchie. Cela ne doit point se communiquer aux particuliers auxquels la désunion est préjudiciable, mais seulement à ceux qui pourraient, en s'unissant le plus facilement, ravir l'autorité suprême.
Il y a des princes qui croient la désunion de leurs ministres nécessaire pour leur intérêt; ils pensent être moins trompés par des hommes qu'une haine mutuelle tient d'autant plus en garde sur leur conduite. Mais si ces haines produisent cet effet d'un côté, elles en produisent aussi, d'un autre, qui sont très-préjudiciables aux intérêts de ces mêmes princes; car, au lieu que ces ministres devraient y contribuer également, il arrive que, par des vues de se nuire, ils contrecarrent leurs avis et leurs plans les plus convenables pour le bien de l'État, et qu'ils confondent dans leurs querelles particulières l'avantage du prince et le salut des peuples.
Rien ne contribue donc plus à la force d'une monarchie que l'union intime et inséparable de tous ses membres, et ce doit être le but d'un prince sage de l'établir.
Ce que je viens de répondre à la troisième question de Machiavel peut en quelque sorte servir de solution à son quatrième problème; examinons cependant et jugeons en deux mots si un prince <263>doit fomenter des factions contre lui-même, ou s'il doit gagner l'amitié de ses sujets.
C'est forger des monstres pour les combattre que de se faire des ennemis pour les vaincre; il est plus naturel, plus raisonnable, plus humain de se faire des amis. Heureux sont les princes qui connaissent les douceurs de l'amitié!295-a plus heureux sont ceux qui méritent l'amour et l'affection de leurs peuples!
Nous voici à la dernière question de Machiavel, savoir : si un prince doit avoir des forteresses et des citadelles, ou s'il doit les raser.
Je crois avoir dit mon sentiment dans le chapitre dixième pour ce qui regarde les petits princes; venons à présent à ce qui intéresse la conduite des rois.
Dans les temps de Machiavel, le monde était dans une fermentation générale; l'esprit de sédition et de révolte régnait partout; et l'on ne voyait que des villes rebelles, des peuples qui remuaient, et des sujets de trouble et de guerre pour les souverains et pour leurs États. Ces révolutions fréquentes et continuelles obligèrent les princes de bâtir des citadelles sur les hauteurs des villes, pour contenir, par ce moyen, l'esprit inquiet des habitants, et pour les accoutumer à la constance.
Depuis ce siècle barbare, soit que les hommes se soient lassés de s'entre-détruire et de répandre leur sang, ou soit qu'ils soient devenus plus raisonnables, on n'entend plus tant parler de séditions et de révoltes, et l'on dirait que cet esprit d'inquiétude, après avoir assez travaillé, s'est mis à présent dans une assiette tranquille; de sorte que l'on n'a plus besoin de citadelles pour répondre de la fidélité des villes et du pays. Il n'en est pas de même cependant de ces citadelles et de ces fortifications pour se garantir des ennemis et pour assurer davantage le repos de l'État.
Les armées et les forteresses sont d'une utilité égale pour les princes; car, s'ils peuvent opposer leurs armées à leurs ennemis, ils peuvent sauver cette armée sous le canon de leurs forteresses, en cas de bataille perdue; et le siége que l'ennemi entreprend de cette forteresse leur donne le temps de se refaire et de ramasser <264>de nouvelles forces, qu'ils peuvent encore, s'ils les amassent à temps, employer pour faire lever le siége à l'ennemi.
Les dernières guerres de Brabant, entre l'Empereur et la France, n'avançaient presque point, à cause de la multitude des places fortes; et des batailles de cent mille hommes, remportées sur cent mille hommes, n'étaient suivies que par la prise d'une ou de deux villes; la campagne d'après, l'adversaire, ayant eu le temps de réparer ses pertes, reparaissait de nouveau, et l'on remettait en dispute ce que l'on avait décidé l'année d'auparavant. Dans des pays où il y a beaucoup de places fortes, des armées qui couvrent deux milles de terre feront la guerre trente années, et gagneront, si elles sont heureuses, pour prix de vingt batailles dix milles de terrain.
Dans des pays ouverts, le sort d'un combat ou de deux campagnes décide de la fortune du vainqueur, et lui soumet des royaumes entiers. Alexandre, César, Charles XII, devaient leur gloire à ce qu'ils trouvèrent peu de places fortifiées dans les pays qu'ils conquirent; le vainqueur de l'Inde ne fit que deux siéges en ses glorieuses campagnes; l'arbitre de la Pologne n'en fit jamais davantage. Eugène, Villars, Marlborough, Luxembourg, étaient bien d'autres capitaines que Charles et qu'Alexandre; mais les forteresses émoussèrent en quelque manière le brillant de leurs succès, qui, lorsqu'on en juge solidement, sont préférables à ceux d'Alexandre et de Charles. Les Français connaissent bien l'utilité des forteresses, car, depuis le Brabant jusqu'au Dauphiné, c'est comme une double chaîne de places fortes; la frontière de la France, du côté de l'Allemagne, est comme une gueule ouverte de lion, qui présente deux rangées de dents menaçantes et redoutables, et qui a l'air de vouloir tout engloutir. Cela suffit pour faire voir le grand usage des villes fortifiées.
<265>CHAPITRE XXI.
Il y a de la différence entre faire du bruit dans le monde et entre acquérir de la gloire. Le vulgaire, qui est mauvais appréciateur de réputations, se laisse aisément séduire par l'apparence de ce qui est grand et merveilleux, et il lui arrive de confondre les bonnes actions avec les actions extraordinaires, la richesse avec le mérite, ce qui a de l'éclat avec ce qui a de la solidité. Les gens éclairés et les sages jugent tout différemment; c'est une rude épreuve que de passer par leur creuset : ils dissèquent la vie des grands hommes, comme les anatomistes leurs cadavres. Ils examinent si leur intention fut honnête, s'ils furent justes, s'ils firent plus de mal que de bien aux hommes, si leur courage était soumis à leur sagesse, ou si c'était une fougue de tempérament; ils jugent des effets par leurs causes, et non pas des causes par leurs effets; ils ne sont point éblouis par des vices brillants, et ne trouvent digne de gloire que le mérite et la vertu.
Ce que Machiavel trouve grand et digne de réputation est ce faux éclat qui peut surprendre le jugement du vulgaire; il compose dans l'esprit du peuple, et du peuple le plus vil et le plus abject; mais il lui sera aussi impossible qu'à Molière de réunir cette manière de penser triviale avec la noblesse et le goût des honnêtes gens; ceux qui savent admirer le Misanthrope mépriseront d'autant plus le Scapin.
Ce chapitre de Machiavel contient du bon et du mauvais. Je relèverai premièrement les fautes de Machiavel; je confirmerai ce qu'il dit de bon et de louable; et je hasarderai ensuite mon senti<266>ment sur quelques sujets qui appartiennent naturellement à cette matière.
L'auteur propose la conduite de Ferdinand d'Aragon et de Bernard de Milan pour modèle à ceux qui veulent se distinguer par de grandes entreprises et par des actions rares et extraordinaires. Machiavel cherche ce merveilleux dans la hardiesse des entreprises et dans la rapidité de l'exécution. C'est grand, j'en conviens; mais ce n'est louable qu'à proportion que l'entreprise du conquérant est juste. « Toi qui te vantes d'exterminer les voleurs, disaient les ambassadeurs scythes à Alexandre, tu es toi-même le plus grand voleur de la terre, car tu as pillé et saccagé toutes les nations que tu as vaincues. Si tu es un dieu, tu dois faire le bien des mortels, et non pas leur ravir ce qu'ils ont; si tu es un homme, songe toujours à ce que tu es. »299-a
Ferdinand d'Aragon ne se contentait pas de faire simplement la guerre, mais il se servait de la religion comme d'un voile pour couvrir ses desseins. Si ce roi était religieux, il commettait une profanation énorme, en faisant servir la cause de Dieu de prétexte à ses fureurs; s'il était incrédule, il agissait en imposteur, en fourbe, en ce qu'il détournait, par son hypocrisie, la crédulité des peuples au profit de son ambition.
Il est bien dangereux pour un prince d'enseigner à ses sujets qu'il est juste de combattre pour des arguments : c'est rendre le clergé d'une manière indirecte maître de la guerre et de la paix, arbitre du souverain et des peuples. L'empire d'Occident dut en partie sa perte aux querelles de religion, et l'on a vu en France, sous le règne des derniers Valois, les funestes suites de l'esprit de fanatisme et de faux zèle. La politique d'un souverain veut, ce me semble, qu'il ne touche point à la foi de ses peuples, et qu'il ramène, autant qu'il dépend de lui, le clergé de ses États et ses sujets à l'esprit de douceur et de tolérance. Cette politique s'accorde non seulement avec l'esprit de l'Évangile, qui ne prêche que la paix, l'humilité et la charité envers ses frères; mais elle est aussi très-conforme aux intérêts des princes, puisqu'en déracinant le faux zèle et le fanatisme de leurs États, ils éloignent la pierre d'achoppement la plus dangereuse de leur chemin, et l'écueil <267>qu'ils avaient le plus à craindre; car la fidélité et la bonne volonté du vulgaire ne tiennent pas contre la fureur de la religion et contre l'enthousiasme du fanatisme, qui ouvre les cieux même aux assassins pour prix de leurs crimes, et leur promet la palme du martyre pour récompense de leurs supplices.
Un souverain ne saurait donc assez marquer de mépris pour les disputes frivoles des prêtres, qui ne sont proprement que des disputes de mots, et il ne saurait porter assez d'attention pour étouffer soigneusement la superstition et les fureurs religieuses qu'elle entraîne après soi.
