200. AU MÊME.
Potsdam, 21 mai 1743.
Depuis quand, dites-moi,
Voltaire, Etes-vous donc dégénéré?
Chez un philosophe épuré
Quoi! la grâce efficace opère!
Par Mirepoix143-d endoctriné,
Et tout aspergé d'eau bénite,
Abattu d'un jeûne obstiné,
Allez-vous devenir ermite?
D'un ton saintement nasillard,
Et marmottant quelque prière,
En bâillant lisant le bréviaire,
On vous enrôle à Saint-Médard,
Avec indulgence plénière.
Je vois Newton, au haut des cieux,
Se disputant avec saint Pierre,
Auquel, en partage, des deux
Pourrait enfin tomber Voltaire.
Le saint, faisant une oraison,
Au lieu du compas de Newton
Vous offre une belle relique,
Vous éclaircit et vous explique
L'œuvre de la conception,
Tandis qu'au Parnasse Apollon
Se plaint, et voit avec grand'peine
Qu'on enlève au sacré vallon
L'élégance de votre veine,
Et que ce cygne harmonieux
Qui charmait les bords de la Seine
Profanera l'eau d'Hippocrène
Pour des prêtres audacieux.
Mais quel objet me frappe, ô dieux!
Locke à la main, désespérée,
Et de douleur tout éplorée,
Je vois la triste Châtelet;
Hélas! mon perfide me troque,
Dit-elle, et me plante là net,
Pour qui? pour Marie Alacoque!144-a
<128>C'est ce que je présume par la lettre que vous avez écrite à l'évêque de Sens, et sur ce que toutes les lettres mandent de Paris. Vous pouvez juger de ma surprise et de l'étonnement d'un esprit philosophique, lorsqu'il voit le ministre de la vérité plier les genoux devant l'idole de la superstition.
Les Midas mitrés triomphent, dans ce siècle, des Voltaire et des grands hommes. Mais c'est apparemment le siècle où les ignorants doivent en tous genres être préférés, en France, aux savants et aux habiles gens. O tempora! o mores!
Quarante savants perroquets,
Tour à tour maîtres et valets
De l'usage et de la grammaire,
Placés au Parnasse français,
Vous en ont donc exclu, Voltaire?
C'est sans doute par vanité.
Ce refus n'est pas ridicule;
Une aussi brillante clarté
Eût de leur faible crépuscule
Terni la frivole beauté.
Je crois que la France est le seul pays en Europe où les ânes145-a et les sots puissent à présent faire fortune. Je vous envoie l'Avant-propos de mes Mémoires; le reste n'est point ostensible.
Je ne vous écris point aussi souvent que je le voudrais; ne vous en prenez point à moi, mais à tant et tant d'occupations qui me partagent.
Adieu, cher Voltaire; ne m'oubliez point, malgré mon silence, et croyez que, sur le sujet de l'amitié, je ne pense pas moins à vous qu'autrefois.
143-d Boyer, ancien évêque de Mirepoix. Voyez t. XVII, p. 274.
144-a Voyez t. XXI, p. 407.
145-a Voltaire appelait son ennemi Boyer âne de Mirepoix, à cause de sa signature : Boyer, anc. évêque de Mirepoix, dans laquelle il feignait de prendre anc. pour âne.