6. D'ALEMBERT AU MARQUIS D'ARGENS.
Paris, 22 décembre 1753.300-a
Je suis, monsieur, pénétré au delà de toute expression des marques de bonté dont S. M. me comble sans cesse; mon tendre et respectueux attachement, et ma reconnaissance, qui ne finira qu'avec ma vie, ne peuvent m'acquitter envers elle que bien faiblement; aussi ne doit-elle point douter du désir extrême que j'aurais d'aller lui témoigner des sentiments si vrais et si justes, supérieurs encore à mon admiration pour elle; heureux si, par ces sentiments et par ma conduite, je pouvais contribuer à effacer, à affaiblir du moins les idées désavantageuses qu'elle a conçues, avec justice, de quelques hommes de lettres de ma nation. Mais quand je n'aurais pas, monsieur, d'aussi puissantes raisons pour souhaiter avec empressement de faire ma cour à S. M., et d'aller mettre à ses pieds mes profonds respects, le désir seul de voir un monarque tel que lui serait pour moi un motif plus que suffisant. Je ne prétends pas faire valoir ce désir auprès de S. M.; il m'est commun avec tout ce qu'il y a en Europe de gens qui pensent; le commerce et l'entretien d'un prince aussi célèbre et aussi rare sont assurément le plus digne objet des voyages d'un philosophe. Je ne désire de vivre, monsieur, que dans l'espérance de jouir un jour de cet avantage; je ne désirerais d'être riche que pour en jouir souvent; et je n'ai d'autres regrets que de ne pouvoir accepter sur-le-champ les offres généreuses et pleines de bonté que S. M. veut bien me faire. Mais je me trouve arrêté par des liens qui m'obligent de différer un voyage aussi agréable et aussi flatteur. Ces liens, monsieur, sont les engagements que j'ai pris pour l'Encyclopédie, et qu'il ne m'est possible ni de rompre, ni de suspendre; l'ouvrage paraît attirer de plus en plus l'attention du public et même de l'Europe, et mérite par là tous nos soins. Les circonstances où nous nous sommes trouvés, et le désir de perfectionner ce dictionnaire le plus qu'il nous est possible, nous ont forcés de retarder la publication de chaque volume; mais nous devons au moins à nos engagements, à l'empressement et à la confiance de la nation, et aux avances considérables des libraires, de ne rien faire qui puisse ajouter de nouveaux obstacles à l'Encyclopédie. Dans cette position, monsieur, je vois avec beaucoup de peine que mon voyage et mon séjour à Berlin seraient nécessairement préjudiciables à cette grande entreprise. Les détails immenses de l'exécution demandent indispensablement la présence des deux éditeurs, et me per<301>mettent à peine de m'éloigner de Paris à de très-petites distances et pour quelques jours; s'il était possible, et si j'étais assez heureux pour que des événements que je ne puis prévoir me laissassent libre quelques mois, je profiterais avec ardeur de ce moment de loisir pour aller en faire hommage au Roi. Mais tout ce que je puis faire dans ma situation présente, c'est d'accélérer, autant qu'il sera en moi, l'édition de l'Encyclopédie, et surtout de ne prendre aucun nouvel engagement qui m'empêche de pouvoir allier un jour, et peut-être bientôt, mon plaisir et mon devoir. Le Roi seul est capable de me tirer de la retraite où je m'enfonce de plus en plus, et où je me trouve de jour en jour plus tranquille et plus heureux. Le bonheur que j'ai eu de me faire connaître de lui par mes ouvrages est la seule chose qui m'empêche de regretter l'obscurité; je ne veux plus sortir de ma solitude que pour lui, et pour dire ensuite en y rentrant : C'est maintenant, Seigneur, que vous laissez aller votre serviteur en paix.301-a Voilà, monsieur, dans la plus grande sincérité, quelles sont mes dispositions; puis-je me flatter que S. M. voudra bien en être touchée, et me conserver les bontés dont elle m'honore? Mon plus grand désir serait de pouvoir en profiter, et surtout de m'en rendre digne. Je crains qu'elle n'ait conçu de mes talents une opinion trop favorable; mais elle ne saurait être trop persuadée de mon attachement inviolable pour sa personne. Je m'exposerais volontiers au risque de la détromper sur mon esprit, pour l'assurer des sentiments de mon cœur, et pour mériter, du moins à cet égard, une estime aussi précieuse que la sienne, dont je suis infiniment plus jaloux que de ses bienfaits.
J'ai l'honneur d'être, etc.
P. S. J'aurai l'honneur de vous répondre incessamment sur les autres articles de votre lettre; celui dont il s'agit m'a paru mériter une réponse particulière.301-b
300-a La date de cette lettre, omise dans l'édition Pougens, t. I, p. 449, est tirée de l'édition Bastien, t. XIV, p. 297.
301-a Évangile selon saint Luc, chap. II, v. 29.
301-b Ce post-scriptum manque dans l'édition Bastien, t. XIV, p. 300.