Machiavel allègue, en second lieu, l'exemple de Bernard de Milan, pour insinuer aux princes qu'ils doivent récompenser et punir d'une manière éclatante, afin que toutes leurs actions aient un caractère de grandeur imprimé en elles. Les princes généreux ne manqueront point de réputation, principalement lorsque leur libéralité est une suite de leur grandeur d'âme, et non de leur amour-propre.
La bonté de leurs cœurs peut les rendre plus grands que toutes les autres vertus. Cicéron300-a disait à César : « Vous n'avez rien de plus grand dans votre fortune que le pouvoir de sauver tant de citoyens, ni de plus digne de votre bonté que la volonté de le faire. » Il faudrait donc que les peines qu'un prince inflige fussent toujours au-dessous de l'offense, et que les récompenses qu'il donne fussent toujours au-dessus du service.
Mais voici une contradiction : le docteur de la politique veut, en ce chapitre-ci, que les princes tiennent leurs alliances, et dans le dix-huitième chapitre il les dégageait formellement de leur parole. Il fait comme ces diseurs de bonne aventure qui disent blanc aux uns et noir aux autres.
Si Machiavel raisonne mal sur tout ce que nous venons de dire, il parle bien sur la prudence que les princes doivent avoir de ne point s'engager légèrement avec d'autres princes plus puissants qu'eux, qui, au lieu de les secourir, pourraient les abîmer.
C'est ce que savait un grand prince d'Allemagne, également estimé de ses amis et de ses ennemis. Les Suédois entrèrent dans ses États lorsqu'il en était éloigné avec toutes ses troupes pour <268>secourir l'Empereur au Bas-Rhin, dans la guerre qu'il soutenait contre la France. Les ministres de ce prince lui conseillèrent, à la nouvelle de cette irruption soudaine, d'appeler le czar de Russie à son secours. Mais ce prince, plus pénétrant qu'eux, leur répondit que les Moscovites étaient comme des ours qu'il ne fallait point déchaîner, de crainte de ne pouvoir remettre leurs chaînes, si une fois ils en étaient quittes;301-a il prit généreusement sur lui les soins de sa vengeance, et il n'eut pas lieu de s'en repentir.
Si je vivais dans le siècle futur, j'allongerais assurément cet article par quelques réflexions qui pourraient y convenir; mais ce n'est point à moi à juger de la conduite des princes modernes, et dans le monde il faut savoir parler et se taire à propos.
La matière de la neutralité est aussi bien traitée par Machiavel que celle des engagements des princes. L'expérience a démontré depuis longtemps qu'un prince neutre expose son pays aux injures des deux parties belligérantes, que ses États deviennent le théâtre de la guerre, et qu'il perd toujours par la neutralité, sans que jamais il ait rien de solide à y gagner.
Il y a deux manières par lesquelles un souverain peut s'agrandir : l'une est celle de la conquête, lorsqu'un prince guerrier recule par la force de ses armes les limites de sa domination; l'autre est celle de l'activité, lorsqu'un prince laborieux fait fleurir dans ses États tous les arts et toutes les sciences, qui les rendent plus puissants et plus policés.
Tout ce livre n'est rempli que de raisonnements sur cette première manière de s'agrandir : disons quelque chose de la seconde, plus innocente, plus juste et tout aussi utile que la première.
Les arts les plus nécessaires à la vie sont l'agriculture, le commerce et les manufactures; les sciences qui font le plus d'honneur à l'esprit humain sont : la géométrie, la philosophie, l'astronomie, l'éloquence, la poésie, et tout ce qu'on entend sous le nom de beaux-arts.
Comme tous les pays sont très-différents, il y en a où le fort consiste dans l'agriculture, d'autres dans les vendanges, d'autres dans les manufactures, et d'autres dans le commerce; ces arts se trouvent même prospérer ensemble dans quelques pays.
<269>Les souverains qui choisiront cette manière douce et aimable de se rendre plus puissants seront obligés d'étudier principalement la constitution de leur pays, afin de savoir lesquels de ces arts seront les plus propres à y réussir, et par conséquent lesquels ils doivent le plus encourager. Les Français et les Espagnols se sont aperçus que le commerce leur manquait, et ils ont médité, par cette raison, sur le moyen de ruiner celui des Anglais. Si la France y réussit, la perte du commerce de l'Angleterre augmentera sa puissance plus considérablement que la conquête de vingt villes et d'un millier de villages ne l'aurait pu faire; et l'Angleterre et la Hollande, ces deux pays les plus beaux et les plus riches du monde, dépériront insensiblement, comme un malade qui meurt étique ou de consomption.
Les pays dont les blés et les vignes font les richesses ont deux choses à observer : l'une est de défricher soigneusement toutes les terres, afin de mettre jusqu'au moindre terrain à profit; l'autre est de raffiner sur un plus grand, un plus vaste débit, sur les moyens de transporter ces marchandises à meilleurs frais, et de pouvoir les vendre à meilleur marché.
Quant aux manufactures de toutes espèces, c'est peut-être ce qu'il y a de plus utile et de plus profitable à un État, puisque, par elles, on suffit aux besoins et au luxe des habitants, et que les voisins sont même obligés de payer tribut à votre industrie; elles empêchent, d'un côté, que l'argent sorte du pays, et elles en font rentrer de l'autre.303-a
Je me suis toujours persuadé que le défaut de manufactures avait causé en partie ces prodigieuses émigrations des pays du Nord, de ces Goths, de ces Vandales qui inondèrent si souvent les pays méridionaux. Dans ces temps reculés, on ne connaissait d'arts en Suède, en Danemark, et dans la plus grande partie de l'Allemagne, que l'agriculture; les terres labourables étaient partagées entre un certain nombre de propriétaires qui les cultivaient, et qu'elles pouvaient nourrir.
Mais comme la race humaine a de tout temps été très-féconde dans ces pays froids, il arrivait qu'il y avait deux fois plus d'habitants dans un pays qu'il n'en pouvait subsister par le labou<270>rage; et ces cadets de bonne maison s'attroupaient alors, et faisaient les chevaliers d'industrie par nécessité, ravageaient d'autres pays, et en dépossédaient les maîtres. Aussi voit-on, dans l'histoire de l'empire d'Orient et d'Occident, que ces barbares ne demandaient, pour l'ordinaire, que des champs pour cultiver, afin de fournir à leur subsistance. Les pays du Nord ne sont pas moins peuplés qu'ils l'étaient alors; mais comme le luxe a très-sagement multiplié nos besoins, il a donné lieu à des manufactures et à tous ces arts qui font subsister des peuples entiers, qui, autrement, seraient obligés de chercher leur subsistance ailleurs.
Ces manières donc de faire prospérer un État sont comme des talents confiés à la sagesse du souverain, qu'il doit mettre à usure et faire valoir. La marque la plus sûre d'un pays qui, sous un gouvernement sage, est heureux, abondant et riche, c'est lorsque les beaux-arts et les sciences naissent en son sein : ce sont des fleurs qui viennent dans un terrain gras et sous un ciel heureux, mais que la sécheresse ou le souffle impétueux des aquilons fait mourir.
Rien n'illustre plus un règne que les arts qui fleurissent sous son abri. Le siècle de Périclès est aussi fameux par Phidias, Praxitèle, et tant d'autres grands hommes qui vivaient à Athènes, que par les batailles que ces mêmes Athéniens remportèrent alors. Celui d'Auguste est plus connu par Cicéron, Ovide, Horace et Virgile que par les proscriptions de ce cruel empereur, qui doit, après tout, une grande partie de sa réputation à la lyre d'Horace. Celui de Louis le Grand est plus célèbre par les Corneille, les Racine, les Molière, les Boileau, les Des Cartes, les Coypel, les Le Brun, les Ramondon, que par ce passage du Rhin tant exagéré, par ce siége de Mons où Louis se trouva en personne, et par la bataille de Turin, que M. de Marsin fit perdre au duc d'Orléans par ordre du cabinet.
Les rois honorent l'humanité lorsqu'ils distinguent et récompensent ceux qui lui font le plus d'honneur; et qui serait-ce, si ce ne sont de ces esprits supérieurs qui s'emploient à perfectionner nos connaissances, qui se dévouent au culte de la vérité, et qui négligent ce qu'ils ont de matériel pour rendre plus accompli en <271>eux l'art de la pensée? De même que des sages éclairent l'univers, ils mériteraient d'en être les législateurs.
Heureux sont les souverains qui cultivent eux-mêmes ces sciences, qui pensent avec Cicéron, ce consul romain, libérateur de sa patrie et père de l'éloquence : « Les lettres forment la jeunesse, et font les charmes de l'âge avancé. La prospérité en est plus brillante; l'adversité en reçoit des consolations; et dans nos maisons, dans celles des autres, dans les voyages, dans la solitude, en tout temps, en tous lieux, elles font la douceur de notre vie. »304-a
Laurent de Médicis, le plus grand homme de sa nation, était le pacificateur de l'Italie et le restaurateur des sciences; sa probité lui concilia la confiance générale de tous les princes; et Marc-Aurèle, un des plus grands empereurs de Rome, était non moins heureux guerrier que sage philosophe, et joignait la pratique la plus sévère de la morale à la profession qu'il en faisait. Finissons par ses paroles : « Un roi que la justice conduit a l'univers pour son temple, et les gens de bien en sont les prêtres et les sacrificateurs. »
<272>CHAPITRE XXII.
Il y a deux espèces de princes dans le monde, savoir : ceux qui voient tout par leurs propres yeux, et gouvernent leurs États eux-mêmes; et ceux qui se reposent sur la bonne foi de leurs ministres, et qui se laissent gouverner par ceux qui ont pris de l'ascendant sur leur esprit.
