7236. AU CONSEILLER PRIVÉ DE LÉGATION BARON DE KNYPHAUSEN A PARIS.
Knyphausen berichtet, Paris 21.69-5 Januar: „J'ai lu avec la plus grande attention la lettre de Votre Majesté du 3 de ce mois69-6 et me propose d'avoir demain un entretien avec M. Rouillé, pour m'acquitter envers lui des ouvertures que cette dépêche renferme relativement à la neutralité de l'Allemagne. Comme cette négociation me paraît être de la plus grande importance, tout le zèle que j'ai pour le service de Votre Majesté, se ranime en cette occasion et me détermine à Lui faire les observations suivantes … Le royaume de France est gouverné par un prince qui, étant tout-à<70>fait livré à la dissipation et étant peu sensible à la gloire, redoute la guerre comme une calamité qui appesantirait considérablement un fardeau qu'il se sent incapable de porter. Le ministère auquel il accorde sa confiance, est peu éclairé sur les véritables intérêts du royaume, souvent divisé sur ce qui les concerne, peu capable de résolution et animé continuellement par cet amour immodéré de la paix qu'il puise dans la soumission aveugle qu'il a pour les volontés de son maître, et que nourrit le sentiment de sa propre faiblesse et de sa dépendance. Ce même Conseil est dirigé par une femme qui a un intérêt tout-à-fait particulier au maintien de la paix,70-1 et qui ne peut pas manquer d'avoir la plus grande répugnance pour tout ce qui peut suspendre les plaisirs et l'inaction du Roi sur lesquels sont fondés son crédit et son existence à la cour. Tel étant le tableau du gouvernement actuel français, il est certain que les alliés de la France ne peuvent prendre aucune confiance en elle dans le moment présent. Sa conduite même prouve qu'elle ne fera la guerre qu'autant qu'elle y sera forcée, et qu'elle ne la continuera que par nécessité, sans faire beaucoup d'attention à ses alliés. Il n'est donc pas douteux que de tous les partis que Votre Majesté pourrait prendre dans la conjoncture présente, celui de la neutralité ne soit le plus conforme à Ses intérêts et à Sa sûreté. Mais comme d'un autre côté les vices dont je viens de faire mention, ne sont qu'accidentels au gouvernement de France, et que le temps peut changer les goûts du Roi et occasionner dans le ministère des révolutions considérables qui pourraient en peu élever la France à ce point de gloire et de grandeur dont elle est déchue, je crois qu'il est de l'intérêt de Votre Majesté de ne point sacrifier un allié aussi puissant à des avantages momentanés, et par la même raison je prends la liberté de Lui conseiller de ne point conclure Sa négociation avec l'Angleterre à l'insu de la France, mais de travailler dans l'intervalle à disposer cette dernière à donner son consentement à la neutralité de l'Allemagne. Je suis persuade qu'il ne serait rien moins qu'impossible de l'obtenir, et les raisons suivantes me déterminent à former cette conjecture. Primo; la France paraît déjà avoir renoncé depuis quelque temps au projet qu'elle avait formé de disposer Votre Majesté à une invasion dans le pays d'Hanovre.70-2 Elle sent elle-même, et j'ai eu soin de le faire apercevoir plus d'une fois au ministère de France, qu'on n'est point en droit d'exiger une pareille démarche de Votre Majesté, parceque Ses traités avec la France sont purement défensifs et qu'une pareille entreprise La commettrait non seulement avec tous les alliés de l'Angleterre, qui sont puissants et en grand nombre, mais qu'Elle pourrait armer aussi tout l'Empire contre Elle. La France n'a donc à ce sujet que des lueurs d'espérance bien faibles, et Votre Majesté verra que le duc de Nivernois n'insistera pas sur ce point avec une certaine chaleur. Secundo : ceux qui ont le plus de crédit sur l'esprit du ministère de France, lui représentent souvent qu'une invasion dans le pays d'Hanovre, soit qu'elle fût formée par des troupes françaises ou par des troupes alliées, ne serait jamais qu'une diversion passagère et que le succès n'en influerait que faiblement sur la pacification des différends qui subsistent entre la France et l'Angleterre … Le ministère paraît donc avoir entièrement renoncé à cette idée, et il semble, par tous les arrangements qu'on vient de prendre, qu'on se bornera uniquement, si la guerre a lieu, à l'exécution du projet présenté par le maréchal de Belle-Isle,70-3 sans faire aucune autre levée de boucliers, ni en Allemagne, ni ailleurs. Telle étant donc la façon actuelle de penser de la cour de France, il ne se présente aucune raison qui pourrait lui inspirer la moindre répugnance pour la neutralité de l'Allemagne. Une pareille ligue la mettrait en état de tourner tous ses moyens et toutes ses forces contre la seule Grande-Bretagne, et il est certain que, tant que la guerre