I. MIROIR DES PRINCES, OU INSTRUCTION DU ROI POUR LE JEUNE DUC CHARLES-EUGÈNE DE WÜRTEMBERG.[Titelblatt]
<2><3>MIROIR DES PRINCES, OU INSTRUCTION DU ROI POUR LE JEUNE DUC CHARLES-EUGÈNE DE WÜRTEMBERG.
A SON ALTESSE SÉRÉNISSIME LE DUC CHARLES-EUGÈNE DE WÜRTEMBERG.
Le 6 février 1744.
Monsieur mon cousin, recevez ces avis que je vous donne comme une véritable marque de ma tendresse, et soyez persuadé que je ne vous en aurais jamais donné de semblables, sans la haute idée que vos vertus et vos talents m'ont donnée de votre personne. Regardez-moi comme votre véritable ami, en qui vous pouvez prendre confiance, et qui vous estime assez pour ne vous jamais déguiser la vérité. Je n'ai qu'un intérêt qui m'attache à vous, c'est celui de l'honneur; je crois le mien engagé à vous voir chéri de vos peuples et admiré de toute l'Europe, à vous voir heureux de cette sorte de bonheur que l'on se procure à soi-même, et d'entendre qu'une voix unanime justifie le jugement que j'ai fait du prince de Würtemberg, qu'en lui la vertu précédait le nombre des années.3-a J'attends avec impatience le moment de <4>vous embrasser ici, quoique je vous aime trop pour vous voir partir sans regret. Rendez toujours justice à mes sentiments, et soyez persuadé que je suis,
Monsieur mon cousin,
votre bon cousin et très-fidèle ami, Federic.
Monsieur, la part que j'ai eue à votre majorité m'intéresse d'autant plus au bonheur de votre régence, que j'imagine qu'en quelque façon le bien et le mal en rejaillira également sur moi. C'est en ce sens que je me crois obligé de vous dire avec amitié et franchise mes sentiments sur ce qui regarde le nouvel état dans lequel vous entrez. Je ne suis point de ces gens de qui la présomption et la vanité fait qu'au lieu de conseils ils ne savent donner que des ordres; qui croient leurs sentiments infaillibles, et qui veulent que leurs amis ne pensent, ne se conduisent et ne respirent que par eux. Autant cette présomption serait ridicule, d'un côté, autant serais-je coupable, de l'autre, si je négligeais de vous dire ce qu'aucun de vos domestiques et de vos sujets n'aura la hardiesse de vous dire, ou même ne voudra pas vous dire, par des vues d'intérêt personnel.
Il est sûr que tout le monde a les yeux ouverts sur le premier début d'un homme qui entre en charge, et ce sont les premières actions qui décident ordinairement du jugement du public. Si vous établissez d'abord votre réputation, vous acquerrez la confiance du public, ce qui est à mon gré ce qu'il y a de plus désirable pour un souverain.
Vous trouverez partout des personnes qui vous flatteront, et qui ne seront attentives qu'à gagner votre confiance, pour abuser de votre faveur et pour vous gouverner vous-même. Vous trouverez encore une autre espèce de gens, et principalement parmi les conseillers de l'administration, qui voudront vous dérober avec soin la connaissance de vos affaires, afin de les gouverner à leur gré; qui vous rendront les choses les plus faciles difficultueuses, pour vous rebuter du travail; et vous trouverez en eux <5>tous le dessein formé de vous maintenir dans la tutelle, et cela sous les plus belles apparences et de la façon la plus flatteuse pour vous-même.
A cela vous me demandez : que faudrait-il faire? Il faut prendre connaissance de toutes les affaires de finance, choisir quelque secrétaire qui y ait travaillé en subalterne ou commis, lui promettre de bonnes récompenses pour vous mettre vous-même au fait de tout ce qui vous regarde. Les finances sont le nerf d'un pays; si vous en possédez bien la connaissance, vous serez toujours le maître du reste.
Il est un abus que j'ai vu dans beaucoup de cours d'Allemagne : c'est que les ministres des princes avaient le titre de ministres de l'Empereur, ce qui constituait leur impunité. Vous sentez vous-même l'inconvénient qu'il y aurait pour vous de le souffrir.
Je dois, de plus, vous avertir que vous trouvez deux conseillers dans l'administration, dont vous ferez bien de vous garder : l'un se nomme Bilfinger,5-a et l'autre Hardenberg.5-a C'est à vous, monsieur, à les examiner, et à voir jusqu'à quel point vous pourrez vous y fier.
Soyez ferme dans vos résolutions; pesez, avant que de les prendre, le pour et le contre; mais lorsque vous aurez tant fait que d'expliquer vos volontés, n'en changez point pour tout au monde, sans quoi chacun se jouera de votre autorité, et vous serez regardé comme un homme sur lequel on ne peut point compter.