Les souverains de la première espèce sont comme l'âme de leurs États : le poids de leur gouvernement pèse sur eux seuls, comme le monde sur le dos d'Atlas; ils règlent les affaires intérieures comme les étrangères; toutes les ordonnances, toutes les lois, tous les édits émanent d'eux, et ils remplissent à la fois les postes de premier magistrat de la justice, de général des armées, d'intendant des finances, et en gros tout ce qui peut avoir relation avec la politique. Ils ont, à l'exemple de Dieu, qui se sert d'intelligences supérieures à l'homme pour opérer ses volontés, des esprits pénétrants et laborieux pour exécuter leurs desseins et pour remplir en détail ce qu'ils ont projeté en grand; leurs ministres ne sont proprement que des outils dans les mains d'un sage et habile maître.
Les souverains du second ordre sont comme plongés, par un défaut de génie ou une indolence naturelle, dans une indifférence léthargique, et on rappelle à la vie des corps tombés en évanouissement, par des odeurs fortes, spiritueuses et balsamiques. De même il faut qu'un État tombé en défaillance par la faiblesse du souverain soit soutenu par la sagesse et la vivacité d'un ministre capable de suppléer aux défauts de son maître. Dans ce cas, <273>le prince n'est que l'organe de son ministre, et il ne sert tout au plus qu'à représenter aux yeux du peuple le fantôme vain de la majesté royale; et sa personne est aussi inutile à l'État que celle du ministre lui est nécessaire. Chez les souverains de la première espèce, le bon choix des ministres peut faciliter leur travail, sans cependant influer beaucoup sur le bonheur du peuple; chez ceux de la seconde espèce, le salut du peuple et le leur dépend du bon choix des ministres.
Il n'est pas aussi facile qu'on le pense à un souverain de bien approfondir le caractère de ceux qu'il veut employer dans les affaires; car les particuliers ont autant de facilité à se déguiser devant leurs maîtres que les princes trouvent d'obstacles pour dissimuler leur intérieur aux yeux du public.
Il en est du caractère des gens de cour comme du visage des femmes fardées : à l'aide de l'artifice, la ressemblance est parfaitement observée. Les rois ne voient jamais les hommes tels qu'ils sont dans leur état naturel, mais tels qu'ils veulent paraître. Un homme qui se trouvera à la messe au moment de la consécration, un courtisan qui se trouvera à la cour dans la présence du prince, sera tout différent de ce qu'il est dans une société d'amis, et celui qu'on prenait pour un Caton à la cour est censé l'Anacréon de la ville; le sage en public est fou dans sa maison, et tel qui fait tout haut le fastueux étalage de sa vertu, sentait tout bas le honteux démenti que lui donnait son cœur.
Ceci n'est qu'un tableau du déguisement ordinaire; mais que n'est-ce point lorsque l'intérêt et l'ambition s'en mêlent, lorsqu'un poste vacant est convoité aussi avidement que le pouvait être Pénélope par sa nombreuse cour d'amants! L'avarice du courtisan augmente ses assiduités pour le prince et ses attentions sur lui-même; il emploie toutes les voies de séduction que son esprit peut lui suggérer pour se rendre agréable; il flatte le prince, il entre dans ses goûts, il approuve ses passions : c'est un caméléon qui prend toutes les couleurs qu'il réfléchit.
Après tout, si Sixte-Quint a pu tromper soixante-dix cardinaux qui devaient le connaître, combien, à plus forte raison, n'est-il pas facile à un particulier de surprendre la pénétration du souverain qui a manqué d'occasions pour l'approfondir!
<274>Un prince d'esprit peut juger sans peine du génie et de la capacité de ceux qui le servent; mais il lui est presque impossible de bien juger de leur désintéressement et de leur fidélité, puisque ordinairement la politique des ministres est de cacher surtout leurs pratiques et leurs mauvaises menées à celui qui est en droit de les en punir, s'il en était instruit.
On a vu souvent que des hommes paraissent vertueux, faute d'occasions pour se démentir, mais qu'ils ont renoncé à l'honnêteté dès que leur vertu a été mise à l'épreuve. On ne parla point mal à Rome des Tibère, des Néron, des Caligula, avant qu'ils parvinssent au trône; peut-être que leur scélératesse serait restée brute, si elle n'avait été mise en œuvre par l'occasion qui, pour ainsi dire, développait le germe de leur méchanceté.
Il se trouve des hommes qui joignent à beaucoup d'esprit, de souplesse et de talents l'âme la plus noire et la plus ingrate; il s'en trouve d'autres qui possèdent toutes les qualités du cœur sans cet instinct vif et brillant qui caractérise le génie.
Les princes prudents ont ordinairement donné la préférence à ceux chez qui les qualités du cœur prévalaient, pour les employer dans l'intérieur de leur pays. Ils leur ont préféré, au contraire, ceux qui avaient plus de vivacité et de feu, pour s'en servir dans des négociations. Leurs raisons ont été sans doute que, puisqu'il ne s'agit que de maintenir l'ordre et la justice dans leurs États, il suffit de l'honnêteté, et que, comme il est question de séduire les voisins par des arguments spécieux, d'employer la voie de l'intrigue et souvent de la corruption dans les missions étrangères, l'on sent bien que la probité n'y est pas tant requise que l'adresse et l'esprit.
Il me semble qu'un prince ne saurait assez récompenser la fidélité de ceux qui le servent avec zèle; il y a un certain sentiment de justice en nous, qui nous pousse à la reconnaissance, et qu'il faut suivre. Mais, d'ailleurs, les intérêts des grands demandent absolument qu'ils récompensent avec autant de générosité qu'ils punissent avec clémence; car les ministres qui s'aperçoivent que leur vertu est l'instrument de leur fortune n'auront point assurément recours au crime, et ils préféreront naturellement les bienfaits de leur maître aux corruptions étrangères.
<275>La voie de la justice et la sagesse du monde s'accordent donc parfaitement sur ce sujet, et il est aussi imprudent que dur de mettre, faute de récompense et de générosité, l'attachement des ministres à une dangereuse épreuve.
Il se trouve des princes qui donnent dans un défaut autant contraire que celui-ci à leurs véritables intérêts : ils changent de ministres avec une légèreté infinie, et ils punissent avec trop de rigueur les moindres irrégularités de leur conduite.
Les ministres qui travaillent immédiatement sous les yeux du prince, lorsqu'ils ont été quelque temps en poste, ne sauraient pas tout à fait lui déguiser leurs défauts; plus le prince est pénétrant, et plus facilement il les saisit.
Les souverains qui ne sont pas philosophes s'impatientent bientôt; ils se révoltent contre les faiblesses de ceux qui les servent, ils les disgracient, et les perdent.
Les princes qui raisonnent plus profondément connaissent mieux les hommes : ils savent qu'ils sont tous marqués au coin de l'humanité, qu'il n'y a rien de parfait en ce monde, que les grandes qualités sont, pour ainsi dire, mises en équilibre par de grands défauts, et que l'homme de génie doit tirer parti de tout. C'est pourquoi, à moins de prévarication, ils conservent leurs ministres avec leurs bonnes et leurs mauvaises qualités, et ils préfèrent ceux qu'ils ont approfondis aux nouveaux qu'ils pourraient avoir, à peu près comme d'habiles musiciens qui aiment mieux jouer d'instruments dont ils connaissent le fort et le faible que de ceux dont la bonté leur est inconnue.
<276>CHAPITRE XXIII.
Il n'y a pas un livre de morale, il n'y a pas un livre d'histoire, où la faiblesse des princes sur la flatterie ne soit rudement tancée. On veut que les rois aiment la vérité, on veut que leurs oreilles s'accoutument à l'entendre, et on a raison; mais on veut encore, selon la coutume des hommes, des choses contradictoires. Comme l'amour-propre est le principe de nos vertus, et par conséquent du bonheur du monde, on veut que les princes en aient assez pour qu'il les rende susceptibles de la belle gloire, qu'il anime leurs grandes actions, et qu'en même temps ils soient assez indifférents sur eux-mêmes pour renoncer de leur gré au salaire de leurs travaux; le même principe doit les pousser à mériter la louange et à la mépriser. C'est prétendre beaucoup de l'humanité. S'il y a cependant un motif qui puisse encourager les princes à combattre l'appât de la flatterie, c'est l'idée avantageuse qu'on a de leur mérite, et la supposition naturelle qu'ils doivent avoir sur eux-mêmes plus de pouvoir encore que sur les autres.
Les princes insensibles à leur réputation n'ont été que des indolents ou des voluptueux abandonnés à la mollesse; c'étaient des masses d'une matière vile et abjecte, animée par aucune vertu. Des tyrans très-cruels ont aimé, il est vrai, la louange; c'était en eux un raffinement de vanité, ou, pour mieux dire, un vice de plus; ils voulaient l'estime des hommes, mais ils négligeaient en même temps l'unique voie pour s'en rendre dignes.