sera restreinte aux cours de France et d'Angleterre, la pacification de leurs différends sera beaucoup moins difficile que lorsque d'autres puissances se trouveront entraînées dans leur querelle. Ce dernier point me confirme donc dans l'opinion où je suis, qu'une pareille proposition ne serait nullement désagréable ni au Roi, ni à Madame de Pompadour, ni au maréchal de Noailles, ni au<71> garde des sceaux,71-1 qui, quoique conduits par des motifs très différents, se sont tous réunis pour déterminer le Roi à se borner à une guerre maritime,71-2 système que rien ne saurait mieux consolider que la neutralité de l'Allemagne … Il sera donc assez facile de faire consentir la France à la neutralité de l'Allemagne, si Votre Majesté S'y prend de la façon que je viens de Lui indiquer; mais il sera difficile de calmer cette cour et de conserver sa confiance, si Elle négocie secrètement avec l'Angleterre et qu'Elle ne lui fasse part de Son traité qu'après qu'il sera conclu … J'observerai encore à cette occasion que l'avis du duc de Nivernois, si Votre Majesté parvient à le persuader, sera infailliblement adopté ici, parceque le Roi, Madame de Pompadour et tous les ministres ont une confiance aveugle en lui et qu'on se conformera vraisemblablement à tout ce qu'il pourra proposer.“
Knyphausen berichtet, Paris 23. Januar: „Ayant vu mardi dernier71-3 M. Rouillé, je me suis prévalu de cet entretien pour le sonder sur le contenu de la lettre de Votre Majesté du 3 de ce mois et pour m'éclaircir sur ce qu'il pense de la neutralité de l'Allemagne dont il y est fait mention. Il m'en a lui-même offert l'occasion, en me disant qu'on lui mandait par ses lettres de Vienne que l'Angleterre cherchait à former une ligue en Allemagne, pour en assurer la neutralité et pour en défendre l'entrée à toute armée étrangère71-4 … M. Rouillé ne fit non seulement aucun effort pour me prouver que Votre Majesté pourrait Se charger d'une pareille diversion [dans le pays d'Hanovre], comme il l'a tenté ci-devant en plus d'une occasion;71-5 mais il convint même ingénument avec moi que la France n'avait pour le moment présent point de projets relativement à l'Allemagne et qu'une invasion de sa part dans le pays d'Hanovre serait vraisemblablement sujette à de grandes difficultés. « Cependant, » reprit-il, « quoique ce soit là notre façon actuelle de penser et qu'il y ait toute apparence que nous ne tenterons rien en Allemagne, il serait néanmoins bien humiliant pour nous d'avoir les mains liées à cet égard, d'autant plus que, si la guerre se fait, nous ne sommes pas sûrs de réussir dans les entreprises maritimes que nous formerons. » Après quoi, ayant discuté quelque temps avec moi les inconvénients qui pourraient résulter du partage des forces et des moyens de la France, si elle entreprenait une guerre de terre, sans que cela pût influer à un certain point sur la pacification de ses différends avec l'Angleterre, il finit par me dire que l'idée dont nous venions de nous entretenir, méritait d'être pesée avec la plus grande attention et qu'elle pouvait être envisagée sous différents points de vue. Je crois pouvoir inférer de là que l'éloignement du ministère de France pour la neutralité de l'Allemagne n'est pas aussi considérable qu'on pourrait bien l'imaginer, et que Votre Majesté n'aura pas beaucoup de peine à disposer la cour de France à donner son consentement aux engagements qu'Elle aurait envie de prendre. Au reste, M. Rouillé m'a fait des reproches amers dans un entretien postérieur que j'ai eu avec lui, de ce qu'il apprenait par la voie de la Haye qu'il passait fréquemment par cette ville des courriers prussiens qui allaient en Angleterre et qui en revenaient, … sans que Votre Majesté eût donné aucune communication à la France des propositions que Lui faisait l'Angleterre, tandis que les lettres de Londres portaient que le traité pour lequel on était en négociation avec la cour de Prusse, allait incessamment être conclu. Que, quelques authentiques que fussent les nouvelles qu'il recevait à cet égard, il avait cependant beaucoup de peine à y ajouter foi, et que la grande expérience qu'il avait des lumières et de la pénétration de Votre Majesté, ne lui permettait presque pas de croire qu'Elle pût regarder un instant la France comme un allié inutile, ni Se dissimuler que, si cette dernière se voyait abandonnée par Elle dans un moment aussi critique, elle trouverait facilement des occasions pour prendre sa revanche; que la façon dont Votre Majesté Se comporterait dans la conjoncture présente, deviendrait dorénavant la mesure de la confiance que le Roi son maître prendrait en Elle, et que cette boussole comprendrait toutes ses actions à Son égard.“ <72> Potsdam, 3 février 1756.