A la suite d'une régence d'administration, vous ne pouvez pas manquer d'intrigues à votre cour. Punissez sévèrement ceux qui seront les auteurs des premières, et chacun se gardera de suivre leur exemple. C'est une faiblesse qu'une bonté déplacée, comme une sévérité hors d'œuvre est un grand crime. Il faut éviter ces deux excès, quoique ce ne soit que le défaut d'un cœur bien noble d'avoir une clémence excessive.
<6>Ne pensez point que le pays de Würtemberg a été fait pour vous; mais croyez que c'est vous que la Providence a fait venir au monde pour rendre ce peuple heureux. Préférez toujours leur bien-être à vos agréments, et si, à votre âge tendre, vous savez sacrifier vos désirs au bien de vos sujets, vous en serez non seulement les délices, mais vous serez encore l'admiration de l'univers.
Vous êtes le chef de la religion civile du pays, qui consiste dans l'honnêteté et dans toutes les vertus morales. Il est de votre devoir de les faire pratiquer, et principalement l'humanité, qui est la vertu cardinale de tout être pensant. Laissez la religion spirituelle à l'Être suprême. Nous sommes tous des aveugles sur cette matière, égarés par des erreurs différentes. Qui est le téméraire d'entre nous qui veuille juger du bon chemin?
Gardez-vous donc du fanatisme dans la religion, qui produit les persécutions. Si de misérables mortels peuvent plaire à l'Être suprême, c'est par les bienfaits qu ils répandent sur les hommes, et non par les violences qu'ils exercent sur des esprits têtus. Quand même la vraie religion, qui est l'humanité, ne vous engagerait pas à cette conduite, votre politique doit le faire, car tous vos sujets sont protestants. La tolérance vous en fera adorer; la persécution vous en rendra l'horreur.
La situation de votre pays, qui tient à la France et aux Étals de la maison d'Autriche, vous oblige de tenir une conduite mesurée et égale envers ces deux puissants voisins. Ne marquez aucune prédilection ni pour l'un ni pour l'autre; qu'ils ne puissent jamais vous accuser de partialité; car, dans leurs fortunes diverses, ils ne manqueraient pas de vous faire repentir alternativement de ce qu'ils croiraient avoir raison de vous reprocher.
Ne vous départez jamais de l'Empire et de son chef. Il n'y a de sûreté pour vous contre l'ambition et la puissance de vos voisins que dans le maintien du système de l'Empire. Soyez toujours l'ennemi de celui qui voudra le bouleverser, parce que ce n'est en effet autre chose que vouloir vous renverser en même temps. Ne méprisez point le chef de l'Empire7-a dans son malheur, et soyez-<7>lui attaché autant que vous pourrez l'être sans vous envelopper dans son infortune.
Profitez de votre jeunesse sans en abuser. Laissez écouler quelques années pour le plaisir. Songez à vous marier alors. Le premier feu de la jeunesse n'est pas heureux pour l'hymen, et la constance croit être d'une vieillesse décrépite lorsqu'elle a fourni trois années de carrière. Si vous prenez une princesse d'une trop grande maison, elle croira vous faire une grâce d'être votre épouse. Ce serait pour vous une dépense ruineuse, et vous n'aurez d'autre avantage que d'être l'esclave de votre beau-père. Si vous choisissez une épouse d'un caractère à peu près égal au vôtre, vous vivrez plus heureux, puisque vous serez plus tranquille, et que la jalousie, à laquelle les grands princes donnent toujours lieu à leur moitié, ne vous sera point à charge.
Respectez en votre mère l'auteur de vos jours. Plus vous aurez d'égards envers elle, plus vous serez estimable. Ayez toujours tort quand vous pourriez avoir quelque démêlé ensemble. La reconnaissance envers les parents n'a point de bornes; on est blâmé d'en faire trop peu, mais jamais d'en faire trop.
Je n'entre point dans un plus grand détail sur des choses indifférentes, et qui sont par conséquent arbitraires. Le tendre attachement que j'ai pour vous fait que je prendrai toujours une part si sincère à votre contentement, que j'apprendrai les applaudissements et les bénédictions que vos sujets vous donneront, avec une joie sans égale; et les occasions de vous être utile seront saisies par moi avec un empressement extrême.
En un mot, il n'est aucun bonheur, mon cher duc, que je ne vous souhaite, comme il n'en est aucun dont vous ne soyez digne.
Federic.
3-a Je suis jeune, il est vrai; mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années.
Cid
, acte II, scène II.5-a Pendant la minorité du Duc, le gouvernement fut confié au fameux mathématicien et philosophe Bilfinger et au ministre Auguste de Hardenberg, homme distingué autant par le talent que par le caractère.
George-Bernard Bilfinger, conseiller intime actuel de Würtemberg et président du consistoire, mourut en 1750. Le Roi le nomme avec éloge avec Thomasius et Haller dans son écrit De la Littérature allemande (t. VII, p. 136).
7-a L'empereur Charles VII. Voyez t. II, p. 110, 111 et 124; et t. III, p. 27, 28 et 30.