Chez les princes vicieux, la flatterie est un poison mortel qui multiplie les semences de leur corruption; chez les princes de <277>mérite, la flatterie est comme une rouille qui s'attache à leur gloire, et qui en diminue l'éclat. Un homme d'esprit se révolte contre la flatterie grossière; il repousse l'adulateur qui d'une main maladroite lui donne de l'encensoir au travers du visage. Il faudrait une crédulité infinie sur la bonne opinion qu'on a de soi-même pour souffrir la louange outrée; il faudrait même que cette crédulité fût superstitieuse; cette sorte de louange est la moins à craindre pour les grands hommes, car ce n'est pas le langage de la conviction. Il est une autre sorte de flatterie : elle est la sophiste des défauts et des vices; sa rhétorique diminue et amoindrit tout ce que son objet a de mauvais, et l'élève, par cette voie indirecte, à la perfection. C'est elle qui fournit des arguments aux passions, qui donne à la cruauté le caractère de la justice, qui donne une ressemblance si parfaite de la libéralité à la profusion, qu'on s'y méprend, et qui couvre les débauches du voile de l'amusement et du plaisir; elle amplifie même les vices étrangers, pour en ériger un trophée à ceux de son héros; elle excuse tout, elle justifie tout. La plupart des hommes donnent dans cette flatterie qui justifie leurs goûts et leurs inclinations. Il faut avoir poussé d'une main hardie la sonde jusqu'au fond de ses plaies pour les bien connaître, et il faut avoir la fermeté de se dire qu'on a des défauts qu'il faut corriger, pour résister à la fois à l'avocat insinuant de ses passions et pour se combattre soi-même. Il se trouve cependant des princes d'une vertu assez mâle pour mépriser cette sorte de flatterie; ils ont assez de pénétration pour apercevoir le serpent venimeux qui rampe sous les fleurs; et, nés ennemis du mensonge, ils ne le souffrent pas même en ce qui peut plaire à leur amour-propre, et en ce qui caresse le plus leur vanité.
Mais s'ils haïssent le mensonge, ils aiment la vérité, et ils ne sauraient avoir une rigueur semblable pour ceux qui leur disent un bien d'eux-mêmes dont ils sont convaincus. La flatterie qui se fonde sur une base solide est la plus subtile de toutes; il faut avoir le discernement très-fin pour apercevoir la nuance qu'elle ajoute à la vérité. Elle ne fera point accompagner un roi à la tranchée par des poëtes qui doivent être les historiens et les témoins de sa valeur; elle ne composera point des prologues d'opéra <278>remplis d'hyperboles, des préfaces fades et des épîtres rampantes; elle n'étourdira point un héros du récit de ses propres victoires; mais elle prendra l'air du sentiment, elle se ménagera délicatement des places, et elle aura les qualités de l'épigramme. Comment un grand homme, comment un héros, comment un prince spirituel peut-il se fâcher de s'entendre dire une vérité que la vivacité d'un ami qui la sentait bien a fait échapper? Ce serait un pédantisme de modestie que de s'en scandaliser, et l'esprit de la pensée sert de véhicule à la louange.
Les princes qui ont été hommes avant de devenir rois peuvent se ressouvenir de ce qu'ils ont été, et ne s'accoutument pas si facilement aux aliments de la flatterie. Ceux qui ont régné toute leur vie ont toujours été nourris d'encens comme les dieux, et ils mourraient d'inanition, s'ils manquaient de louange.
Il serait donc plus juste, ce me semble, de plaindre les rois que de les condamner; ce sont les flatteurs, et plus qu'eux encore les calomniateurs, qui méritent la condamnation et la haine du public, de même que tous ceux qui sont assez ennemis des princes pour leur déguiser la vérité.
<279>CHAPITRE XXIV.
La fable de Cadmus, qui sema en terre les dents d'un serpent qu'il venait de dompter, et dont naquit un peuple de guerriers qui se détruisirent, convient parfaitement au sujet de ce chapitre. Cette fable ingénieuse est l'emblème de l'ambition, de la cruauté et de la perfidie des hommes, qui à la fin leur est toujours funeste. Ce fut l'ambition illimitée des princes d'Italie, ce fut leur cruauté, qui les rendirent l'horreur du genre humain; ce furent les perfidies et les trahisons qu'ils commirent les uns envers les autres qui ruinèrent leurs affaires. Qu'on lise l'histoire d'Italie de la fin du quatorzième siècle jusqu'au commencement du quinzième : ce ne sont que cruautés, séditions, violences, ligues pour s'entre-détruire, usurpations, assassinats, en un mot, un assemblage énorme de crimes dont l'idée seule et la peinture inspire de l'horreur et de l'aversion.
Si, à l'exemple de Machiavel, on s'avisait de renverser la justice et l'humanité, on bouleverserait à coup sûr tout l'univers; personne ne se contenterait des biens qu'il possède, tout le monde envierait ceux des autres, et comme rien ne pourrait les arrêter, ils se serviraient des moyens les plus affreux pour satisfaire leur cupidité. L'un engloutirait le bien de ses voisins, un autre viendrait après lui, qui le déposséderait à son tour; il n'y aurait aucune sûreté pour personne, le droit du plus fort serait l'unique justice de la terre, et une pareille inondation de crimes réduirait dans peu ce continent dans une vaste et triste solitude. C'était donc l'iniquité et la barbarie des princes d'Italie qui firent qu'ils <280>perdirent leurs États, ainsi que les faux principes de Machiavel perdront à coup sûr ceux qui auront la folie de les suivre.
Je ne déguise rien : la lâcheté de quelques-uns de ces princes d'Italie peut avoir également avec leur méchanceté concouru à leur perte; la faiblesse des rois de Naples, il est sûr, ruina leurs affaires. Mais qu'on me dise, d'ailleurs, en politique tout ce que l'on voudra, argumentez, faites des systèmes, alléguez des exemples, employez toutes les subtilités des sophistes, vous serez obligé d'en revenir à la justice malgré vous, à moins que vous consentiez à vous brouiller avec le bon sens. Machiavel lui-même ne fait qu'un galimatias pitoyable lorsqu'il veut enseigner d'autres maximes, et quoi qu'il ait fait, il n'a pu plier la vérité à ses principes. Le commencement de ce chapitre est un endroit fâcheux pour ce politique; sa méchanceté l'a engagé dans un dédale où son esprit cherche vainement le fil merveilleux d'Ariane pour l'en tirer.
Je demande humblement à Machiavel ce qu'il a prétendu dire par ces paroles : « Si l'on remarque en un souverain nouvellement élevé sur le trône, ce qui veut dire dans un usurpateur, de la prudence et du mérite, on s'attachera bien plus à lui qu'à ceux qui ne sont redevables de leur grandeur qu'à leur naissance. La raison de cela, c'est qu'on est bien plus touché du présent que par le passé; et quand on y trouve de quoi se satisfaire, on ne va pas plus loin. »
Machiavel suppose-t-il que, de deux hommes également valeureux et spirituels, le peuple préférera l'usurpateur au prince légitime? ou l'entend-il d'un souverain sans vertus, et d'un ravisseur vaillant et plein de capacité? Il ne se peut point que la première supposition soit celle de l'auteur; elle est opposée aux notions les plus ordinaires du bon sens : ce serait un effet sans cause que la prédilection d'un peuple en faveur d'un homme qui commet une action violente pour se rendre leur maître, et qui, d'ailleurs, n'aurait aucun mérite préférable à celui du souverain légitime. Machiavel renforcé de tous les sorites des sophistes, et de l'âne de Buridan316-13 même, si l'on veut, ne me donnera pas la solution de ce problème.
<281>Ce ne saurait être non plus la seconde supposition, car elle est aussi frivole que la première; quelques qualités qu'on donne à un usurpateur, on m'avouera que l'action violente par laquelle il élève sa puissance est une injustice. Or, à quoi peut-on s'attendre d'un homme qui débute par le crime, si ce n'est à un gouvernement violent et tyrannique? Il en est de même d'un homme qui se marierait, et qui serait métamorphosé en Actéon par sa femme le jour même de ses noces : je ne pense pas qu'il augurerait bien de la fidélité de sa nouvelle épouse, après l'échantillon qu'elle lui aurait donné de son inconstance.
Machiavel prononce condamnation contre ses propres principes en ce chapitre; car il dit clairement que, sans l'amour des peuples, sans l'affection des grands, et sans une armée bien disciplinée, il est impossible à un prince de se soutenir sur le trône. La vérité semble le forcer de lui rendre cet hommage, à peu près comme les théologiens l'assurent des anges maudits, qui reconnaissent un Dieu, mais qui enragent.
Voici en quoi consiste la contradiction : pour gagner l'affection des peuples et des grands, il faut avoir un fonds de probité et de vertu; il faut que le prince soit humain et bienfaisant, et qu'avec ces qualités du cœur on trouve en lui de la capacité pour s'acquitter des pénibles fonctions de sa charge avec sagesse, afin qu'on puisse avoir confiance en lui. Quel contraste de ces qualités avec celles que Machiavel donne à son prince! Il faut être tel que je viens de le dire pour gagner les cœurs, et non pas, comme Machiavel l'enseigne dans le cours de cet ouvrage, injuste, cruel, ambitieux, et uniquement occupé du soin de son agrandissement.
C'est ainsi qu'on peut voir démasqué ce politique que son siècle fit passer pour un grand homme, que beaucoup de ministres ont reconnu dangereux, mais qu'ils ont suivi, dont on a fait étudier les abominables maximes aux princes, à qui personne n'avait encore répondu en forme, et que beaucoup de politiques suivent encore, sans vouloir qu'on les en accuse.
Heureux serait celui qui pourrait détruire entièrement le machiavélisme dans le monde! J'en ai fait voir l'inconséquence; c'est à ceux qui gouvernent l'univers à donner des exemples de vertu aux yeux du monde. Je l'ose dire, ils sont obligés de guérir le <282>public de la fausse idée dans laquelle il se trouve sur la politique, qui n'est proprement que le système de la sagesse des princes, mais que l'on soupçonne communément d'être le bréviaire de la fourberie et de l'injustice. C'est à eux de bannir les subtilités et la mauvaise foi des traités, et de rendre la vigueur à l'honnêteté et à la candeur, qui, à dire vrai, ne se trouve plus entre les souverains. C'est à eux de montrer qu'ils sont aussi peu envieux des provinces de leurs voisins que jaloux de la conservation de leurs propres États. On respecte les souverains, c'est un devoir et même une nécessité; mais on les aimerait, si, moins occupés d'augmenter leur domination, ils étaient plus attentifs à bien régner. L'un est un effet d'une imagination qui ne saurait se fixer; l'autre est une marque d'un esprit juste, qui saisit le vrai, et qui préfère la solidité du devoir au brillant de la vanité. Le prince qui veut tout posséder est comme un estomac qui se surcharge goulûment de viandes, sans songer qu'il ne pourra pas les digérer. Le prince qui se borne à bien gouverner est comme un homme qui mange sobrement, et dont l'estomac digère bien.
