<90>aucune idée exacte de la Divinité; nous pouvons nous convaincre en général de son existence, et voilà tout. Comment exiger d'une âme agreste qu'elle aime un être qu'elle ne peut connaître en aucune façon? Contentons-nous d'adorer dans le silence, et de borner les mouvements de nos cœurs aux sentiments d'une profonde reconnaissance pour l'Être des êtres, en qui et par lequel tous les êtres existent.

Plus on examine cette matière, plus on la discute, et plus il paraît évident qu'il faudrait employer un principe plus général et plus simple pour rendre les hommes vertueux. Ceux qui se sont appliqués à la connaissance du cœur humain auront sans doute découvert le ressort qu'il faudrait mettre en jeu. Ce ressort si puissant, c'est l'amour-propre, ce gardien de notre conservation, cet artisan de notre bonheur, cette source intarissable de nos vices et de nos vertus, ce principe caché de toutes les actions des hommes. Il se trouve en un degré éminent dans l'homme d'esprit, et il éclaire le plus stupide sur ses intérêts. Qu'y a-t-il de plus beau et de plus admirable que de tirer, même d'un principe qui peut mener au vice, la source du bien, du bonheur et de la félicité publique? Cela arriverait, si cette matière était maniée par les mains d'un habile philosophe : il réglerait l'amour-propre, il le dirigerait au bien, il saurait opposer les passions aux passions, et, en démontrant aux hommes que leur intérêt est d'être vertueux, il les rendrait tels.

Le duc de La Rochefoucauld,a qui, en fouillant dans le cœur humain, a si bien dévoilé ce ressort de l'amour-propre, s'en est servi pour calomnier nos vertus, dont il n'admet que l'apparence. Je voudrais qu'on employât ce ressort pour prouver aux hommes que leur véritable intérêt est d'être bons citoyens, bons pères, bons amis, en un mot, de posséder toutes les vertus morales; et comme effectivement cela est véritable, il ne serait pas difficile de les en convaincre.

Pourquoi tâche-t-on de prendre les hommes par leur intérêt quand on veut les engager à suivre de certains partis, si ce n'est que l'intérêt propre est de tous les arguments le plus fort et le


a Voyez ses Pensées, maximes et réflexions, publiées pour la première fois en 1665. Le Roi en fait l'éloge t. VII, p. 119.