<136>raisonner, leur goût pour le merveilleux, la puissance du clergé et les moyens qu'il a pour se soutenir. Ainsi, dans un pays peuplé de seize millions d'âmes, comme on les compte en France, il faut dès le début renoncer à la conversion de quinze millions huit cent mille âmes, que des obstacles insurmontables attachent à leurs opinions; reste donc à deux cent mille pour la philosophie. C'est beaucoup, et je n'entreprendrais jamais de donner le même tour de pensée à ce grand nombre, aussi différent par sa compréhension, son esprit, son jugement, sa manière d'envisager les choses, que par les traits qui distinguent les physionomies. Supposons encore que les deux cent mille prosélytes aient reçu les mêmes instructions; chacun n'en aura pas moins ses pensées originales, ses opinions séparées, et peut-être il ne s'en trouvera pas deux dans cette multitude qui penseront de même. Je vais plus loin, et j'ose presque assurer que, dans un État où tous les préjugés seraient détruits, il ne se passerait pas trente années, qu'on en verrait renaître de nouveaux, et qu'enfin les erreurs s'étendraient avec rapidité, et l'inonderaient entièrement. Ce qui s'adresse à l'imagination des hommes l'emportera toujours sur ce qui parle à leur entendement. Enfin j'ai prouvé que de tout temps l'erreur a dominé dans le monde; et comme une chose aussi constante peut être envisagée comme une loi générale de la nature, j'en conclus que ce qui a été toujours sera toujours de même.
Il faut cependant que je rende justice à l'auteur, quand elle lui est due. Ce n'est point la force qu'il se propose d'employer pour faire des prosélytes à la vérité; il insinue qu'il se borne à ôter aux ecclésiastiques l'éducation de la jeunesse, dont ils sont en possession, pour en charger des philosophes; ce qui préservera et garantira la jeunesse contre ces préjugés religieux dont jusqu'à présent les écoles l'avaient infectée dès la naissance. Mais j'ose lui représenter que, si même il avait le pouvoir d'exécuter ce projet, son attente se trouverait trompée, en lui citant un exemple de ce qui se passe en France, presque sous ses yeux. Les calvinistes s'y trouvent dans la contrainte d'envoyer leurs enfants aux écoles catholiques : qu'il voie ces pères, comme à leur retour ils sermonnent leurs enfants, comme ils leur font répéter le catéchisme de Calvin, et quelle horreur ils leur inspirent pour le papisme.