<283>CHAPITRE XXV.
La question sur la liberté de l'homme est un de ces problèmes qui pousse la raison des philosophes à bout, et qui a souvent tiré des anathèmes de la bouche sacrée des théologiens. Les partisans de la liberté disent que si les hommes ne sont pas libres, Dieu agit en eux; que c'est Dieu qui, par leur ministère, commet les meurtres, les vols et tous les crimes, ce qui pourtant est manifestement opposé à sa sainteté; en second lieu, que si l'Être suprême est le père des vices et l'auteur des iniquités qui se commettent, on ne pourra plus punir les coupables, et il n'y aura ni crimes ni vertus dans le monde. Or, comme on ne saurait penser à ce dogme affreux sans en apercevoir toutes les contradictions, on ne saurait prendre de meilleur parti qu'en se déclarant pour la liberté de l'homme.
Les partisans de la nécessité absolue disent, au contraire, que Dieu serait pire qu'un ouvrier aveugle et qui travaille dans l'obscurité, si, après avoir créé ce monde, il eût ignoré ce qui devait s'y faire. Un horloger, disent-ils, connaît l'action de la moindre roue d'une montre, puisqu'il sait le mouvement qu'il lui a imprimé, et à quelle destination il l'a faite; et Dieu, cet être infiniment sage, serait le spectateur curieux et impuissant des actions des hommes! Comment ce même Dieu, dont les ouvrages portent tous un caractère d'ordre, et qui sont tous asservis à de certaines lois immuables et constantes, aurait-il laissé jouir l'homme seul de l'indépendance et de la liberté? Ce ne serait plus la Providence qui gouvernerait le monde, mais le caprice des hommes. Puis <284>donc qu'il faut opter entre le Créateur et la créature, lequel des deux est automate, il est plus raisonnable de croire que c'est l'être en qui réside la faiblesse que l'être en qui réside la puissance. Ainsi la raison et les passions sont comme des chaînes invisibles par lesquelles la main de la Providence conduit le genre humain pour concourir aux événements que sa sagesse éternelle avait résolus, qui devaient arriver dans le monde, et pour que chaque individu remplît la destinée.
C'est ainsi que pour éviter Charybde on s'approche trop de Scylla, et que les philosophes se poussent mutuellement dans l'abîme de l'absurdité, tandis que les théologiens ferraillent dans l'obscurité, et se damnent dévotement par charité et par zèle. Ces partis se font la guerre à peu près comme les Carthaginois et les Romains se la faisaient. Lorsqu'on appréhendait de voir les troupes romaines en Afrique, on portait le flambeau de la guerre en Italie; et lorsqu'à Rome on voulut se défaire d'Annibal, que l'on craignait, on envoya Scipion à la tête des légions assiéger Carthage. Les philosophes, les théologiens et la plupart des héros d'arguments ont le génie de la nation française : ils attaquent vigoureusement, mais ils sont perdus s'ils sont réduits à la guerre défensive. C'est ce qui fit dire à un bel esprit que Dieu était le père de toutes les sectes, puisqu'il leur avait donné à toutes des armes égales, de même qu'un bon côté et un revers. Cette question sur la liberté ou la prédestination des hommes est transportée par Machiavel de la métaphysique dans la politique; c'est cependant un terrain qui lui est tout étranger, et qui ne saurait la nourrir; car, en politique, au lieu de raisonner si nous sommes libres ou si nous ne le sommes point, si la fortune et le hasard peuvent quelque chose ou s'ils ne peuvent rien, il ne faut proprement penser qu'à perfectionner sa pénétration et à nourrir sa prudence.
La fortune et le hasard sont des mots vides de sens qui sont nés du cerveau des poëtes, et qui, selon toute apparence, doivent leur origine à la profonde ignorance dans laquelle croupissait le monde lorsqu'on donna des noms vagues aux effets dont les causes étaient inconnues-Ce qu'on appelle vulgairement la fortune de César signifie <285>proprement toutes les conjonctures qui ont favorisé les desseins de cet ambitieux. Ce que l'on entend par l'infortune de Caton, ce sont les malheurs inopinés qui lui arrivèrent, ces contre-temps où les effets suivirent si subitement les causes, que sa prudence ne put ni les prévoir ni les contrecarrer.
Ce qu'on entend par le hasard ne saurait mieux s'expliquer que par le jeu des dés. Le hasard, dit-on, a fait que mes dés ont porté plutôt douze que sept. Pour décomposer ce phénomène physiquement, il faudrait avoir attention à bien des choses, comme sont la manière dont on a fait entrer les dés dans le cornet, les mouvements de la main plus ou moins forts, plus ou moins réitérés qui les font tourner dans le cornet, et qui impriment aux dés un mouvement plus vif ou plus lent lorsqu'on les chasse sur la table. Ce sont ces causes que je viens d'indiquer qui, prises ensemble, s'appellent le hasard. Un examen de cette nature, où il faut beaucoup de discussion, demande un esprit philosophique et attentif; mais comme ce n'est pas le fait de tout le monde que d'approfondir les matières, on aime mieux s'épargner cette peine. J'avoue qu'on en est quitte à meilleur marché lorsqu'on se contente d'un nom qui n'a aucune réalité; de là vient que de tous les dieux du paganisme la fortune et le hasard sont les seuls qui nous sont restés. Cela n'est pas tant mauvais, car les imprudents rejettent tous la cause de leur malheur sur la contrariété de la fortune, autant que ceux qui parviennent dans le monde sans mérite éminent érigent l'aveugle destin en divinité dont la sagesse et la justice sont admirables.
Tant que nous ne serons que des hommes, c'est-à-dire, des êtres très-bornés, nous ne serons jamais tout à fait supérieurs à ce qu'on appelle les coups de la fortune. Nous devons ravir ce que nous pouvons, par la sagesse et la prudence, au hasard et à l'événement; mais notre vue est trop courte pour tout apercevoir, et notre esprit trop étroit pour tout combiner. Quoique nous soyons faibles, à la vérité, ce n'est pas une raison pour négliger le peu de forces que nous avons; tout au contraire, il faut en tirer le meilleur usage que l'on peut, et ne point dégrader notre être en nous mettant au niveau des brutes, puisque nous ne sommes pas des dieux. Effectivement il ne faudrait pas moins <286>aux hommes que la toute-science divine pour combiner une infinité de causes cachées, et pour connaître jusqu'au plus petit ressort des événements, afin de tirer, par leur moyen, de justes conjectures pour l'avenir.
Voici deux événements qui feront voir clairement qu'il est impossible à la sagesse humaine de tout prévoir. Le premier événement est celui de la surprise de Crémone par le prince Eugène, entreprise concertée avec toute la prudence imaginable, et exécutée avec une valeur infinie. Voici comment ce dessein échoua : le prince s'introduisit dans la ville, vers le matin, par un canal à immondices que lui ouvrit un curé avec lequel il était en intelligence; il se serait infailliblement rendu maître de la place, si deux choses qu'il ne pouvait imaginer ne fussent arrivées. Premièrement, un régiment suisse qui devait exercer le même matin se trouva sous les armes, et lui fit résistance jusqu'à ce que le reste de la garnison s'assemblât. En second lieu, le guide qui devait mener le prince de Vaudemont à une autre porte de la ville, dont ce prince devait s'emparer, manqua le chemin, ce qui fit que ce détachement arriva trop tard. Je crois que la prêtresse de Delphes écumant de fureur sur son trépied sacré n'aurait prévu ces accidents par aucun secret de son art.
Le second événement dont j'ai voulu parler est celui de la paix particulière que les Anglais firent avec la France vers la fin de la guerre de succession. Ni les ministres de l'empereur Joseph, ni les plus grands philosophes, ni les plus habiles politiques n'auraient pu soupçonner qu'une paire de gants changerait le destin de l'Europe; cela arriva cependant au pied de la lettre, comme on pourra le voir.
Mylady Marlborough exerçait la charge de grande maîtresse de la reine Anne à Londres, tandis que son époux faisait dans les campagnes de Brabant une double moisson de lauriers et de richesses. Cette duchesse soutenait par sa faveur le parti du héros, et le héros soutenait le crédit de son épouse par ses victoires. Le parti des torys, qui leur était opposé, et qui souhaitait la paix, ne pouvait rien, tandis que cette duchesse était toute-puissante auprès de la Reine. Elle perdit cette faveur par une cause assez légère : la Reine avait commandé des gants auprès de sa gantière, <287>et la duchesse en avait commandé en même temps; son impatience de les avoir lui fit presser la gantière de la servir avant la Reine. Cependant Anne voulut avoir ses gants; une dame du palais qui était ennemie de mylady Marlborough informa la Reine de tout ce qui s'était passé, et s'en prévalut avec tant de malignité, que la Reine, dès ce moment, regarda la duchesse comme une favorite dont elle ne pouvait plus supporter l'insolence. La gantière acheva d'aigrir cette princesse par l'histoire des gants, qu'elle lui conta avec toute la noirceur possible. Ce levain, quoique léger, fut suffisant pour mettre toutes les humeurs en fermentation, et pour assaisonner tout ce qui doit accompagner une disgrâce. Les torys, et le maréchal de Tallard à leur tête, se prévalurent de cette affaire, qui devint un coup de partie pour eux. La duchesse de Marlborough fut disgraciée peu de temps après, et avec elle tomba le parti des whigs et celui des alliés et de l'Empereur. Tel est le jeu des choses les plus graves du monde : la Providence se rit de la sagesse et des grandeurs humaines; des causes frivoles et quelquefois ridicules changent souvent la fortune des États et des monarchies entières. Dans cette occasion, de petites misères de femmes sauvèrent Louis XIV d'un pas dont sa sagesse, ses forces et sa puissance ne l'auraient peut-être pas pu tirer, et obligèrent les alliés à faire la paix malgré eux.
