11840. AU CONSEILLER PRIVÉ DE LÉGATION BARON DE KNYPHAUSEN A LONDRES.

[Freiberg, 16 février 1760.]

Chiffre à Knyphausen!101-1

J'ai trouvé votre dépêche si importante, la matière dont elle traite est si grave et m'a si fort affecté que je crois devoir vous marquer les réflexions qu'elle m'a fait faire et les sentiments qu'elle a émus en moi.

Premièrement, je remarque dans le fond que les Anglais n'ont pas une sincère envie de faire la paix avec la France; en combinant leurs démarches passées et actuelles, il en résulte clairement qu'ils se sont flattés de détacher la Russie, pour que je puisse d'un autre côté les assister plus puissamment contre les Français, et, d'un autre côté, que, flattés des grands avantages qu'ils ont remportés sur leurs ennemis, que leur cupidité leur fait désirer de maintenir une partie de leurs conquêtes. Or les Russes leur ont fait une réponse si brutale101-2 que tout autre que les Anglais les auraient plantés là pour le grand jamais.

Mes affaires ont pris un tour si malheureux la campagne passée, et, ce qui m'est plus mortel, tout le monde est si découragé que je n'ose en vérité pas me faire illusion sur l'intrinsèque de l'armée. Au même temps mes ennemis redoublent d'effort pour profiter de leurs avantages, et se préparent à ouvrir une campagne prématurée. Que me reste-t-il à faire : A négocier, avec qui? Avec la France, et comment? Je n'ai personne. Je n'ai reçu ces différentes idées que je vous ai communiquées101-3 que par Voltaire, qui les tient, à ce qu'il assure, du duc de Choiseul; je n'ai aucun autre canal, et je vous avoue que je me méfie beaucoup de celui-là même. Les Anglais biaisent avec leur négociation, de sorte que, quoique la France marque assez d'inclination à faire la paix, elle ne trouvera personne pour l'écouter.

Dans cette situation, quoique fâcheuse, je ne ferai jamais un pas déshonorant, ni cession, ni quoi que ce peut être. De l'argent, on peut m'en faire promettre, mais pour le faire payer, j'en défie toute l'Europe, ou il faut que la somme ne soit pas fort considérable. Il ne me reste donc qu'à périr, les armes à la main, je ne survivrai certainement pas à la ruine de ma patrie, et mourir et nous laisser égorger sur un champ de bataille, est où se borne[nt] mes désirs et mon ambition. Mais examinons à présent de sens rassis quelles suites ma chute entraînera après elle. Ne prévoyez-vous pas que la reine de Hongrie, après avoir expédié les Prussiens, profitera de cette conjoncture pour se venger du roi d'Angleterre et de tous mes alliés et pour extirper de l'Empire tout ce qui y reste des Protestants? Que fera le prince Ferdinand, sup<102>posant même qu'il soit heureux? Comment pourra-t-il se soutenir, les Français en face et les forces autrichiennes à dos, dans le pays de Hanovre? Vous voyez par là que nos intérêts sont inséparables, qu'il ne peut arriver de malheur à l'un qui ne retombe sur l'autre, et qu'ainsi, pour éviter les catastrophes que je prévois, le plus sûr est de négocier la paix. J'espère de me soutenir tant bien que mal jusqu'au mois de juillet; mais alors, quand les Russes se mettront en mouvement avec de si grandes forces, ou il faudra combattre ou se résoudre de perdre Colberg; et si nous perdons encore une bataille, que deviendrons-nous?

Songez qu'avec 96000 hommes je serai obligé cette année de faire face à 230000 hommes, y compris les Cercles et les Suédois. J'ai fait, sur mon Dieu, l'impossible pour me soutenir jusqu'ici, mais les ressorts de la machine sont trop usés et le découragement plus considérable que vous ne vous le figurez. Je veux bien croire que mes infortunes diminuent mes partisans, c'est cependant lorsque l'on est malheureux que l'on a le plus besoin d'amis. Mais suis-je la cause des revers qui me sont arrivés? N'ai-je pas tenté l'impossible pour les réparer? Voilà à quoi l'on ne pense pas : les malheureux ont toujours tort, et le sentiment de la compassion est si faible chez la plupart des hommes que c'est plutôt une grimace de bienséance qu'une affection de l'âme. Enfin vous voyez ici comme je pense et ce qui se passe dans mon cœur; je vous envoie une esquisse du projet de campagne de nos ennemis,102-2 dans lequel même je ne fais pas mention des Suédois, parcequ'ils sont absorbés et, pour ainsi dire, anéantis par de plus grands objets. Ne montrez pas toute cette dépêche; qu'elle serve pour votre direction, et pas pour autre chose. Si je reçois quelque lettre de Voltaire, je vous en enverrai la copie in extenso.

Je n'ai écrit, ni fait écrire au maréchal de Belle-Isle,102-1 il n'y a pas le mot de vrai, et il ne s'est rien passé que ce que je vous ai communiqué.

P. S.

Quant au secours que, selon les bonnes intentions des ministres, ils me font espérer de l'armée alliée sous les ordres du prince Ferdinand de Brunswick, le cas l'exigeant, et quand les circonstances le sauront promettre,102-3 vous remercierez très poliment de ma part ces ministres de cette attention pour le bien de la cause commune; je me concerterai en conséquence avec ce Prince et n'en abuserai jamais, à qui il faudrait cependant une espèce de notification de la part des ministres, pour<103> savoir à quoi se tenir à ce sujet. Mais ce que vous devez insinuer également à eux, c'est que, tandis [qu']ils n'auront fait leur composition avec les Français, il serait impossible au susdit Prince de faire des détachements de son armée en ma faveur.

