<92>que de juger du bonheur des autres par les apparences. Ce bonheur ne peut être évalué que sur la façon de penser de celui qui l'éprouve; cette façon de penser varie si fort, que l'un aime la gloire, cet autre des objets de plaisir; celui-ci s'attache à des bagatelles, celui-là à des choses qu'on juge importantes; et même les uns dédaignent et méprisent ce que les autres désirent ou regardent comme le souverain bien.
Il n'y a donc point de règle certaine pour juger de ce qui dépend d'un goût arbitraire et souvent fantasque; d'où il arrive qu'on se récrie souvent sur le bonheur et la prospérité de ceux qui gémissent amèrement en secret du poids de leurs afflictions. Puis donc que ce n'est pas dans des objets extérieurs, ni dans ces fortunes que la scène mouvante du monde produit et détruit tour à tour, que nous pouvons trouver la félicité, il faut la chercher en nous-mêmes. Il n'y en a point d'autre, je le répète, que la tranquillité de l'âme; c'est pourquoi notre intérêt doit nous porter à rechercher un bien aussi précieux; et si les passions le troublent, c'est elles qu'il faut dompter.
Ainsi qu'un État ne saurait être heureux tandis qu'il est déchiré par une guerre civile, de même l'homme ne saurait jouir du bonheur lorsque ses passions révoltées combattent l'empire de la raison. Toutes les passions portent avec elles un châtiment qui leur semble attaché; celles même qui flattent le plus nos sens n'en sont pas exemptes : chez celles-ci, c'est la ruine de la santé; chez celles-là, ce sont des soins et des inquiétudes renaissantes; ou c'est le chagrin de ne pas réussir dans des projets vastes que l'on a imaginés; ou c'est le dégoût de n'avoir pas toute la considération que l'on croit mériter, ou la rage de ne pouvoir se venger de ceux qui vous ont outragé, ou le remords d'un ressentiment trop barbare, ou la crainte d'être démasqué après cent fourberies consécutives.
Par exemple, la soif d'amasser des richesses travaille sans cesse l'avare; les moyens lui sont égaux, pourvu qu'il se contente; mais la crainte de voir échapper ce qui lui a coûté tant de peines à ramasser lui ôte la jouissance de ce qu'il possède. L'ambitieux perd le présent de vue pour se précipiter aveuglément dans l'avenir; il enfante sans cesse de nouveaux projets; il foule