Ces sortes d'événements arrivent; mais j'avoue que c'est rarement, et que leur autorité n'est pas suffisante pour décréditer entièrement la prudence et la pénétration; il en est comme des maladies, qui altèrent quelquefois la santé des hommes, mais qui ne les empêchent pas de jouir la plupart du temps des avantages d'un tempérament robuste.
Il faut donc nécessairement que ceux qui doivent gouverner le monde cultivent leur pénétration et leur prudence; mais ce n'est pas tout; car, s'ils veulent captiver la fortune, il faut qu'ils apprennent à plier leur tempérament sous les conjonctures, ce qui est très-difficile.
Je ne parle, en général, que de deux sortes de tempéraments, celui d'une vivacité hardie, et celui d'une lenteur circonspecte; et comme ces causes morales ont une cause physique, il est presque impossible qu'un prince soit si fort maître de lui-même, qu'il <288>prenne toutes les couleurs comme un caméléon. Il y a des siècles qui favorisent la gloire des conquérants et de ces hommes hardis et entreprenants qui semblent nés pour agir et pour opérer des changements extraordinaires dans l'univers. Des révolutions, des guerres les favorisent, et principalement ces esprits de vertige et de défiance qui brouillent les souverains, leur fournissent des occasions pour déployer leurs dangereux talents; en un mot, toutes les conjonctures qui sympathisent avec leur naturel turbulent et actif facilitent leurs succès.
Il y a d'autres temps où le monde, moins agité, ne paraît vouloir être régi que par la douceur, où il ne faut que de la prudence et de la circonspection; c'est une espèce de calme heureux dans la politique, qui succède ordinairement après l'orage; c'est alors que les négociations sont plus efficaces que les batailles, et qu'il faut gagner par la plume ce que l'on ne saurait acquérir par l'épée.
Afin qu'un souverain pût profiter de toutes les conjonctures, il faudrait qu'il apprît à se conformer au temps, comme un habile pilote, qui déploie toutes ses voiles lorsque les vents lui sont favorables, mais qui va à la bouline, ou qui les cale même, lorsque la tempête l'y oblige, est uniquement occupé de conduire son vaisseau dans le port désiré, indépendamment des moyens pour y parvenir.
Si un général d'armée était circonspect et téméraire à propos, il serait presque indomptable; il y aurait des occasions où il tirerait la guerre en longueur, comme lorsqu'il aurait affaire à un ennemi qui manquerait de ressources pour fournir aux frais d'une longue guerre, ou lorsque l'armée opposée aurait une disette de provisions et de fourrage. Fabius matait Annibal par ses longueurs; ce Romain n'ignorait pas que le Carthaginois manquait d'argent et de recrues, et que, sans combattre, il suffisait de voir tranquillement fondre cette armée pour la faire périr, pour ainsi dire, d'inanition. La politique d'Annibal était, au contraire, de combattre; sa puissance n'était qu'une force d'accident, dont il fallait tirer avec promptitude tout l'avantage possible, afin de lui donner de la solidité par la terreur qu'impriment les actions brillantes et héroïques, et par les ressources qu'on tire des conquêtes.
<289>En l'an 1704, si l'électeur de Bavière et le maréchal de Tallard n'étaient point sortis de Bavière pour s'avancer jusqu'à Blenheim et Höchstädt, ils seraient restés les maîtres de toute la Souabe; car l'armée des alliés, ne pouvant subsister en Bavière faute de vivres, aurait été obligée de se retirer vers le Main, et de se séparer. Ce fut donc manque de circonspection, lorsqu'il en était temps, que l'Électeur confia au sort d'une bataille à jamais mémorable et glorieuse pour la nation allemande ce qu'il ne dépendait que de lui de conserver. Cette imprudence fut punie par la défaite totale des Français et des Bavarois, et par la perte de la Bavière et de tout ce pays qui est entre le Haut-Palatinat et le Rhin. La témérité est brillante, je l'avoue, elle frappe et elle éblouit; mais ce n'est qu'un beau dehors, elle est féconde en dangers. La prudence est moins vive, elle a moins d'éclat; mais elle marche d'un pas ferme et sans vaciller.
On ne parle point des téméraires qui ont péri; on ne parle que de ceux qui ont été secondés de la fortune. Il en est ainsi que des rêves et des prophéties : entre mille qui ont été fausses et que l'on oublie, on ne se ressouvient que d'un petit nombre qui se sont trouvées vraies. Le monde devrait juger des événements par leurs causes, et non pas des causes par l'événement.
Je conclus donc qu'un peuple risque beaucoup avec un prince téméraire; que c'est un danger continuel qui le menace; et que le souverain circonspect, s'il n'est pas propre pour les grands exploits, semble né avec des talents plus capables que ceux du premier pour rendre les peuples heureux sous sa domination. Le fort des téméraires, ce sont les conquêtes; le fort des prudents, c'est de les conserver.
Pour que les uns et les autres soient grands hommes, il faut qu'ils viennent à propos au monde, sans quoi les talents leur sont plus pernicieux que profitables. Tout homme raisonnable, et principalement ceux que le ciel a destinés pour gouverner les autres, devraient se faire un plan de conduite aussi bien raisonné et lié qu'une démonstration géométrique. En suivant en tout un pareil système, ce serait le moyen d'agir conséquemment, et de ne jamais s'écarter de son but; on pourrait ramener par là toutes les conjonctures et tous les événements à l'acheminement de ses <290>desseins; tout concourrait pour exécuter les projets que l'on aurait médités.
Mais qui sont ces princes desquels nous prétendons tant de rares talents? Ce ne sont que des hommes, et il sera vrai de dire que, selon leur nature, il leur est impossible de satisfaire à tous leurs devoirs; on trouverait plutôt le phénix des poëtes et les unités des métaphysiciens que l'homme de Platon. Il est juste que les peuples se contentent des efforts que font les souverains pour parvenir à la perfection. Les plus accomplis d'entre eux seront ceux qui s'éloigneront plus que les autres du prince de Machiavel. Il n'est que juste que l'on supporte leurs défauts, lorsqu'ils sont contre-balancés par des qualités du cœur et par de bonnes intentions; il faut nous souvenir sans cesse qu'il n'y a rien de parfait dans le monde, et que l'erreur et la faiblesse sont le partage de tous les hommes. Le pays le plus heureux est celui où une indulgence mutuelle du souverain et des sujets répand sur la société cette douceur aimable sans laquelle la vie est un poids qui devient à charge, et le monde une vallée d'amertumes au lieu d'un théâtre de plaisirs.
<291>CHAPITRE XXVI.
Des différentes sortes de négociations, et des raisons justes de faire la guerre.
Nous avons vu, dans cet ouvrage, tous les faux raisonnements par lesquels Machiavel a prétendu nous donner le change et nous faire prendre des scélérats pour de grands hommes.
J'ai fait mes efforts pour prouver le contraire et pour désabuser le monde de l'erreur où sont bien des personnes sur la politique des princes. Je leur ai montré que la véritable sagesse des souverains était de faire du bien, et d'être les plus accomplis dans leurs États; que leur véritable intérêt exigeait qu'ils fussent justes, afin que la nécessité ne les obligeât point de condamner en d'autres ce que leur indulgence autorise en eux-mêmes; qu'il ne leur doit point suffire de faire des actions brillantes pour contenter leur ambition et leur gloire; mais qu'ils doivent leur préférer même tout ce qui peut tendre au bonheur du genre humain, en évitant ce qui peut contribuer à sa ruine. J'ai dit que c'était là l'unique moyen d'établir leur réputation sur un fondement solide, et de mériter que la gloire de leur nom passât sans souffrir aucune altération jusqu'à la postérité la plus reculée.
J'ajouterai à ceci deux considérations, dont l'une regarde la manière de négocier, et l'autre, ce qu'on peut appeler des raisons valables pour qu'un souverain s'engage dans une guerre ouverte.
Les ministres que les princes entretiennent dans les cours étrangères sont des espions privilégiés qui veillent sur la conduite des <292>rois chez lesquels ils résident; ils doivent pénétrer les desseins de ces princes, éclairer leurs démarches, approfondir leurs actions, pour en informer leurs maîtres et les avertir à temps, s'ils en aperçoivent de contraires à leurs intérêts. Un des principaux objets de leur mission est de cimenter les liens d'amitié entre les souverains; mais au lieu d'être des artisans de paix, ils sont souvent des organes de la guerre. Ils savent délier les liens les plus sacrés du secret par l'appât de la corruption; ils sont souples, accommodants, adroits et rusés; et comme leur amour-propre va de pair avec leur devoir, ils se dévouent entièrement au service de leurs maîtres.
C'est contre les corruptions et les artifices de ces espions que les princes ont lieu d'être en garde. Il est nécessaire que le gouvernement soit attentif sur leurs démarches, et qu'il en soit informé, afin que, les devinant d'avance, il puisse en prévenir les dangereuses suites, et cacher aux yeux de ces lynx les secrets que la prudence défend de laisser transpirer. Mais s'ils sont dangereux à l'ordinaire, ils le sont infiniment plus lorsque l'importance de leur négociation augmente; et c'est alors que les princes ne sauraient examiner assez rigoureusement la conduite de leurs ministres, afin d'approfondir si quelque pluie de Danaé n'aurait point amolli l'austérité de leur vertu.
