3078. AU COMTE DE SAXE, MARÉCHAL GÉNÉRAL DES CAMPS ET DES ARMÉES DE FRANCE, A BRUXELLES.
[Potsdam], 20 mai 1748.
Monsieur le Maréchal. J'ai pris toute la part imaginable aux avantages que vous avez remportés sur les ennemis de la France au commencement de cette campagne, et les conséquences de ce premier succès se sont si vivement représentées aux alliés que je n'hésite point de croire qu'elles les ont en grande partie déterminés à ia signature des préliminaires d'Aix-la-Chapelle. J'ai vu, Monsieur le Maréchal, par les détails que vous me faites sur le local de votre situation, que le public, les badauds de Paris et moi qui prenons la liberté de juger quelque fois légèrement les Turenne et les Maréchaux de Saxe, jugeons la plupart du temps très mal.
Pour vous rendre compte de mes idées sur les suites de votre campagne, je suis obligé de vous exposer d'abord les suppositions vraies ou fausses dont je partais : 1° J'ignorais absolument la connaissance de cette partie de Flandre où vous faites la guerre; je regardais l'armée française qui est sous vos ordres comme formant pour le moins un corps de 50,000 hommes; il me revenait de toute part que la force des alliés n'allait tout au plus qu'à 70,000 combattants, je me persuadais encore que vous aviez pris de si justes mesures pour les vivres<120> qu'au moyen d'un grand nombre de bateaux sur la Meuse, vous seriez en toute liberté d'entreprendre telle opération que vous jugeriez la plus convenable aux intérêts de la France; j'ai cru remarquer que le ministère de Versailles jugeait ne pouvoir vaincre l'obstination de ses ennemis à ne point vouloir la paix, qu'en réduisant la république de Hollande au point de la désirer. La combinaison de toutes ces différentes suppositions m'a fait présumer que vous marcheriez sur Venlo, après la prise de Mastricht, d'autant plus que M. de Cumberland avait déjà préludé sur son départ pour Breda; la commodité de la Meuse vous donnait toutes les facilités pour l'administration des vivres, et la faiblesse des alliés devait ou les réduire à la défensive ou leur causer des regrets de la témérité de leur entreprise. Venlo pris, il me semblait que votre supériorité vous permettrait de détacher un corps de 18 à 20,000 hommes vers Berg-op-Zoom, ce qui aurait donné de la jalousie aux Hollandais pour la Zélande, où ils auraient vraisemblablement détaché un corps considérable; ou peut-être même que toute leur armée aurait été attirée vers le Vieux-Bois, pour couvrir la Hollande de ce côté-là, ce qui vous aurait donné toute la facilité pour assiéger Grave, soit qu'une partie de l'armée des alliés essayât de le défendre, en se jetant de l'autre côté de ce bras de la Meuse qui y passe; et, en cas que votre détachement de Berg-op-Zoom n'eût point fait d'impression sur les alliés et qu'ils se fussent tous déterminés à la défense de Grave, vous les auriez toujours attirés de l'autre côté par quelques invasions que le corps de Berg-op-Zoom aurait fait en Hollande, et vous auriez eu le temps d'établir le théâtre de la guerre entre le Waal et la Meuse, avant que le secours des Russes eût eu le temps d'arriver.
Selon le calcul que nous avions fait de la marche de ces troupes, elles n'auraient pu arriver à Rœrmonde que dans les premiers jours du mois d'août, et cette position que vous aviez prise entre la Meuse et le Waal, les obligeant à faire un détour considérable pour gagner l'armée du duc de Cumberland, aurait à coup sûr retardé leur jonction jusqu'au mois de septembre; de plus, le secours de ces Moscovites, réduit à l'intrinsèque, aurait été beaucoup moins formidable que l'on ne s'efforçait de le débiter, à cause qu'une armée de 30,000 hommes qui marche sans s'arrêter cinq cents milles d'Allemagne tout de suite, doit nécessairement perdre un tiers des soldats qui la composent, avant que d'arriver au lieu de sa destination.
Tels étaient les desseins que je vous supposais et pour lesquels les alliés même ont appréhendé, mais tous les projets que l'on forme à deux cents lieues du théâtre de la guerre, doivent être nécessairement vicieux, à cause que l'on n'est point affecté par la connaissance locale du pays, qui doit être le guide et la boussole de tous ceux qui ont à commander des armées de terre; il se peut, de plus, que l'on se trompe sur l'évaluation des troupes, une seule fausse supposition étant suffisante pour rendre mauvais tout un projet.
<121>Vous, Monsieur le Maréchal, qui savez toujours si à propos attaquer et vous défendre, choisir le genre de guerre le plus favorable aux circonstances où vous vous trouvez, paraissant toujours également habile dans quelque parti que les événements vous obligent de prendre — je crois pouvoir m'en rapporter à vous sur le projet que vous m'avez fait le plaisir de me communiquer, et je suis persuadé même qu'avec une infériorité considérable en nombre de troupes vous auriez soutenu les conquêtes que vous avez faites à la France avec tant de gloire.
Que la paix se fasse ou que la guerre se rallume, que la France maintienne ses conquêtes ou qu'elle les restitue, que les Russes joignent les alliés ou qu'ils retournent aux fanges de Palus-Méotides dont ils sont partis, tout cela peut être égal à votre réputation; c'est une vérité que j'ose vous dire en face, la gloire que vous vous êtes acquise est si solidement établie que dans les fastes des guerriers, malgré la rouille de l'envie et malgré l'oubli des temps, votre nom sera toujours cité parmi ceux des plus grands généraux qui ont réuni dans un plus grand degré de perfection les talents les plus opposés. Vous devez juger si l'espérance que vous me donnez de vous voir, ne me doit point faire tout le plaisir possible, et, si une conversation avec le chevalier de Folard, qui donne de bons préceptes et qui radote, me serait agréable, combien plus le pourrait être la vôtre, en ce que vous avez surpassé par la pratique la théorie de cet ancien militaire.
Je suis avec toute l'estime imaginable, Monsieur le Maréchal, votre affectionné ami
Federic.
Nach dem Concept.