<134>lui répondre qu'en fait d'opinions et de superstitions il est question de vérités spéculatives; et c'est de quoi il s'est agi. Les vérités d'expérience sont celles qui influent sur la vie civile, et je me persuade qu'un grand philosophe comme notre auteur ne s'imaginera pas d'éclairer les hommes en leur apprenant qu'on se brûle dans le feu, qu'on se noie dans l'eau, qu'il faut prendre des aliments pour conserver la vie, que la société ne peut subsister sans la vertu, et autres choses aussi communes que connues. Mais allons plus loin.
L'auteur dit, au commencement de son ouvrage, que, la vérité étant utile à tous les hommes, il faut la leur dire hardiment et sans réserve; et dans le huitième chapitre, si je ne me trompe, car je cite de mémoire, il s'explique sur un ton différent, et il soutient que les mensonges officieux sont permis et utiles. Qu'il daigne donc se décider lui-même de la vérité ou du mensonge qui doit l'emporter, afin que nous sachions à quoi nous en tenir. Si j'ose hasarder mon sentiment après celui d'un aussi grand philosophe, je serais d'avis qu'un homme raisonnable ne doit abuser de rien, pas même de la vérité; je ne manquerai pas d'exemples pour appuyer cette opinion. Supposons qu'une femme timide et craintive se trouvât en danger de la vie : si on lui venait annoncer inconsidérément le péril où elle se trouve, son esprit, agité, ému et bouleversé par la crainte de la mort, communiquant au sang un mouvement trop impétueux, en hâterait peut-être le moment; au lieu de cela, si on lui faisait entrevoir des espérances pour son rétablissement, la tranquillité de son âme pourrait peut-être aider les remèdes à opérer son rétablissement. Que gagnerait-on à détromper un homme que les illusions rendent heureux? Il en arriverait comme à ce médecin qui, après avoir guéri un fou, lui demandait son salaire. Le fou lui répondit qu'il ne lui donnerait rien, car, pendant la perte de son bon sens, il s'était cru en paradis, et l'ayant recouvré, il se trouvait en enfer.a Si, lorsque le sénat apprit que Varron avait perdu la bataille de Cannes, les patriciens avaient crié dans le Forum : Romains, nous sommes vaincus, Annibal a totalement défait nos armées! ces
a Voyez t. VIII, p. 46. Cette anecdote est racontée par Boileau, satire IV, v. 103.