Dans des temps critiques où des traités et des alliances se font, il faut que la prudence des souverains soit plus vigilante qu'à l'ordinaire, qu'ils dissèquent bien la nature des choses qu'ils veulent promettre, pour voir si elles sont telles qu'ils pourront remplir leurs engagements; qu'ils envisagent les traités qu'on leur propose sous toutes leurs faces, afin d'en prévoir les conséquences, et de juger s'ils pourraient servir de base au bonheur solide des peuples et à leur avantage réel, ou si ce n'est qu'un palliatif et une production de l'artifice et de la ruse d'autres souverains. Il faut, de plus, ajouter à toutes ces précautions le soin de bien éclaircir les termes, il faut que le grammairien pointilleux précède le politique habile, afin que cette distinction frauduleuse de l'esprit et de la parole du traité ne puisse point avoir lieu. Et il est sûr que les grands hommes n'ont jamais regretté le temps qu'ils ont donné à la réflexion avant que d'agir, puisque, ensuite, <293>après avoir pris des engagements, ils n'ont pas eu lieu de s'en repentir; ou du moins on a moins de reproches à se faire lorsqu'on a employé tous les ressorts de la sagesse en ses conseils que si l'on avait pris une résolution avec feu, et qu'on l'eût exécutée avec précipitation.
Toutes les négociations ne se font pas par les ministres accrédités; on envoie souvent des personnes sans caractère dans des lieux tiers où ils font des propositions sans que personne en puisse prendre ombrage. Les préliminaires de la dernière paix furent conclus de cette manière entre l'Empereur et la France, à l'insu de l'Empire et des puissances maritimes; cet accommodement se fit chez un comte de l'Empire329-14 qui a ses terres au bord du Rhin.
Victor-Amédée, le prince le plus habile et le plus artificieux de son temps, savait plus que personne au inonde l'art de dissimuler ses desseins. Il trompa l'univers plus d'une fois par ses ruses, entre autres, lorsque le maréchal de Catinat, dans le froc d'un moine et sous prétexte de travailler au salut de cette âme royale, retira ce prince du parti de l'Empereur, et en fit un prosélyte à la France. Cette négociation, qui se fit entre eux deux uniquement, fut conduite avec tant de dextérité, que la nouvelle alliance de la France et de la Sardaigne parut aux politiques de ce temps-là un phénomène inopiné et extraordinaire.
Je ne propose point cet exemple pour justifier la conduite de Victor-Amédée; ma plume fait aussi peu de quartier à la fourberie des rois qu'à la déloyauté des particuliers. Je prétends simplement montrer les avantages d'une conduite discrète et le profit qu'on peut retirer de l'adresse, pourvu qu'on ne s'en serve point pour rien d'indigne et de malhonnête.
C'est donc une règle générale que les princes doivent choisir les esprits les plus transcendants pour les employer dans des négociations difficiles; qu'il faut des hommes qui soient non seulement rusés et souples pour s'insinuer, mais qui aient le coup d'œil assez fin pour lire dans les yeux les secrets des cœurs, et pour juger, par les gestes et par les moindres démarches, les intentions secrètes des autres, afin que rien n'échappe à leur <294>pénétration, et que tout se découvre par la force de leur raisonnement.
Les souverains ne devraient se servir des ruses et des finesses que de la manière dont une ville nouvellement investie se sert des feux d'artifice, simplement pour découvrir les desseins de leurs ennemis. D'ailleurs, s'ils font sincèrement profession de probité, ils se concilieront infailliblement la confiance de l'Europe; ils seront heureux sans fourberie, et puissants par leur seule vertu. La paix et le bonheur d'un pays est le but naturel des négociations; c'est un centre où les chemins différents de la politique doivent tous se réunir.
La tranquillité de l'Europe se fonde principalement sur le maintien de ce sage équilibre par lequel la force supérieure de quelques souverains est contre-balancée par les forces réunies de quelques autres puissances. Si cet équilibre vient à manquer, il est à craindre qu'une révolution générale n'arrive, et qu'une nouvelle monarchie ne s'établisse sur les débris des princes que leur désunion rend faibles et impuissants.
La politique des princes de l'Europe semble donc exiger d'eux qu'ils ne perdent jamais de vue les négociations, les traités et les alliances par lesquels ils peuvent établir l'égalité entre les princes les plus formidables, et qu'ils évitent avec soin tout ce qui peut semer entre eux la zizanie et la désunion, comme leur étant tôt ou tard mortel. Une certaine prédilection pour une nation, une aversion pour une autre, des préjugés de femme, des querelles particulières, de petits intérêts, des minuties, ne doivent jamais éblouir les yeux de ceux qui gouvernent des peuples entiers. Il faut qu'ils visent au grand, et qu'ils sacrifient sans balancer la bagatelle au principal. Les grands princes se sont toujours oubliés eux-mêmes pour ne songer qu'au bien commun, s'entend qu'ils se sont soigneusement sevrés de toute prévention, pour mieux embrasser leurs véritables intérêts. L'éloignement que témoignèrent les successeurs d'Alexandre à se réunir contre les Romains était semblable à l'aversion qu'ont quelques personnes contre une saignée, dont l'omission peut les faire tomber dans une fièvre chaude ou leur causer un vomissement de sang, après quoi les remèdes ne sont souvent plus applicables. Ainsi l'impartialité et <295>un esprit débarrassé de préjugés est aussi nécessaire en politique qu'en justice : dans l'une, pour se conduire sans cesse selon que le veut la sagesse; dans l'autre, pour ne jamais léser l'équité.
Le monde serait bien heureux, si l'on n'avait d'autres moyens que celui de la négociation pour maintenir la justice et pour rétablir la paix parmi les nations. On emploierait les arguments au lieu d'armes, et l'on s'entre-disputerait au lieu de s'entr'égorger. Une fâcheuse nécessité oblige les princes d'avoir recours à une voie beaucoup plus cruelle, plus funeste et plus odieuse; il y a des occasions où il faut défendre par les armes la liberté des peuples qu'on veut opprimer par injustice, où il faut obtenir par la violence ce que l'iniquité des hommes refuse à la douceur, et où les souverains, nés arbitres de leurs démêlés, ne sauraient les vider qu'en mesurant leurs forces et commettant leur cause au sort des batailles. C'est en des cas pareils que ce paradoxe devient véritable, qu'une bonne guerre donne et affermit une bonne paix.
Examinons à présent en quelle occasion les souverains peuvent entreprendre des guerres sans avoir à se reprocher le sang de leurs sujets répandu, ou sans nécessité, ou pour leur vanité et leur orgueil.
De toutes les guerres, les plus justes, et dont on peut le moins se dispenser, sont les défensives, lorsque les hostilités de leurs ennemis obligent les souverains à prendre de justes mesures pour se maintenir contre leurs attaques, et qu'ils sont dans la nécessité de repousser la violence par la violence. La force de leurs bras les soutient contre la cupidité de leurs voisins, et la valeur de leurs troupes garantit la tranquillité de leurs sujets; et de même qu'il est juste de chasser un voleur lorsqu'on le trouve intentionné de commettre un larcin dans votre maison, ainsi est-ce un acte de la justice des grands et des rois de contraindre, par la voie des armes, les usurpateurs de sortir de leurs États. Les guerres que les souverains font pour le maintien de certains droits ou de certaines prétentions qu'on leur veut disputer, ne sont pas moins justes que les premières dont nous venons de parler. Comme il n'y a point de tribunaux supérieurs aux rois, et nul magistrat dans le monde qui juge de leurs différends, c'est aux combats à <296>décider de leurs droits et à juger de la validité de leurs raisons. Les souverains plaident les armes à la main, et ils obligent, s'ils peuvent, leurs envieux de laisser un libre cours à la justice de leur cause. C'est donc pour maintenir l'équité dans le monde, et pour éviter l'esclavage, que ces sortes de guerres se font; ce qui en rend l'usage sacré et d'une utilité indispensable.
Il y a des guerres offensives qui sont aussi justes que celles dont nous venons de parler : ce sont des guerres de précaution, et que les princes font sagement d'entreprendre, lorsque la grandeur excessive des plus grandes puissances de l'Europe semble près de se déborder, et menace d'engloutir l'univers. On voit un orage qui se forme, on ne saurait le conjurer seul; ainsi on se réunit à tous ceux qu'un commun danger met dans les mêmes intérêts. Si les autres peuples se fussent réunis contre la puissance romaine, jamais elle n'aurait pu bouleverser tant de grands empires; une alliance sagement projetée et une guerre vivement entreprise auraient fait avorter ces desseins ambitieux dont l'accomplissement enchaîna l'univers.