J'ai bien reçu les dépêches que vous m'avez faites du 21 et du 23 de janvier passé, et ne [veux] point vous dissimuler que j'ai été extrêmement satisfait, tant par rapport aux nouvelles que vous m'y avez indiquées que par les raisonnements très solides et les réflexions sages qu'elles comprennent. Mais, pour entrer en matière là-dessus, je vous dirai que, dès la première audience que le duc de Nivernois a eue de moi,72-1 j'ai prévenu pour la plupart les bons avis que vous venez me donner, et je lui ai représenté en termes les plus doux mon traité avec la France purement défensif qui allait expirer, la puissance et le grand nombre de mes ennemis, ma situation et toutes les suites qu'une entreprise sur le pays d'Hanovre ne laisserait d'entraîner à présent. Je lui ai d'ailleurs fidèlement communiqué les propositions que l'Angleterre m'avait faites en égard de la neutralité de l'Allemagne à conserver pendant la présente guerre, jusqu'à faire voir au duc de Nivernois toute la correspondance qu'il y avait eu là-dessus entre moi et l'Angleterre,72-2 et lui ai témoigné combien j'étais disposé, nonobstant cela, de renouveler mon traité défensif avec la France. Si, après tout ceci, les ministres de France demandent pourquoi j'avais attendu si longtemps de lui faire part des propositions que le roi d'Angleterre m'a fait faire, vous savez que je vous avais instruit72-3 de leur déclarer qu'il m'avait été fait des propositions de la part de l'Angleterre sur lesquelles je m'expliquerais au duc de Nivernois, dès qu'il arriverait, mais comme son départ a traîné depuis le septembre de l'année passée de huit en huit jours,72-4 je n'ai pas été à même de m'ouvrir à lui sur ces propositions, avant qu'il fût arrivé ici, tout comme je l'ai fait à présent, et que je lui ai tout communiqué jusqu'au traité même, avant qu'il fût conclu et signé.
Quant au traité même, je ne vois aucun mal que j'ai fait à ce sujet, ni aucune bonne raison qui m'eût obligé d'y demander le consentement de la France, tout comme l'Espagne n'a pris point conseil de la France, quand elle fit son traité d'Aranjuez,72-5 quoique la maison royale d'Espagne soit encore apparentée avec celle de France, ce que je ne suis pas. D'ailleurs, il y a un grand article à observer encore, c'est que mon traité avec la France expire72-6 et que par là j'aurais eu les mains libres de prendre toutes autres mesures, de sorte que je crois, quant aux menaces que M. de Rouillé a faites, qu'elles seraient mieux employées, s'il les faisait contre les ennemis de la France, les Anglais; car, pour ce qui me regarde, je ne vois ni raison ni but pourquoi il les voudrait faire. A présent que mon traité avec la France est sur le moment d'expirer, je me vois nécessité de prendre un parti pour avoir des alliés, et quoique l'Angleterre m'ait donné assez intelligiblement à<73> entendre combien elle désirerait de faire un traité d'alliance avec moi, je penche nonobstant cela pour la France et suis intentionné encore de renouveler mon alliance avec elle,73-1 pourvu qu'on use de bonnes manières avec moi et qu'on laisse à part de si indécentes menaces comme M. de Rouillé a faites, et qui sont entièrement déplacées.
