III. LETTRE D'ANAPISTÉMON.
Je vous fais mille remercîments de la peine que vous vous donnez pour m'expliquer une matière dont je n'avais que des idées fort vagues, et que j'avais peu examinée. Au lieu d'avoir trouvé votre lettre trop longue, elle m'a paru trop courte, parce que j'entrevois qu'il vous reste encore quantité de choses à m'expliquer; cependant ne trouvez pas étrange que je vous fasse quelques objections. Éclairez mon ignorance, détruisez mes préjugés, ou bien fortifiez-moi dans mes idées, si elles sont justes.
Est-il possible qu'on aime véritablement sa patrie? Ce soi-disant amour n'aurait-il pas été inventé par quelque philosophe <218>ou par quelque rêve-creux de législateur, pour exiger des hommes une perfection qui n'est pas à leur portée? Comment voulez-vous qu'on aime le peuple? Comment se sacrifier pour le salut d'une province appartenant à notre monarchie, lors même qu'on n'a jamais vu cette province? Tout cela se réduit à m'expliquer comment il est possible d'aimer avec ferveur et avec enthousiasme ce que l'on ne connaît pas du tout. Ces réflexions, qui se présentent si naturellement à l'esprit, m'ont persuadé que le parti le plus convenable pour un homme sensé était de végéter tranquillement, sans soins, sans inquiétude, pour descendre au tombeau, où nous allons tous, en se donnant le moins de peine qu'il est possible. J'ai toujours dirigé ma vie conformément à ce plan-là. Il m'arriva un jour de rencontrer M. le professeur Garbojos, dont le mérite vous est connu. Nous nous entretînmes sur ce sujet, et il me repartit avec cette vivacité qui lui est propre : Je vous félicite, monsieur, d'être un aussi grand philosophe. - Moi! point du tout, lui dis-je; je n'ai connu aucun de ces gens-là, et je n'ai rien lu de leur façon; toute ma bibliothèque, voyez-vous, est composée de peu de livres; vous n'y trouverez que le Parfait agriculteur, les gazettes et l'almanach courant, c'en est bien assez. - Cependant, poursuivit-il, vous êtes rempli des maximes d'Épicure, et je croirais, à vous entendre, que vous avez fréquenté ses jardins. - Je ne connais ni Épicure ni ses jardins, lui dis-je; mais qu'enseigne donc cet Épicure? De grâce, daignez m'en instruire. Alors mon professeur, prenant un air de dignité, me parla ainsi : Je vois que les beaux esprits se rencontrent, puisque M. le baron pense de même qu'un grand philosophe. Épicure avait prescrit à son sage de ne se mêler jamais ni des affaires ni du gouvernement. Ses raisons étaient telles : pour que l'âme du sage conserve cette tranquillité dans laquelle il fait consister le bonheur, il ne faut pas qu'elle s'expose à pouvoir être agitée par le chagrin, par la colère ou par d'autres passions que les soins et les affaires amènent nécessairement après elles. Il vaut donc mieux éviter tout embarras, tout travail désagréable, et, laissant aller le monde comme il va, réunir ses soins sur sa propre conservation. Bon Dieu, lui dis-je, que cet Épicure me charme! De grâce, prêtez-moi son livre. - Nous n'avons de lui, <219>reprit l'autre, point de corps de doctrine complet, mais seulement quelques fragments épars. Lucrèce a mis une partie de son système en beaux vers. Nous trouvons des lambeaux des opinions de notre philosophe dans les ouvrages de Cicéron, qui, étant d'une secte différente, réfute et détruit toutes ses assertions.
Vous ne sauriez croire combien je m'applaudis d'avoir trouvé dans moi-même ce qu'un vieux philosophe grec a pensé il y a près de trois mille ans. Cela me confirme de plus en plus dans mes sentiments. Je me félicite de mon indépendance, je suis libre, je suis mon maître, mon souverain, mon roi; j'abandonne à des fous turbulents le songe des grandeurs trompeuses après lesquelles ils courent; je ris de l'avidité des avares, qui accumulent de vains trésors qu'ils sont forcés de quitter en mourant; et, fier des avantages que je possède, je m'élève au-dessus de tout l'univers. Je me flatte de votre approbation, puisque je pense comme un philosophe que je n'ai jamais ni vu ni lu; il faut que la nature seule ait produit cette conformité d'opinions; il faut donc qu'elles soient vraies. Ayez la bonté de me dire ce que vous en pensez; peut-être nous nous rencontrerons; mais, quoi qu'il en soit, rien n'affaiblira les sentiments d'estime et d'amitié avec lesquels je suis, etc.