La prudence veut que l'on préfère les petits maux aux plus grands, et que l'on agisse tandis qu'on en est maître. Il vaut donc mieux de s'engager dans une guerre offensive lorsqu'on est libre d'opter entre la branche d'olive et la branche de laurier, que d'attendre jusqu'à ces temps désespérés où une déclaration de guerre ne peut que retarder de quelques moments l'esclavage entier et la ruine. Quoique cette situation soit fâcheuse pour un souverain, il ne saurait cependant mieux faire que de se servir de ses forces avant que les arrangements de ses ennemis, lui liant les mains, lui en fassent perdre le pouvoir. Les alliances peuvent aussi engager les princes à entrer dans les guerres de leurs alliés en leur fournissant le nombre de troupes auxiliaires dont ils sont convenus par les traités. Comme les souverains ne sauraient se passer d'alliances, puisqu'il y en a peu ou point qui puissent se soutenir par leurs propres forces, ils s'engagent à se donner un secours mutuel en cas de besoin, et à s'assister réciproquement par un nombre de troupes déterminé; ce qui contribue à leur conservation ainsi qu'à leur sûreté. C'est donc l'événement qui décide lequel des alliés retirera les fruits de l'alliance. Mais comme l'oc<297>casion qui favorise une des parties contractantes dans un temps peut de même favoriser celui qui donne les auxiliaires dans d'autres conjonctures, il est de la sagesse des princes d'observer religieusement la foi des traités, et de les remplir même scrupuleusement, d'autant plus que l'intérêt de leurs peuples est que de pareilles alliances rendent plus efficace la protection des souverains, en rendant leur puissance plus redoutable à leurs ennemis.
Toutes les guerres donc qui seront entreprises, après un examen rigoureux, pour repousser des usurpateurs, pour maintenir des droits légitimes, pour garantir la liberté de l'univers, et pour éviter l'oppression et la violence des ambitieux, sont conformes à la justice et à l'équité. Les souverains qui en entreprennent de pareilles sont innocents de tout le sang répandu, puisqu'ils sont dans la nécessité d'agir, et que, dans ces circonstances, la guerre est un moindre malheur que la paix.
Ce sujet me conduit naturellement à parler des princes qui trafiquent du sang de leurs peuples par un infâme négoce. Leurs troupes sont au plus offrant; c'est une espèce d'encan où ceux qui renchérissent le plus par des subsides amènent les soldats de ces indignes souverains à la boucherie.334-a Ces princes devraient rougir de la lâcheté avec laquelle ils vendent la vie des hommes qu'ils devraient protéger comme pères des peuples; ces petits tyrans devraient entendre la voix de l'humanité, qui déteste le cruel abus qu'ils font de leur pouvoir, et qui de là même les juge indignes d'une plus haute fortune et des couronnes qu'ils n'ont pas.
Je me suis suffisamment expliqué dans le chapitre vingt et un sur les guerres de religion; j'ajoute encore qu'un souverain doit faire ce qu'il peut pour les éviter, ou du moins qu'il doit prudemment changer l'état de la question, puisque par là il diminuera le venin, l'acharnement et la cruauté qui ont été de tout temps inséparables des querelles de parti et des démêlés de religion. On ne saurait assez condamner, d'ailleurs, ceux qui, par un criminel abus, se servent, en tout ce qu'ils font, des termes de justice et d'équité, et qui, par une impiété sacrilége, font de l'Être suprême le bouclier de leur abominable ambition. Il faut une scélératesse infinie pour tromper le public par des prétextes <298>aussi légers, et les princes devraient être assez économes du sang de leurs peuples pour ne point prodiguer la vie de leurs soldats, en faisant un mauvais usage de leur valeur.
La guerre est si féconde en malheurs, l'issue en est si peu certaine, et les suites en sont si ruineuses pour un pays, que les souverains ne sauraient assez réfléchir avant que de l'entreprendre. Je ne parle point de l'injustice et des violences qu'ils commettent envers leurs voisins, mais je me borne aux malheurs qui rejaillissent directement sur leurs sujets.
Je me persuade que si les rois et les monarques voyaient au vrai le tableau des misères populaires, ils n'y seraient point insensibles. Mais ils n'ont pas l'imagination assez vive pour se représenter au naturel les maux dont leur condition les met à l'abri. Il faudrait mettre sous les yeux d'un souverain que le feu de son ambition pousse à la guerre toutes les funestes suites qu'elle a pour ses sujets : ces impôts qui accablent les peuples, ces levées qui emportent toute la jeunesse du pays, ces maladies contagieuses des armées, où périssent tant d'hommes de misère, ces siéges meurtriers, ces batailles plus cruelles encore, ces blessés que la perte de quelques membres prive des uniques instruments de leur subsistance, et ces orphelins à qui le fer ennemi a ravi ceux qui affrontaient les dangers et vendaient au prince leur sang, leurs aliments et leur nourriture; tant d'hommes utiles à l'État moissonnés avant le temps! Il n'y eut jamais de tyran qui, de sang-froid, commît de pareilles cruautés. Les princes qui font des guerres injustes sont plus cruels qu'eux. Ils sacrifient à l'impétuosité de leurs passions le bonheur, la santé et la vie d'une infinité d'hommes que leur devoir serait de protéger et de rendre heureux, au lieu de les exposer aussi légèrement à tout ce que l'humanité a de plus à redouter. Il est donc certain que les arbitres du monde ne sauraient être assez prudents et circonspects dans leurs démarches, et qu'ils ne sauraient être assez avares de la vie de leurs sujets, qu'ils ne doivent point regarder comme leurs esclaves, mais comme leurs égaux, et à quelque égard comme leurs maîtres.335-a
Je prie les souverains, en finissant cet ouvrage, de ne point <299>s'offenser de la liberté avec laquelle je leur parle; mon but est de rendre un hommage sincère à la vérité, et de ne flatter personne. La bonne opinion que j'ai des princes qui règnent à présent dans le monde me les a fait juger dignes d'entendre la vérité. C'est aux Tibère, aux Borgia, aux monstres, aux tyrans, qu'il faut la cacher, puisqu'elle choquerait trop directement leurs crimes et leur scélératesse. Grâces au ciel, nous ne comptons aucun monstre parmi les souverains de l'Europe; mais nous savons, comme eux, qu'ils ne sont point au-dessus des faiblesses humaines; et c'est faire leur plus bel éloge que de dire qu'on ose hardiment blâmer devant eux tous les crimes des rois, et tout ce qui est contraire à la justice et aux sentiments de l'humanité.
190-a Voyez t. I, p. 142.
192-a Le second chapitre manque dans notre autographe. Voyez l'Avertissement de l'Editeur.
198-a Voyez t. II, p. 5.
206-a Notre autographe porte : « qui n'a que - milles de long sur - de large. » C'est dans les éditions publiées par Voltaire que nous avons pris les chiffres ci-dessus indiqués.
207-a Les mots « quinze millions, » qui se trouvent dans les éditions de Voltaire, sont en blanc dans notre autographe.
215-a Une chute toujours attire une autre chute. Boileau, Sat. X, v. 166.
219-a Jules II (de la Rovère), élu pape en 1503, avait été fait, par son oncle Sixte IV, cardinal du titre de Saint-Pierre aux liens.
221-a Voyez t. VII, p. 60.
222-a Voyez t. VII, p. 84
222-b L'Auteur veut dire Abdolonyme. Voyez Quinte-Curce, livre IV, chap. I.
234-a Voyez ci-dessus, p. 105.
236-a L'Auteur veut parler de Salmonée, roi d'Élide.
238-a L'Auteur, croyant citer un vers de Boileau, ne fait que rappeler en gros le sens des vers 305 et 306 de la IXe satire de ce poëte :
Qui méprise Cotin n'estime point son roi,
Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
243-a Voyez t. II, p. 1 et 2.
244-a Voyez t. II, p. 22.
249-a Voyez t. I, p. 189 et 190.
250-a I Samuel, XVII, v. 38 et 39.
254-a Le mot « quarts » est omis dans notre autographe.
257-a Odes de J.-B. Rousseau, livre II, ode X, vers 35 et 36. Voyez t. VII, p. 25.
258-a Voyez ci-dessus, p. 123.
263-a Mir-Weis assassina, en 1709, le prince de Candahar, souleva la milice, et s'empara du pouvoir suprême, qu'il conserva jusqu'à sa mort, arrivée en 1717.
269-a Nous ignorons ce que signifient les mots « ou pels, » exactement copiés sur l'autographe.
277-a Voyez ci-dessus, p. 133.
279-a Voyez ci-dessus, p. 135.
280-a C'est l'inverse, suivant Voltaire. Don Louis de Haro, qui conclut avec Mazarin la paix des Pyrénées, en 1609, doit avoir dit du cardinal : « Il a un grand défaut en politique, c'est qu'il veut toujours tromper. » Voyez Œuvres de Voltaire, par M. Beuchot, t. XIX, p. 340; et ci-dessus, p. 136.
280-b Les mots « M. de Fabert » et « le maréchal de Fabert » sont omis dans notre autographe. L'auteur a laissé des lacunes qu'il comptait remplir ensuite; Voltaire les a suppléées dans ses éditions de l'Antimachiavel.
281-a Voyez ci-dessus, p. 137.
282-a L'Anti-Lucrèce, poëme latin du cardinal Melchior de Polignac, n'était pas encore imprimé à l'époque où Frédéric composa la Réfutation du Prince de Machiavel; mais on en connaissait quelques morceaux. Louis XIV, qui en savait beaucoup par cœur, avait vu avec plaisir que le duc de Bourgogne et le duc du Maine essayassent de le traduire en français. La première édition de l'Anti-Lucrèce ne parut qu'en 1747, six ans après la mort de l'auteur.
291-a Voyez t. I, p. XLV -XLVII, et t. II, p. XXIV.
295-a Voyez, ci-dessus, p. 58.
299-a Quinte-Curce, livre VII, chap. 8.
300-a Pro Ligario, chap. XII.
301-a Voyez ci-dessus, p. 153.
303-a Voyez, t. VI, p. 86.
304-a Vovez ci-dessus, p. 156.
316-13 Voyez Bayle, Dictionnaire. [Voyez aussi t. IV, p. 14.]
329-14 Le comte de Neuwied. [Voyez t. I, p. 193 et 194; voyez aussi Journal secret du baron de Seckendorff, p. 129-138.]
334-a Voyez, t. VI, p. 132.
335-a Voyez ci-dessus, p. 72 et 190.