Au reste, la convention que j'ai faite avec l'Angleterre, n'est qu'une affaire momentanée et précaire, et la France peut sûrement croire que je la débarrasse par là de 60,000 Russes et encore de 60,000 Autrichiens. Le temps propre de tenter une expédition sur l'Hanovre fut dans le mois d'août de l'année passée,73-2 mais à présent, quand même il n'y aurait nulle convention entre moi et l'Angleterre, il est sûr et constaté qu'une entreprise sur l'Hanovre manquerait absolument de succès, par les fortes mesures que le roi d'Angleterre a prises avec ses alliés, et attirerait d'ailleurs immanquablement une guerre générale à la France.
Voilà des arguments que je vous suppédite, quand vous vous entretiendrez avec M. de Rouillé sur mon sujet et sur ma convention faite avec l'Angleterre, dont vous vous servirez cependant avec votre prudence ordinaire et selon que les cas l'exigeront. Il y en a deux surtout sur lesquels vous insisterez principalement, savoir l'arrivée tardive du duc de Nivernois et d'ailleurs le traité d'Aranjuez que l'Espagne a fait, sans consulter la France là-dessus et sans lui avoir donné même jusqu'à présent aucune communication, comme je l'ai fait cependant d'abord. Vous ferez remarquer encore aux ministres de France que, par la convention en question, je n'ai aucunement lié les mains à la France de faire la guerre par terre, quand il lui conviendra, vu qu'indépendamment de la neutralité de l'Allemagne stipulée, elle saura toujours faire la guerre aux Pays-Bas, que j'ai exceptés expressément,73-3 et où la France la saura faire avec le plus de succès. Au reste, vous emploierez tout votre savoir-faire pour bien pénétrer les véritables dispositions des ministres de France et leurs sentiments là-dessus, en sorte de vous bien éclairer si ces ministres garderont encore du levain dans le cœur, quand même ils paraîtront faire bon visage.
Ce qui me reste encore de vous dire, quoique pour votre direction seule, c'est que Madame de Pompadour m'a fait faire quelques avances par le duc de Nivernois,73-4 auxquelles j'ai aussi répondu par son moyen. Je crois donc qu'il conviendra que vous alliez quelquefois, quoique sans affectation, chez elle pour lui dire des obligeances de ma part, au sujet desquelles je vous laisse l'entière liberté de les tourner de façon qu'il convient et qu'elles sauront porter coup; je me persuade que, pourvu que vous vous preniez bien là-dessus, cela aplanira beaucoup d'aigreur qui tient peut-être encore au cœur des ministres, et calmera les impressions vives qu'ils ont prises à mon sujet.
Federic.
Nach dem Concept.
<74>69-5 Die Unterredung fand am 20. Januar statt (vergl. S. 71 Anm. 3). Der Bericht, dessen Datum „,21“ auf einer Rasur steht, scheint also schon am 19. Tanuar aufgesetzt zu sein.
69-6 Vergl. Nr. 7171 S. 8.
70-1 Vergl. Bd. XI, 168. 372. 410.
70-2 Vergl. Bd. XI, 479.
70-3 Vergl. S. 44.
71-1 Machault.
71-2 Vergl. S. 26.
71-3 20. Januar.
71-4 Vergl. S. 9. 43; Bd. 453.
71-5 Vergl. Bd. XI, 479.
72-1 Vergl. S. 42.
72-2 Vergl. S. 48. 51.
72-3 Vergl. Bd. XI, 302.
72-4 Vergl. Bd. XI, 480.
72-5 Vergl. Bd. IX, 488. Cantillo, Tratados di paz e di commercio, p. 412.
72-6 Vergl. S. 49.
73-1 Vergl. S. 45. 59.
73-2 Vergl. Bd. XI, 106. 107. 228.
73-3 Vergl. S. 16.
73-4 Vergl. S. 51.