Pour ce qui regarde mes troupes qui sont jointes à celles du prince Ferdinand, je n'aimerai pas de les retirer de l'armée alliée, parceque le Prince ne s'en déférerait qu'à regret, et par les mauvaises conséquences que nos ennemis communs ne laisseraient pas de tirer d'une chose qui ne saurait manquer de causer de l'éclat dans le public. Au surplus, j'applaudis extrêmement au sentiment dont vous finissez le troisième post-scriptum de votre dépêche du 25 janvier, et conviens qu'une prompte paix nous sera plus désirable dans les circonstances présentes que la conquête la plus solide; et c'était autre chose, quand notre situation fut telle encore que je pouvais me flatter encore de pouvoir prendre quelque regrès sur l'ennemi.

Au reste, comme en conséquence de vos rapports les ministres anglais ont voulu permettre et ont paru souhaiter même que, si, indépendamment des canaux que je saurais avoir à La Haye, je saurais trouver d'autres encore pour faire des insinuations à la France et y accélérer l'ouvrage de la pacification, ils ne m'en sauraient du tout mauvais gré, mais m'en laisseraient le maître, je me conformerai aussi à ce sujet aux désirs des susdits ministres, et voilà la façon dont je pense m'arranger en ceci. Je prierai d'abord la duchesse régnante de Saxe-Gotha de me fournir un de ses gentilshommes qui a tous les talents requis pour une pareille mission importante et secrète, afin de l'envoyer avec tout le secret possible en France. Un des gens de cette Princesse sera moins chargé en France des soupçons de liaisons avec moi, que si j'en envoyais un des miennes, et d'ailleurs, comme l'attachement de la maison de Gotha à l'Angleterre est connu, les ministres anglais auront d'autant moins lieu de se douter qu'une personne attachée à la cour de Gotha voudrait jamais prêter ses services pour faire quelque chose de préjudiciable aux intérêts de la Grande-Bretagne.

J'adresserai cet émissaire au bailli de Froullay, que vous connaissez, avec une lettre de ma part,103-1 dont voici la copie, sur laquelle je vous renvoie : ainsi que ce sera proprement le Bailli à qui j'adresserai la commission. Quand celui en aura parlé aux ministres de France et verra le train que cette négociation secrète prendra, il confiera sa réponse à l'émissaire qui, après avoir pris ses mesures pour la sûreté du passage de son courrier, me l'enverra incessamment, et que je communiquerai fidèlement par vous aux ministres anglais, pour en agir de concert en tout avec eux. J'instruirai d'ailleurs l'émissaire que, lorsqu'il verra par la réponse du Bailli qu'il y a de l'espérance pour la prompte réussite de cette négociation, je lui continuerai mes ordres, mais que, s'il verra<104> que la réponse des Français est déclinatoire et qu'ils ne sont plus dans cet empressement pour faire leur paix particulière avec l'Angleterre et ses alliés en Allemagne, enfin que la cour de France ne fasse qu'une réponse ambiguë et qu'elle ne soit plus dans ces idées de paix que nous lui attribuons à présent, l'émissaire n'aura alors qu'à retourner. Voici tout mon plan que vous communiquerez fidèlement aux ministres, en leur laissant lire même la copie déchiffrée de la lettre que je fais à ce sujet au bailli de Froullay.

Federic.

17 février.

Comme l'émissaire que le Roi, en conséquence de sa lettre, enverra en France, n'est pas encore parti et qu'il se traînera peut-être encore de huit à dix [jours], avant [qu'il] commencera son voyage, pour aller par Francfort-sur-le-Main et Strasbourg droit à Paris, j'ai cru devoir avertir M. le Baron, afin de ne pas laisser éclater rien de la lettre au bailli de Froullay avant le temps requis, pour qu'elle saurait être arrivée à sa destination, pour prévenir toute incongruité qui, sans cette précaution, en saurait résulter.

[Eichel.]

Das Hauptschreiben nach dem eigenhändigen Entwurf; das Postscriptum und der Zusatz von Eichel nach dem Concept.



101-1 In der Ausfertigung sind an Stelle dieser Weisung dem folgenden die Worte vorangesetzt: „Vos rapports du 25, 29 janvier, 1

101-2 Vergl. Nr. 11740.

101-3 Vergl. Nr. 11774.

102-1 Knyphausen und Michell hatten, London 1. Februar berichtet, „qu'on soupçonne Votre Majesté d'avoir fait quelques démarches en France pour l'avancement de l'ouvrage de la pacification qu'Elle aurait cachées à cette cour-ci; qu'on prétend entre autres qu'Elle aurait écrit pour, cet effet une lettre au maréchal de Belle-Isle; mais bien loin qu'on prenne ici le moindre ombrage de cet incident, l'on désire plutôt qu'il soit fondé“ . Vergl. auch Nr. 11794.

102-2 Die „Reflexions“ . Vergl. Nr. 11828.

102-3 So, für permettre.

103-1 Vergl. Nr. 11845.