Illustrations d'Adolphe Menzel pour les œuvres de Frédéric le Grand, in: Gazette des beaux-arts 25 (1882), Vol. 24, Nr. 25, S. 596-601.
Nous venons de recevoir de.Berlin un ouvrage de la plus haute valeur artistique. II suffit de dire qu'il porte le nom de M. Menzel (Berlin, R. Wagner, éditeur, 1882. Quatre volumes de format gr. in-4°, richement cartonnés, au prix de 375 francs. On peut souscrire à Paris chez Vieweg, libraire-commissionnaire, 67, rue de Richelieu.) pour en marquer toute l'importance. C'est.un tirage à part et de grand luxe, sur papier de Chine, des illustrations que l'artiste avait exécutées autrefois pour les Œuvres de Frédéric II.
Entre tout ce que M. Menzel a produit il n'y avait rien qui fût plus inconnu, non seulement, du public français, qui se complaît volontiers dans son ignorance des gloires étrangères, ou du public anglais, plus facilement accessible, mais encore de l'Allemagne elle-même; et cependant M. Menzel a mis dans ce travail une somme immense d'invention et d'originalité.
Notre regretté collaborateur, Edmond Duranty, dans l'étude si remarquable à tous égards sur Adolphe Menzel qu'a publiée la Gazette des Beaux-Arts (Gazette des Beaux-Arts, 2e période, t. XXI, p. 201,et t. XXII, p. 105.), n'a cité que d'un simple mot l'illustration des Œuvres du grand Frédéric. Autant l' Histoire de Frédéric le Grand, par Kugler (1839), est populaire en Allemagne, autant l'œuvre qui nous occupe est ignorée. Elles diffèrent du reste essentiellement, l'une de l'autre. Dans la première l'artiste a pris son libre essor, sans contrainte, sans programme imposé. L'inspiration y est puissante, touffue et comme improvisée; c'est un des plus curieux livres à gravures dont l'art moderne puisse s'enorgueillir. La seconde, au contraire, véritable commande officielle, enferma le dessinateur dans un cadre très étroit. Frédéric-Guillaume IV désirait élever un monument littéraire à la mémoire de son célèbre aïeul. M. Menzel fut chargé par le roi de Prusse d'illustrer de deux cents compositions une édition de grand luxe, en trente et un volumes in-4°, des Œuvres complètes de Frédéric II. Dans ces compositions, M. Menzel devait se tenir à la forme stricte de la vignette jouant le rôle de cul-de-lampe ou de tête de lettre. Bien plus, aucune ne pouvait dépasser en largeur la dimension maximum de douze centimètres. Le dessin fait pour le titre de la nouvelle édition raille plaisamment la chose. Un amour enfermé dans l'ouverture d'un compas mesure un espace de douze mili-mètres maximum! Audessous les mots : Ilic, hic salta!
Cette édition n'était pas destinée à entrer dans le commerce. Le roi s'était réservé d'en distribuer exclusivement les exemplaires, soit comme cadeaux à des personnages princiers, à des bibliothèques publiques, soit comme marque de haute faveur à des fonctionnaires. Ce grand travail, commencé à la fin de l'été de 1843, fut achevé à la Noël de 1849. L'exécution des gravures dessinées sur les bois par Adolphe Menzel fut partagée entre Unzelmann, Hermann Müller, Albert et Otto Vogel, les mêmes graveurs qui avaient déjà collaboré à l'Histoire du grand Frédéric et qui par là s'étaient familiarisés avec le style du dessinateur. Leur gravure en fac-similé, conduite sous la surveillance du maître, a rendu avec la plus scrupuleuse exactitude le caractère des originaux.
Dans le but de mettre à la portée des amateurs et des artistes, et par suite de populariser Ces créations d'un art si génial, le gouvernement allemand a accordé à un éditeur distingué, M. R. Wagner, l'autorisation de publier, séparément du texte, les bois conservés au Cabinet des estampes de Berlin. Cette édition a été limitée à un tirage de trois cents exemplaires avec un texte explicatif pour chaque gravure, dû à M. L. Pietsch, l'historien, bien connu de l'école moderne allemande ; les illustrations s'y succèdent dans le môme ordre que dans la grande édition. Un certain nombre d'exemplaires ont été publiés avec une traduction française. La réputation de M. Menzel, comme peintre, a suffisamment grandi depuis quelque temps en France, auprès des artistes et auprès de ceux que l'art sincère et fort intéresse pour que l'éditeur ait pensé, avec raison, que les amateurs de notre pays ne resteraient pas indifférents à une publication de cette importance.
En effet, le sujet ne nous touche-t-il pas de près et l'histoire de Frédéric II n'est-elle pas intimement mêlée à notre histoire politique et littéraire du milieu du XVIIIe siècle? Les philosophes, les beaux esprits, toutes les personnalités éminentes de la France, avec lesquelles le roi de Prusse correspondait ou qu'il avait attirées à sa cour, les généraux de la guerre de Sept ans, les savants et les artistes de l'époque reviennent constamment sous le crayon de M. Menzel: Mme de Pompadour, Voltaire, d'Alembert, Bayle, d'Argens, J.-J. Rousseau, Fontenelle, Rollin, le maréchal de Saxe, et tant d'autres, et au milieu de cette foule la figure railleuse,sceptique, autoritaire et singulièrement puissante du « vieux Fritz ». C'est la restitution d'une époque où l'esprit et le goût français rayonnent sur toute l'Europe, et une restitution qui a le relief de la vie.
Dire le style, la vigueur, l'expression dramatique du dessin, l'observation juste et philosophique, le sentiment profond de l'histoire, la fantaisie humoristique, la satire âpre et souvent violente, l'incroyable variété des formes et surtout cette veine dans l'invention ou la mise en scène du sujet que personne ne possède aujourd'hui au même degré que M. Menzel, serait refaire le travail de critique de Duranty. Il faut feuilleter l'œuvre et la voir dans son développement. Toutes les compositions ne sont pas à la même hauteur, il est vrai, car c'est du Menzel déjà ancien; toutes du moins se tiennent et se relient dans une admirable unité. Dans beaucoup d'entre elles, l'artiste s'élève de la vignette au niveau de la peinture d'histoire; à chaque pas son imagination brise le moule et prend son vol dans les plus hautes régions de la pensée.
Nous eussions voulu en donner quelques-unes qui sont au nombre des créations les plus extraordinaires de l'auteur de la Cruche cassée et des planches de la Germania, de l'homme qui est aujourd'hui dans la plénitude de sa santé intellectuelle, de l'artiste qui vient de peindre cet admirable tableau de la Procession qui est exposé, à Paris, en ce moment, dans la salle de la rue de Sèze; malheureusement l'administration berlinoise a fixé elle-même les clichés qui pourraient être mis à notre disposition et ceux qui accompagnent ces lignes ne sont pas ceux que nous avions choisis.
LOUIS GONSE.